À quelques exceptions près – tatouages, piercings, chirurgie élective – la pratique du design concerne les objets et les espaces, pas les gens. On peut transformer et améliorer son corps à coups de bonnes résolutions et de bonnes habitudes, mais l’idée de manipuler et de reconfigurer le système humain dans une optique design relève encore globalement du fantasme. Au mieux, quand on parle de designer sa vie, ce n’est que métaphoriquement. Mais pour les transhumanistes, l’idée de se designer soi-même est une question concrète – et imminente. Pour Zoltan Istvan, fondateur du Parti Transhumaniste et candidat de ce dernier pour les élections présidentielles américaines de 2016, c’est aussi une question politique.
Transhumanisme
À première vue, Istvan ne semble pas radicalement différent de la majorité des candidats. D’origine hongro-américaine, il est issu de l’Ivy League et a suivi un cursus de philosophie et d’études religieuses à l’université de Columbia. Ancien pratiquant de sports extrêmes (on lui attribue l’invention et la popularisation du volcano boarding, un sport aussi dangereux que son nom l’indique), c’est également un brillant homme d’affaires et un mari heureux, père de deux filles. À 41 ans, Istvan serait, s’il était élu, le plus jeune président de l’histoire. Mais s’il parvient à faire entrer le transhumanisme dans le discours politique traditionnel, son âge sera l’aspect le moins remarquable de sa candidature. Si on pose la question dans la rue, la plupart des gens ne savent pas ce qu’est le « transhumanisme ». Mais tout le monde sait à quoi cela ressemble, car les rêves des transhumanistes sortent tout droit de la science-fiction : prolonger indéfiniment notre durée de vie, améliorer nos sens et en ajouter de nouveaux, voire télécharger notre esprit dans un ordinateur afin d’y vivre pour toujours. Bien sûr, en un sens, le transhumanisme est déjà parmi nous en pratique. Qu’il s’agisse du rythme toujours plus rapide avec lequel la technologie gagne en vitesse et en puissance, ou de la facilité inquiétante avec laquelle ces nouveaux gadgets deviennent une partie intime de nous-mêmes, c’est même un phénomène très réel. Suffisamment réel en tout cas pour avoir amené la Brookings Institution à publier un rapport sur notre avenir en tant que cyborgs, et sur ce que cette connectivité intime et omniprésente implique pour la loi et les politiques publiques. Pour certains, ce n’est même plus le futur : ceux qui ont un pacemaker, par exemple, sont déjà à moitié machine (quoique de façon peut-être trop prosaïque pour relever de la science-fiction).
Il existe également des exemples plus impressionnants : l’artiste Neal Harbisson, né daltonien, est connu pour s’être fait implanter dans le crâne un appareil qui transforme la lumière visible en fréquences audibles, lui permettant d’entendre « une symphonie de couleurs ». Aussi remarquable qu’elle soit, la prothèse de Harbisson peut également faire de lui une cible. En 2012, l’artiste a été arrêté à Barcelone, et sa prothèse qui le fait ressembler à un poisson-pêcheur a été endommagée lorsque la police a cru par erreur qu’il était en train de filmer les manifestations. Dans le monde d’aujourd’hui, Harbisson est une anomalie. Mais dans le futur imaginé par les transhumanistes, de telles augmentations ne seraient absolument pas inhabituelles. Elles ne seraient pas non plus réservées aux personnes compensant ce qui est perçu comme une limite, comme par exemple le daltonisme. Pourquoi pas une prothèse qui permettrait de voir l’infrarouge ou l’ultraviolet ? Ou des mains artificielles qui permettraient à quelqu’un d’escalader une surface à-pic aussi facilement qu’un gecko court sur un mur ? Dans la pensée transhumaniste, rien ne doit être écarté : la biologie humaine n’est qu’un point de départ, et les seules limites sont celles qu’impose la technologie. Mais pour Istvan, toutes les préoccupations d’un programme politique transhumaniste peuvent se résumer à trois priorités principales. Comme il le dit lui-même :
Faire tout ce qui est en notre pouvoir pour donner aux incroyables scientifiques et technologues américains les ressources nécessaires pour vaincre la mort et le vieillissement humain dans les quinze ou vingt prochaines années – un objectif atteignable d’après un nombre croissant de scientifiques renommés.
Créer en Amérique une culture qui accepte que l’adoption et la production de science et de technologies radicalement nouvelles sont dans l’intérêt du pays et de l’espèce.
Créer des barrières et des programmes nationaux et mondiaux protégeant les gens face aux abus technologiques et autres périls planétaires auxquels nous pourrions faire face durant la transition vers l’ère transhumaniste.
Istvan a présenté ces objectifs dans une chronique d’octobre 2014 pour le Huffington Post, magazine auquel il contribue régulièrement, tout comme Psychology Today et le blog Motherboard, de VICE. Il a également été reporter pour National Geographic, et a été publié dans un certain nombre d’autres médias dont Slate et le San Francisco Chronicle. Istvan a été interviewé par John Stossel et Joe Rogan, et ses idées ont été étudiées dans un épisode d’Inside Man, la série de Morgan Spurlock sur CNN. Compte tenu du CV d’Istvan, il est difficile de le considérer comme un simple cinglé à ignorer. Bien qu’il ne s’attende pas à être élu en 2016, ni même à obtenir un résultat correct, il espère que sa campagne fera entrer dans la discussion politique des idées transhumanistes comme l’extension de la durée de vie humaine et l’éradication systématique des maladies. Récemment, j’ai eu la chance de parler à Istvan sur Skype au sujet de ses ambitions présidentielles. Ce qui suit est un dialogue ayant été condensé et révisé par souci de concision et de clarté.
Premiers pas en politique
Pourquoi avez-vous décidé de vous présenter maintenant aux élections présidentielles, sur la liste du Parti Transhumaniste ?
Le mouvement transhumaniste existe depuis trente ans, mais il n’a vraiment commencé à susciter l’intérêt que ces dernières années. Et je ne veux pas me mettre en avant, mais je suis le premier membre du mouvement à pouvoir tenir une chronique de portée nationale. J’ai trois chroniques nationales et en conséquence, le transhumanisme a été plus présent que jamais dans nos médias. Et ce presque toujours dans des articles enthousiastes à ce sujet. Auparavant, la plupart des articles étaient sceptiques. Ce qui est tout à fait normal – c’est le métier d’un journaliste. Mais avoir quelqu’un qui fait la promotion du transhumanisme, c’est nouveau. Ce qui s’est passé ces dernières années, c’est que le mouvement a changé. Le transhumanisme n’a jamais eu de composante politique, principalement parce que beaucoup des scientifiques et des ingénieurs qui soutiennent le mouvement ne sont pas amateurs de politique. Ce n’est tout simplement pas leur truc. J’ai donc décidé de prendre la responsabilité de former le Parti Transhumaniste. Au début de l’année, il me semble que quinze autres partis transhumanistes nationaux ont été créés. Le Royaume-Uni en a un, il y en a un qui se crée en Allemagne, et un autre en Inde. On en a déjà un en Slovaquie, et un autre se développe en Australie. C’est incroyable. Tout le monde dit qu’il est temps de faire entrer le mouvement en politique. Et les médias ont montré un énorme intérêt pour ce qui différencierait un président sensible à la question du transhumanisme d’un politicien normal.
À quoi ressemble le processus d’enregistrement du parti ?
Créer un parti politique est relativement facile en Amérique, créer le Parti Transhumaniste a donc été techniquement assez simple et rapide. Plusieurs membres ont participé, nous avons eu une conversation sur notre politique et nos objectifs, puis nous les avons votés. Ce qui est difficile dans un parti politique, en revanche, c’est de lui donner un élan, et de faire en sorte que votre communauté et ceux qui vous soutiennent y adhèrent. Le Parti Transhumaniste semble grandir de jour en jour et de plus en plus de gens lui montrent leur soutien. Ce qui nous a aidés, c’est que j’avais déjà mis en place la plupart de l’infrastructure, les réseaux sociaux, ainsi qu’un site web désormais remis à neuf. D’après moi, le plus difficile est de mettre sur pied une campagne présidentielle qui puisse vraiment marcher. Cela a demandé des centaines d’heures de recherche, de sensibilisation, d’organisation et de réflexion stratégique. Organiser des événements, chercher des dons et impliquer les gens sur la base du volontariat, c’est un travail difficile.
Je dirais qu’il y a environ 150 000 en Amérique.
Gabriel Rothblatt vient juste d’accepter d’être conseiller du parti et de ma campagne. Je trouve que c’est une excellente nouvelle étant donné qu’il vient de se présenter au Congrès sur la liste Démocrate, et qu’il connaît les tenants et les aboutissants d’une campagne. C’est également le fils de la légendaire entrepreneure transhumaniste Martine Rothblatt.
Comment comptez-vous financer votre campagne ?
C’est une question difficile. Pour le moment, je finance presque tous les aspects de ma campagne moi-même, et cela coûte à ma femme et à ma famille. Comme beaucoup d’autres gens, nous avons un emprunt, des factures et des enfants à soutenir. Cependant, dans les prochains mois, je vais solliciter un soutien financier auprès de ma communauté, de mes amis et de ceux qui me soutiennent, et organiser des événements pour obtenir des dons. Un certain nombre de personnes ont manifesté leur volonté de m’aider. Le financement est un point essentiel de ma campagne, si cette dernière doit être une partie importante du débat politique national.
D’après vous, quel soutien une politique explicitement transhumaniste serait-elle susceptible d’obtenir aux États-Unis ?
Il est très difficile de dire combien de transhumanistes il y a exactement, mais je dirais qu’ils sont environ 150 000 en Amérique. Mais il me semble que notre communauté pourrait rassembler plusieurs millions de personnes. Je ne sais pas combien de gens diraient exactement « je suis transhumaniste », mais l’idée est là. Beaucoup de gens diront : « J’aimerais utiliser la science et la technologie pour transformer mon corps, transformer ma vie et transformer d’autres choses qui se passent ailleurs dans le monde. »
Quel est le but de votre campagne ?
Bien sûr, comme vous le savez si vous m’avez lu, il n’y a aucune chance que je gagne. Je ne vais même pas prétendre essayer d’accepter les votes de qui que ce soit – il est assez complexe de parvenir à être sur les bulletins de vote de tous les États et de faire tout ce qui est nécessaire. Mais il est très probable que je sois impliqué dans des discussions aux plus hauts échelons de la politique pour… hé bien pour leur expliquer les drôles de questions que je soulève ! Faut-il réfléchir à l’ingénierie génétique et en parler dans nos campagnes, par exemple ? Avec un peu de chance, je vais entrer en contact avec Hillary Clinton. Quant à Al Gore, c’est un transhumaniste qui s’ignore depuis au moins dix ans. On a pu observer une certaine implication, en particulier dans les partis libéraux, ainsi qu’un intérêt pour ce que la technologie fait et pour la façon dont elle pourrait aider en politique. Qu’est-ce qu’Hillary Clinton pense des utérus artificiels, par exemple, ou des bébés sur mesure ? Et que dire du contrôle exercé par l’armée sur l’intelligence artificielle, cette technologie susceptible de créer une chose cent fois plus intelligente que l’homme ? Ce ne sont pas des choses dont veulent parler Hillary ou n’importe quel autre candidat, mais il y a de bonnes chances pour que si la presse en parle suffisamment, ils soient forcés de s’y intéresser. Notre idée, c’est que peut-être qu’en 2020, ou en 2024, le Parti Transhumaniste pourrait devenir une entité plus importante qu’il ne l’est maintenant – une nouvelle start-up, d’une certaine façon.
Il s’agit donc de déplacer la discussion, et de faire passer certaines des idées et préoccupations transhumanistes des marges vers le grand public, vers son écran de télévision.
Absolument. Et je ne veux pas dénigrer ma propre campagne – on me dit toujours : « Ne dis pas que tu vas perdre » –, mais j’essaie d’être réaliste. Notre moment viendra peut-être dans quatre ou dans huit ans. Mais ce qu’on peut concrètement faire ce coup-ci, c’est rendre la discussion publique. Je crois que je peux faire partie de certains débats, en particulier avec d’autres partis mineurs, et que notre parole soit suffisamment forte pour faire mouche et amener les gens à se dire : « On veut éviter ces sujets parce qu’ils sont très controversés. Cependant, le moment est probablement venu d’en parler puisque après tout, l’Amérique arrivera rapidement à l’ère transhumaniste. » Vous le voyez bien, nous avons déjà des cœurs robotiques, des yeux bioniques, des audioprothèses, toutes ces inventions. Cela existe déjà, il s’agit juste de savoir quand on va commencer à mettre les choses en place, comment l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux va les gérer, et comment la culture américaine va se décider à se demander : « Wow, si c’est effectivement mieux qu’un bras humain, est-ce que dans dix ans je vais avoir envie d’avoir un bras robotique ? »
Et qu’est-ce que vous dites à quelqu’un qui n’a jamais été exposé à ces idées, à part peut-être dans Terminator ?
Hé bien en résumé, le pitch, même s’il est peut-être encore un peu fou, c’est que l’idée principale des transhumanistes est d’essayer de vaincre la mort. Ils essaient d’éliminer le cancer, ils essaient d’éliminer la maladie, et grosso modo d’éliminer les problèmes de santé qui nous touchent tous, et emportent nos proches. L’objectif principal du Parti Transhumaniste est donc de rediriger l’argent alloué à la défense – vous savez, ces 20 % du budget national qu’on dépense en guerres et en bombes – et d’en investir une grande partie, au moins un peu, dans la science qui s’occupe de prolonger notre durée de vie. Pourquoi faire la guerre à l’Afghanistan quand on pourrait faire la guerre au cancer, ou aux maladies cardiovasculaires ? Environ un tiers des Américains meurent de maladies cardiovasculaires. Il faut éradiquer ça ! C’est là que la guerre devrait avoir lieu. Et c’est donc ça, mon idée : le Parti Transhumaniste va faire tout ce qui est en son pouvoir pour réinvestir les ressources et l’intellect de ce pays dans un combat contre ce qui affecte notre santé, et pas dans des guerres lointaines. Les États-Unis peuvent devenir le moteur de la biotechnologie dans le monde, et mettre un terme à beaucoup de souffrances, et de souffrances inutiles dans le cas de la maladie, si seulement on y alloue nos ressources. On ne va nulle part en dépensant de l’argent dans des bombes à fragmentations dernier cri. Il faut dépenser cet argent dans la science, le donner aux scientifiques.
Le pouvoir de la science
Cela rappelle ce que beaucoup de vulgarisateurs scientifiques, comme Neil DeGrasse Tyson, disent au sujet de l’exploration spatiale, etc. Mais l’espace a fini par lasser : les objectifs semblent tellement lointains… L’idée de vaincre la mort pourrait peut-être mieux capter l’imagination.
Oui, et nous sommes complètement pro-industrie spatiale, nous l’adorons, mais vous avez tout à fait raison : c’est hors de portée de la plupart des gens. Mais je la soutiens absolument, en particulier l’industrie spatiale privée, et j’adorerais pouvoir leur donner plus de financements. Cependant, nos véritables objectifs sont de travailler sur le bien-être des citoyens américains et de réaliser qu’on a dépensé énormément dans des choses si lointaines, alors qu’on devrait dépenser pour la santé. Et encore une fois, il ne s’agit pas juste de vaincre la mort, il s’agit de stopper le vieillissement, et au final d’en inverser le processus. Certains y sont arrivés en partie, et ont réussi à inverser le vieillissement des organes en particulier chez la souris et chez d’autres animaux. Il suffit simplement d’accélérer tout ça, de mettre le turbo, de dépenser bien plus d’argent – cent fois plus d’argent –, et on obtiendra potentiellement au moins dix fois plus de résultats. Je pense que, très clairement, comme je l’ai déjà dit, si l’on dépense mille milliards de dollars en recherches sur l’extension de la durée de vie, on triomphera de la mortalité humaine dans les dix ans. C’est une question de chiffres, en fait. Il y a si peu d’argent alloué à ce domaine à l’heure actuelle… Le NIH ne donne que quelques milliards, qui sont essentiellement destinés à la maladie d’Alzheimer et ce genre de choses. Mais si on leur donne vraiment des sommes considérables, même si on ne met qu’un cinquième de ce qu’on a mis dans la guerre en Irak, on pourrait probablement vaincre la mort. Et ce n’est pas moi qui le dis. C’est ce qu’affirment des experts et des gérontologues. Ce sont eux qui pâtissent du manque de fonds – ils gèrent des budgets de plusieurs millions, au lieu de budgets de plusieurs milliards dont disposent la plupart des industries d’Amérique.
L’autre aspect de notre programme est que le Parti Transhumaniste essaie de nous protéger de risques existentiels. Je pense qu’il y a beaucoup de politiciens qui ne veulent pas débattre du risque qu’un astéroïde frappe notre planète, qu’une intelligence artificielle échappe à notre contrôle ou qu’un virus comme Ebola prenne le dessus. Le Parti Transhumaniste veut examiner les risques réels, et allouer les ressources nécessaires pour faire en sorte que l’humanité ne soit pas éradiquée par quelque chose d’idiot et de mineur dont on aurait pu s’occuper en amont. C’est assez triste de se dire qu’Ebola existe encore, trente ou quarante ans après, alors que ça ne demanderait probablement que 100 millions de dollars pour éradiquer la maladie. Voilà une chose dont le Parti Transhumaniste s’occuperait activement, en prenant une maladie à la fois et en les neutralisant consciencieusement, une par an. J’aime beaucoup l’approche de Bill Gates, la façon dont il s’attaque à la malaria. Quand on regarde les chiffres, on se rend compte qu’un nombre incroyable de gens meurent de la malaria chaque année dans le monde. Et c’est exactement ce que le Parti Transhumaniste voudrait faire. Prendre une maladie à la fois, s’y attaquer, et l’annihiler.
Beaucoup de gens craignent un risque existentiel venant des transhumanistes. Ces gens qui s’améliorent et qui deviennent peut-être davantage que des humains normaux, ou biologiquement normaux. Comment répondriez-vous à ces peurs ?
Je pense que ces peurs sont très naturelles, et qu’il est impératif d’y prêter attention. On me pose constamment deux questions. La première : « Vous voulez trouver une solution à la mortalité humaine, mais cela rend le problème de la surpopulation sur Terre encore plus grave, alors comment vous gérez ça ? » La seconde : « Comment éviter que l’élite, les gens les plus riches du monde, se saisissent de ces technologies et nous laissent sur le bas-côté ? » Et j’ai écrit des articles sur chacun de ces sujets parce qu’ils me semblent tous deux essentiels.
Je commencerai par l’élite. Vous savez, la nouvelle génération d’élites, les Elon Musk, les Mark Zuckerberg, les Bill Gates – ce ne sont pas ces élites qui permettraient qu’un écart important se creuse, que les plus riches aient accès à ces nouvelles technologies transhumanistes et que les pauvres n’y aient pas accès. D’abord, ils ont tous une tendance assez libérale – tout comme Google –, aussi je pense que leur politique sera de faire en sorte que tout soit aussi répandu et aussi efficace que possible, et même aussi gratuit que possible à l’époque du numérique. J’ai plus confiance en l’avenir que d’autres qui se rappellent des grands barons du XXe siècle – les familles de l’acier et autres, qui avaient une vision très darwinienne de l’existence. Je ne crois pas que l’avenir sera darwinien. Il me semble que cette nouvelle vague va faire en sorte que la situation reste stable, et essayer de tirer les plus démunis de la pauvreté. Si on observe les rapports publiés par les Nations Unies en 2013 et en 2014, tous disent que la pauvreté recule, que la durée de vie augmente, que la santé et le bien-être progressent, et ce dans le monde entier. Pas juste dans les pays les plus riches, mais en particulier dans le tiers-monde. C’est en gros ce qui se passe en Chine. Il y a une tonne de gens qui quittent leurs champs et vont à la ville. Et même si de notre point de vue ce n’est peut-être pas la vie idéale, ils passent des classes populaires à une vie de classe moyenne, et ont maintenant accès à un luxe qui aurait semblé inaccessible à leurs grands-parents. Ce genre de progrès a lieu dans le monde entier, et il a lieu grâce à la science et à la technologie. Je crois que, dans notre système capitaliste, les gens vont probablement continuer à devenir plus généreux. Ils voudront que les plus pauvres aient accès à ces technologies, plus que par le passé. C’est dans l’intérêt d’une société capitaliste que tout le monde achète ces choses et que tout le monde y ait accès. J’ai donc absolument foi dans le fait que nous arrivons à une époque de plus grande égalité, rendue possible par la nature même de la technologie. La valeur d’une chose baisse inévitablement – c’est pour cela qu’on trouve des téléphones portables dans des huttes de terre en Afrique. Tout le monde a accès à cette technologie incroyable, et va continuer à y avoir accès.
Et au sujet de la surpopulation et de l’environnement ?
Le Parti Transhumaniste est très pro-environnement. Nous croyons au réchauffement climatique, en tout cas j’y crois, et en tant que chef du parti – je sais que certains transhumanistes de droite n’y croient pas et voudraient nier son existence –, je crois complètement au changement climatique et je pense que l’humanité en est responsable. Ceci étant dit, cela ne veut pas dire que nous voulons empêcher le monde d’avancer, cela signifie seulement que nous sommes conscients des problèmes existants. Mais ce sur quoi on voudrait se focaliser, c’est dédier beaucoup d’argent et beaucoup de ressources – c’est encore une fois la politique du Parti Transhumaniste – à des solutions technologiques qui pourraient résoudre nos problèmes environnementaux. Adopter cette approche, plutôt que d’imposer des restrictions énormes aux entreprises ou aux personnes pour modifier leur comportement. Malheureusement, beaucoup de ces restrictions sont déployées si lentement qu’elles ne sont pas aussi efficaces qu’on le souhaiterait. Souvent, le plus efficace est de mettre de l’argent dans des types de technologie qui pourraient régler le problème.
Il est possible que nous vivions virtuellement d’ici cinquante ans – voire peut-être d’ici dix ou quinze ans.
Et on le voit bien. Il y a quelques années on entendait : « Ah, les panneaux solaires ne seront jamais assez efficaces. » Ces derniers mois, on lit partout dans les médias que les panneaux solaires deviennent plus efficaces et plus rentables. Et on voit également que les compagnies pétrolières sont très inquiètes à l’idée que les énergies solaires et éoliennes puissent devenir les sources d’énergies principales d’ici vingt à vingt-cinq ans. C’est un problème énorme pour l’industrie du pétrole. L’idée, c’est que des solutions technologiques peuvent résoudre la question environnementale. Et il faut qu’on dépense davantage dans la géo-ingénierie et dans des idées similaires, qui nous permettraient de remodeler la planète pour réparer un peu des dommages que nous avons causés. C’est cela, la perspective transhumaniste : essayer d’impliquer les scientifiques et les ingénieurs dans la résolution de nos problèmes environnementaux, leur donner concrètement les fonds et les plateformes dont ils ont besoin, en faire une industrie réellement importante avec l’espoir de faire revenir l’atmosphère et l’environnement de la Terre à leur état originel. Nous voulons d’une Terre en parfait état sur laquelle les transhumanistes pourront évoluer et continuer à vivre. Dans cinquante ans, on aura probablement des intelligences artificielles et on pourra probablement télécharger son esprit. On a déjà prouvé que la télépathie était possible, l’année dernière. Il est possible – c’est un peu optimiste, aussi n’en avons-nous pas fait un point stratégique, mais cela vaut le coup d’en parler – que nous vivions virtuellement d’ici cinquante ans, voire peut-être d’ici dix ou quinze ans. C’est la raison pour laquelle Facebook a racheté l’Oculus Rift. Qu’est-ce qui se passe si même un faible pourcentage de la population disparaît dans des serveurs ? Nous avons déjà la biostase, grâce à laquelle des personnes ayant été blessées par balles peuvent subsister quatre heures, mortes. Ils font des essais là-dessus à l’hôpital de l’université de Pittsburgh. Voilà ce qui se passe aujourd’hui ; qu’est-ce que ce sera dans dix ans ? On peut conserver quelqu’un dans la glace pendant peut-être deux ou trois jours. D’ici vingt ou trente ans, on pourra conserver quelqu’un indéfiniment. La technologie évolue si rapidement que certaines solutions inattendues à nos problèmes environnementaux viendront peut-être de la façon dont on adoptera la réalité virtuelle, le téléchargement de l’esprit ou le voyage spatial.
Mais je doute que même le voyage spatial puisse changer la dynamique dans l’avenir proche, parce qu’il ne concerne que très peu de gens. La réalité virtuelle et le téléchargement de l’esprit sont des cas différents. J’imagine très bien toute une jeune génération se disant : « Hey, je veux passer la plupart de ma vie dans une réalité virtuelle. » Cela veut dire que mon corps n’a pas vraiment besoin d’être actif dans le monde. Encore une fois, on parle de tout cela avec cinquante ans d’avance, mais cela vaut le coup d’y réfléchir et on en parle parfois, car beaucoup d’ingénieurs transhumanistes considèrent le téléchargement de l’esprit comme la clef qui leur permettra de prolonger indéfiniment leur durée de vie. Nous avons donc des gens comme Raymond Kurzweil qui passent littéralement tout leur temps à travailler là-dessus.
Briser les frontières
Une des choses dont je voulais vous parler et qu’on ne voit pas beaucoup dans les articles sur le transhumanisme, ce sont ces critiques qui existent et sous-entendent que le transhumanisme serait raciste.
Comme dans tout mouvement, il y a toujours des factions qui vont faire la une et, je dirais, donner mauvaise presse au mouvement dans son ensemble. Mais rien qu’aujourd’hui, j’ai publié un article pro-LGBT, et le fait est que le transhumanisme doit probablement être le mouvement le moins raciste et le moins intolérant de la planète. Pas de couleur, pas de genre – on parle de gens qui pourraient tout à fait devenir des poissons, quand même ! Les gens de ma communauté disent ne pas avoir de genre, ou tant les mélanger qu’il n’en reste rien, avec la perspective d’aller et venir d’un genre à l’autre, d’une ethnie ou d’une culture à l’autre grâce aux manipulations génétiques dans le futur. Je suis absolument opposé à toute forme de racisme ou d’intolérance en ce qui concerne le transhumanisme. Vous savez, la plus belle chose à propos du transhumanisme, et ce qui m’y a amené comme des milliers d’autres personnes, c’est qu’il ne vous juge pas. Parce que rien n’y est permanent. Il n’y a pas de religion permanente, il n’y a pas de corps permanent, il n’y a même pas de moi permanent. Nous sommes constamment en train de changer, de nous modifier, d’évoluer et de devenir de nouveaux types d’êtres. Ou en tout cas nous espérons le faire.
Malheureusement, ce genre de personnes existe, et je ne leur permets certainement pas de contribuer au parti ; et je refuse que ces idées figurent dans mes écrits et mes articles personnels, ou dans le parti lui-même, car le plus beau et le plus important pour le Parti Transhumaniste, c’est que tout et tout le monde y a sa place. Personne ne dit non plus que nous allons tous aboutir à un même résultat, un même idéal. Car notre idée est justement que nous pouvons tous devenir des entités différentes, plus tard dans notre vie. Il s’agit d’une idée qui dépasse la couleur de peau, la religion, l’ethnicité, le genre, et tout ce qui a pu causer des problèmes liés aux droits civiques par le passé.
Vous avez mentionné plus tôt qu’un Parti Transhumaniste national se développe en Inde, cela indique peut-être que le mouvement se diversifie ?
Oui, je fais d’ailleurs aussi partie du conseil de l’India Future Society. Ils font du très bon travail, et j’en ai parlé dans certains de mes articles. Il n’y a pas de frontières dans ce mouvement. Je dirais que la seule frontière, c’est celle qui fait que si vous êtes intolérant, vous n’avez rien à faire ici, car le transhumanisme est la philosophie la plus ouverte que je puisse imaginer, et c’est ce qui attire tant de gens.
Une autre critique que j’aimerais émettre, c’est que votre roman The Transhumanist Wager suit un protagoniste souvent impitoyable et dictatorial dans sa poursuite des objectifs transhumanistes. Vous avez évoqué être inquiet à l’idée qu’on puisse associer ses actions et ses perspectives à vous et votre campagne.
Je suis clairement inquiet à l’idée que mon livre me pose des soucis en tant qu’homme politique, surtout parce qu’il défend un certain type de philosophie derrière laquelle existe tout un système idéologique. J’ai fait des efforts pour dire publiquement qu’il y avait de grandes différences entre le protagoniste, Jethro Knights, et moi-même – à la fois philosophiquement et dans la façon dont nous traitons les gens. Je tiens beaucoup plus que lui aux gens et à la démocratie ! D’un autre côté, j’essaie de rappeler à mes lecteurs que les actions de Jethro Knights ont lieu en temps de guerre. La morale change au gré des circonstances. La citation la plus importante du livre est d’ailleurs peut-être : « La morale est définie et décidée par le temps qu’il nous reste à vivre. » Les actions extrêmes de Jethro devraient être vues à la lumière de ces circonstances : on essaie constamment de le tuer, et des extrémistes religieux rendent le progrès transhumaniste et les recherches sur l’allongement de la durée de vie impossible en Amérique et par le monde.
Aviez-vous des aspirations politiques lorsque vous écriviez ce livre ?
J’avais en effet des ambitions politiques en écrivant ce livre. Elles n’étaient pas définies au point de dire que j’étais sûr de me présenter aux élections présidentielles. Mais je pensais clairement que c’était une possibilité, puisque je crois politiquement possible de faire du monde un endroit meilleur, et de donner aux gens des vies meilleures, bien plus saines et bien plus longues.
Traduit par Clément Martin d’après l’article « The Transhumanist Who Would Be President », paru dans re:form. Couverture : Zoltan Istvan. Création graphique par Ulyces.