On pourrait les appeler « les discrets ». Derrière leurs bureaux, l’humilité de leur posture et leur apparente timidité forcent un certain respect, quoique leur abord ne soit pas toujours facile. Pourtant, ils commencent à faire du bruit. Eux, ce sont les directeurs de salles indépendantes parisiennes, les exploitants indépendants passionnés, qui tiennent leur cinéma avec un amour d’orfèvre et avec ténacité face aux tentacules des grands groupes. Ils reçoivent dans leurs bureaux, à l’étage des cinémas dont ils sont les directeurs ou les gérants, ou dans un immeuble non loin. Ou bien l’entretien se fait dans la rue, à deux cents à l’heure, sous le soleil parisien, parce qu’ils doivent tout faire eux-mêmes et que leur temps est précieux. Sur les murs de leurs cinémas ou dans leurs bureaux, tout autour d’eux, des plannings et des affiches s’amoncellent. L’idée reçue d’un monde du cinéma faisant bombance tous les soirs dans les bars branchés parisiens ne traverse pas l’esprit de celui qui vient rendre visite à ces propriétaires de salles. Les murs de ces établissements imposants, véritables bijoux de quartiers, qui connaissent leurs habitués, sont pourtant plus fragiles qu’ils n’en ont l’air. Le Max Linder et son écran géant qui engloutit le spectateur, le Louxor et son décor néo-égyptien, pour n’en citer que deux des plus prestigieux, dissimulent un équilibre financier perpétuellement incertain, comme reposant sur des sables mouvants.
À la carte
Cela pourrait commencer comme du Rostand : « Nous, les petits, les obscurs… » Les mots sont différents et pourtant la passion n’en est pas moins là, dès l’instant où la glace est brisée. Ils sont peut-être moins grands que certains, mais ils comptent se faire entendre. Ces directeurs de salles ne sont pas exactement en colère, mais ils sont inquiets, pour des raisons bien précises. En France, l’exploitation cinématographique est maintenant presque entièrement régentée par un « objet rectangulaire », loin des trois cent vingt pages brochées chères à Truffaut, mais qui prend la froideur du plastique, et qui vient se glisser dans la fente d’une machine noire, d’où ressort, comme par magie et avec une petite musique, une place en papier. Vite achetée et vite jetée, dans le même geste que le sachet vide, en plastique lui aussi, des bonbons achetés au cinéma.
Le Louxor en 1930
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UGC et, dans une moindre mesure, Gaumont Pathé, seraient-ils donc l’ennemi à abattre ?
Dans certains quartiers, il y a souvent des conflits entre les cinémas sur les films très demandés. L’AFCAE (l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai) accompagne les indépendants lorsqu’ils décident de faire appel au Médiateur du Cinéma, surtout lorsque les circuits se positionnent sur des films de la catégorie Art et Essai. Des procédures de conciliation entre les parties concernées sont ensuite enclenchées. En plus d’organiser de nombreuses rencontres qui favorisent les projections de films d’Art et Essai, l’AFCAE s’engage également auprès des salles indépendantes devant la Commission Nationale d’Aménagement Cinématographique lorsque les cinémas indépendants contestent un projet qui les menacerait, comme la construction d’un multiplexe. En 2012 notamment, le projet de construction d’un multiplexe Gaumont Pathé sur la place d’Italie avait fait l’objet d’une contestation de la part des cinémas indépendants, que l’AFCAE avait soutenus. Le projet a depuis été abandonné pour d’autres raisons. L’exploitation parisienne s’avère donc compliquée, et la situation des cinémas indépendants se retrouve d’autant plus floue. Comment programmer un film d’auteur si le cinéma UGC du même quartier le réclame également et bénéficie des bonnes grâces du distributeur ? À ce problème d’accès aux films s’ajoute celui de la carte illimitée UGC, qui revient dans tous les discours – davantage que la carte Le Pass, de Gaumont, moins prisé par les parisiens. Les cartes illimitées font perdre de l’argent, mais elles sont incontournables. « On accepte les cartes parce qu’on a pas vraiment le choix, mais on constate que la carte UGC nous fait perdre beaucoup d’argent car on n’est pas remboursé suffisamment. La valeur nominale du billet est de 4,77 € et après les commissions et tout un certain nombre de déductions, UGC ne nous rembourse pas sur 4,77 € mais sur une base beaucoup plus faible, d’où résulte une perte d’exploitation importante. À l’heure actuelle, on perd de l’argent, mais si on n’acceptait pas la carte, on perdrait des entrées. Donc on est coincé, un peu en otage entre deux situations », déplore Claudine Cornillat, directrice associée du Max Linder Panorama. Le Max Linder, cinéma adoré des cinéphiles et salle mythique parisienne située sur le boulevard Poissonnière, dont le mono écran de 16 m sur 6,70 m permet des conditions de projection idéales, n’est pas loin d’être menacé et doit souvent être privatisé pour assurer ses revenus. Les conditions d’exploitation sont difficiles, les subventions de l’État sont incertaines d’une année à l’autre (l’obtention du classement « Art et Essai » permet de bénéficier d’une certaine somme d’argent, mais ce classement est remis en cause régulièrement pour certains cinémas), et la concurrence avec les grands circuits se complique avec le temps.
Une logique d’équilibre
UGC et, dans une moindre mesure, Gaumont Pathé, seraient-ils donc l’ennemi à abattre ? Il n’est pourtant pas question pour les salles indépendantes de faire concurrence aux circuits, beaucoup plus puissants qu’eux, et qui se situent dans une logique différente. Arnaud Boufassa, directeur du Cinéma des Cinéastes, explique : « Les groupes sont dans une politique de profit, et nous sommes dans une politique d’équilibre. » Ce cinéma est différent des autres en ce qu’il appartient à l’ARP (société civile des Auteurs Réalisateurs Producteurs), mais il obéit aux mêmes contraintes économiques que les autres cinémas indépendants parisiens. Situé avenue de Clichy, presque exactement en face du Pathé Wepler, le Cinéma des Cinéastes propose des films d’auteurs et de nombreuses animations. Lieu privilégié de rencontres entre les cinéastes et le public, salle « test » permettant à l’ARP d’évaluer les nouvelles technologies et de prendre la température de l’exploitation cinématographique en France, le Cinéma des Cinéastes n’échappe pas à la problématique de la carte UGC. « La carte UGC pose un vrai problème parce qu’on a de plus en plus d’encartés. Plus on a d’encartés, plus notre prix moyen baisse », poursuit Arnaud Boufassa. « Le marché national est plutôt à la baisse sur la fréquentation, donc il y a certaines salles qui accusent cette baisse de fréquentation, mais qui ont tout de même une proportion d’encartés de plus en plus importante, ce qui rend les choses encore plus catastrophiques, c’est la double peine. » Accepter la carte UGC se traduit par une perte d’argent que les salles indépendantes ne peuvent pas équilibrer en augmentant leurs tarifs normaux sans risquer de perdre leurs autres spectateurs, sans que ces derniers, hérissés par les prix qui augmentent, décident à leur tour de prendre la carte… Le cercle vicieux se dessine clairement. Il faut pourtant noter que les réseaux UGC, Pathé et Gaumont participent eux aussi à l’économie du cinéma en France, puisque le CNC redistribue l’argent des entrées en attribuant les aides automatiques, ce que reconnaît bien volontiers Arnaud Boufassa : « Il ne faut pas oublier que dans le cinéma, il y a aussi des vases communicants. L’argent qu’ils génèrent, nous en bénéficions à un moment donné à travers le soutien automatique. Il n’est surtout pas question de se dire : « Ce cinéma-là, on n’en veut plus. » Ce serait une erreur. Le CNC redistribue l’argent avec les aides à la production, à la distribution, à l’exploitation. Donc l’argent qui est généré par les groupes nous apporte quelque chose. » Une loi a pourtant été votée en 2001 qui vise à réguler l’utilisation et l’économie des cartes illimitées, puis des procédures effectuées dans le but de réexaminer ce système au fur et à mesure : le CNC organise tous les quatre ans des Commissions d’Agrément de Formules d’Accès au Cinéma. Dans l’une des premières commissions, en mars 2007, est statué que « la garantie apportée par UGC Ciné Cité aux exploitants associés a permis et devrait encore permettre aux exploitants associés à la formule UGC illimité de limiter les risques d’éviction notamment du marché parisien et celui de la région parisienne, zones particulièrement concernées par cette pratique commerciale. » (source : CNC)
« La carte illimitée baisse très fortement le chiffre d’affaire de certains indépendants. » — Renaud Laville
C’est pourtant bien cette crainte d’une possible éviction du marché parisien qui est en jeu pour certains. Le texte législatif même est remis en cause, ou plutôt l’interprétation qui en a été faite : « Il y a aussi des problèmes qui sont liés à l’interprétation du texte du décret, qui est mal fait et qui a deux interprétations possibles : une qui va dans le sens des indépendants et l’autre qui va dans le sens des émetteurs, et ce n’est évidemment pas celle qui va dans notre sens qui a été retenue pour le calcul de la redevance qu’on nous reverse. La rédaction du texte est laissée à l’interprétation juridique sous certains aspects. Donc nous nous sommes retrouvés coincés. Plus globalement, il s’agirait de négociation », constate Martin Bidou. Le délégué général de l’AFCAE, Renaud Laville, précise : « Il y a une ambigüité du texte législatif (la loi NRE du 15 mai 2001, ndlr), et il y a des contradictions entre plusieurs textes de loi. Les circuits jouent sur cette ambiguïté, quelque part à juste titre. C’est très technique par rapport au fonctionnement des cartes et de la billetterie. Il y a tout un mode de calcul, qui fait que la rémunération de l’exploitant garanti est très faible. Le problème, c’est qu’il faudrait changer la loi, ce qui n’est pas simple. L’interprétation validée aujourd’hui peut se justifier sur la lettre des textes mais n’est pas conforme à l’esprit, pour nous. On ne peut pas changer le texte législatif, mais il faut faire prendre conscience au pouvoir public qu’il y a une vraie nécessité. La carte illimitée baisse très fortement le chiffre d’affaire de certains indépendants », résume-t-il. Quoi qu’il en soit, ce qui était encore apparemment de bonne guerre il y a quelques années le devient de moins en moins, si l’on en croit ces directeurs de salles parisiennes. « Il y a une espèce de discussion qui n’est pas vraiment une discussion, parce qu’UGC est très fort dans cette affaire », confie Emmanuel Papillon, directeur du Louxor, fameux cinéma parisien à l’architecture et à la décoration néo-égyptiennes uniques, situé dans le 10e arrondissement à Barbès-Rochechouart.
Le Babylon à Berlin
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Des solutions incertaines
Comment établir alors un rapport plus équitable ? Les solutions sont diverses, et les avis varient d’un exploitant à l’autre. Pour certains, c’est au CNC qu’échoue la responsabilité de faire levier lors des prochaines commissions sur l’abonnement, afin que la discussion avec UGC soit plus équilibrée, et permette ainsi aux indépendants d’être davantage rétribués sur la carte. L’AFCAE soutient les exploitants indépendants dans cette démarche, et la prochaine commission se tiendra en 2015.
« L’argent ne sert pas à la même chose, dans les complexes. Il faut apprendre aux spectateurs à avoir une pratique culturelle responsable, quand ils en ont la possibilité. » — Arnaud Boufassa
Certains laissent même entendre que le prix mensuel de la carte est trop bas, suggérant ainsi que la carte illimitée n’est même pas rentable pour le groupe UGC… Pour d’autres, le problème se situe en amont : il faudrait responsabiliser les spectateurs. « Supprimer la carte serait pour certaines salles se couper de 30 à 40% de spectateurs. On peut peut-être essayer de responsabiliser les spectateurs parisiens sur ce que c’est que d’avoir une carte UGC. Un peu comme avec le commerce équitable. Quand j’achète un café directement au producteur colombien, ce n’est pas pareil que si je l’achetais à Jacques Vabre. Je sais où va l’argent, je sais à quoi il sert. Il faudrait que ce soit un peu pareil avec le cinéma. Ce n’est quand même pas la même chose d’aller voir La Vie d’Adèle au Pathé Wepler ou au Gaumont Opéra qu’ici, au Cinéma des Cinéastes. Parce que l’argent ne sert pas à la même chose, dans les complexes. Il faut leur apprendre à avoir une pratique culturelle responsable, quand ils en ont la possibilité », conclue Arnaud Boufassa. Cette suggestion mène à s’interroger sur la démarche même d’aller au cinéma. Les cartes UGC et Le Pass ont, avec les années, changé la façon dont les Français vont au cinéma. En permettant un accès total aux films, d’aucuns pensent que ces cartes ont encouragé une certaine boulimie de la part des spectateurs, le film risquant alors de devenir un passe-temps comme un autre. Peu importe l’endroit où il est visionné, pour ne pas dire consommé. « On est souvent trop démagogique par rapport au prix de la place. Et la carte y contribue. Aujourd’hui, le prix de la place, pour les gens qui ont la carte, ne représente rien. On fait passer la carte, et paf, une entrée. Alors que lorsqu’on sort dix ou douze euros pour aller voir un film, il y a un acte fort. Pour prendre l’exemple de la Grande-Bretagne, la sortie au cinéma est équivalente là-bas à une sortie au théâtre ou au music-hall », déclare Emmanuel Papillon. « Il ne faut pas qu’à un moment donné, si on se laisse trop aller, le cinéma devienne un appel d’offre pour venir consommer. On fait un centre commercial, hop, on met un cinéma, parce que les gens vont aller au restaurant à côté, etc. Le cinéma devient un élément d’attraction économique pour le quartier, et le film devient un produit d’appel pour venir consommer dans le cinéma », résume Arnaud Boufassa. La question du « comment » aller au cinéma n’est pas si nouvelle. Ces mots trouvent un écho inattendu dans La Nuit américaine de François Truffaut (1973) , où Alphonse (Jean-Pierre Léaud) s’indigne face à sa petite amie Liliane (Dani), qui veut aller au restaurant sans se soucier des films qui passent au cinéma : « Ça me dépasse. On a la chance d’être dans une ville où il y a trente-sept cinémas. Alors on choisit un film dans le programme, on cherche l’adresse, on va dans le cinéma, on vérifie l’heure de passage du film, et si on a le temps on va bouffer un petit sandwich au premier bistrot du coin, voilà ! » Époques différentes, même idée. Le film doit être respecté, et pour être respecté il doit être au centre d’une démarche.
Salle du Rex, 1937
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Perspectives
Pour que la situation des cinémas indépendants s’égalise, un plus grand investissement des associations parisiennes est à envisager. L’AFCAE est présente au niveau national, bien que son groupe Paris ait été remis en place en 2013, mais elle n’est pas la seule association qui œuvre pour les cinémas indépendants. La CIP (association des Cinémas Indépendants Parisiens) n’a pas encore élargi ses démarches pour assurer un véritable soutien et une entraide entre les cinémas. Jusqu’ici, elle a favorisé la création de programmes pour la jeunesse. « Cette association qui est pour l’instant plutôt dédiée à la synchronisation des salles avec les dispositifs scolaires, doit prendre une autre dimension aujourd’hui, pour la survie des cinémas. Elle représente la plupart des salles parisiennes. On a déjà une structure qui nous réunit, même si pour l’instant elle n’est pas dédiée politiquement et économiquement à faire en sorte qu’on soit vraiment fédérés autour de projets en commun, or il faut que ce soit le cas. On est en train de travailler là-dessus », explique Arnaud Boufassa.
The Van Dyck à Bristol, Angleterre, en 1926
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Les exploitants parisiens sont inquiets mais sûrs de leur valeur, sûrs de leurs salles et de leurs qualités. Parmi toutes leurs autres caractéristiques, c’est sans doute cette foi inébranlable qui les rend véritablement uniques.
Arnaud Boufassa explique : « Pour une catégorie de films, le fait d’envoyer le film en simultané sur internet ou un peu avant peut être complémentaire de sa sortie en salles. Un film qui marche au cinéma vendra beaucoup de DVD ensuite, et aura des passages télé importants. Alors qu’un film qui ne marche pas du tout au cinéma : au moment des passages télé, il n’y a personne, et en vente de DVD, c’est zéro. Ce n’est pas forcément proportionnel à la qualité du film. Le film peut être très bien, mais si le distributeur l’a mal sorti et que le film n’a quasiment pas existé au moment de sa sortie en salles, il n’existera pas après. C’est son arrêt de mort, le film est mort, le film est foutu. Il n’est pas sauvé par le DVD plus tard. » Il s’interroge : « Ce processus-là veut dire que plus un film est aimé, plus il est vu, et plus les gens ont envie de le voir. Pourquoi ce processus-là ne fonctionnerait-il pas sur internet ? Pourquoi internet ne serait-il pas l’appel d’air qui permettrait au film de vivre après ? En tant que directeur de cinéma, je ne vois pas d’inconvénient au bouleversement de la chronologie des médias, par rapport aux DVD et à la VOD, surtout. La salle, effectivement, si le Wes Anderson passait le même soir que sa sortie, je ne sais pas… Mais vous savez, on a dit que le téléchargement allait tuer le cinéma, et il n’y a jamais eu autant de spectateurs que depuis le téléchargement. » Les patrons des cinémas indépendants, jonglant perpétuellement entre équilibre financier, stratégie de programmation et questionnements sur l’avenir, sont pourtant étonnamment optimistes. Chaque cinéma indépendant parisien possède une véritable identité, et aucun ne se ressemble. On ressent dans la fierté de leurs propriétaires cette certitude diffuse mais immuable d’appartenir à Paris, d’être partie intégrante de l’identité de la ville. Ces exploitants sont inquiets mais sûrs de leur valeur, sûrs de leurs salles et de leurs qualités. Parmi toutes leurs autres caractéristiques, c’est sans doute cette foi inébranlable qui les rend véritablement uniques.
Couverture : The Main House Theatre, Northumberland, Angleterre.