Walter Harper a été le premier homme à atteindre son sommet. Harry Karstens et Robert Tatum sont arrivés juste derrière lui, puis les trois se sont tournés vers leur meneur, Hudson Stuck, pour l’aider à franchir les derniers mètres. Il est parvenu en haut à bout de souffle et a perdu connaissance l’espace d’un instant, étendu dans la neige. Quand il a repris conscience, il s’est hissé sur ses deux pieds, et malgré les difficultés qu’il éprouvait encore à respirer l’air glacé et raréfié, il a pris le temps d’observer le paysage.

: L'équipe de l'expédition de 1913De gauche à droite : Robert Tatum, Esaias George (porteur), Harry Karstens, John Fredson (porteur), Walter Harper et

L’équipe de l’expédition de 1913
Par Hudson Stuck

Les quatre alpinistes se trouvaient dans un bassin de neige étroit, qui ne devait pas mesurer plus de 18 mètres de long et 6 ou 7 mètres de large. Sa surface avait été façonnée par un vent incessant. Le temps était clair, la journée ensoleillée et la température était de -13 °C. L’azur du ciel était d’une profondeur surréaliste, sa vaste coupole pareille à un océan renversé et miroitant. À l’ouest, ils apercevaient le mont Foraker, qui s’élève à 5 304 mètres – le deuxième plus haut sommet de la région. Au nord, ils pouvaient observer le relief des montagnes se transformer en contreforts et toundras alpines, qui disparaissaient aux confins de l’horizon dans une brume de chaleur et la fumée noire des incendies de forêt. Le sud comme l’est, enfin, leur offraient d’admirer la chaîne d’Alaska dont les sommets englacés transpercent la mer de brume cotonneuse formée autour de ses montagnes, et dissimule les vallées en contrebas. Ils contemplaient les crêtes montagneuses donnant l’impression d’un paysage ondulé s’étendant jusqu’au golfe de Cook, dans l’océan Pacifique, à plus de 1 600 kilomètres. Le 7 juin 1913 à 13 h 30, Stuck et les autres membres de son expédition achevaient la toute première ascension du Denali, la plus haute montagne d’Amérique du Nord. Stuck écrirait plus tard : « Nous n’avons pas été particulièrement fiers de notre conquête, et nous n’avons pas ressenti l’allégresse que certains éprouvent après avoir conquis un sommet pour la première fois. Nous ne nous sommes pas réjouis de la bonne étoile qui nous a permis de nous hisser quelques dizaines de mètres plus haut que lors des précédentes tentatives, où les alpinistes ont baissé les armes et fini par rebrousser chemin. Nous avons plutôt eu l’impression que le privilège d’une communion avec les hauteurs de la terre nous avait été accordé. Nous avons eu non seulement l’occasion de lever nos regards admiratifs vers ces sommets, mystérieux et solitaires depuis la nuit des temps, mais aussi d’accéder audacieusement à leurs cimes. Nous avons pour ainsi dire pris place sur ces espaces jusqu’alors inexplorés, nous les avons habités. Nous avons regardé à travers les fenêtres du paradis lui-même. »

 Le titan d’Alaska

Durant le siècle qui a suivi l’ascension de Stuck, des milliers d’alpinistes ont eux aussi tenté d’escalader les pentes du Denali et lutté pour atteindre son point culminant à 6 194 mètres d’altitude. Ils ont aussi tenté de découvrir de nouveaux itinéraires et de faire figurer leurs ascensions au panthéon des premières fois : la première ascension hivernale, par exemple, ou la première ascension en solitaire, et même la première ascension hivernale en solitaire. De nos jours, un peu plus d’un millier d’alpinistes visitent la montagne chaque année. Et comme sur l’Everest, la plupart de ces grimpeurs sont encadrés par des groupes de guides qualifiés. Leur savoir-faire et leur volonté de se porter responsables pour les moins expérimentés attestent qu’il n’est plus forcément nécessaire d’être alpiniste pour entreprendre une ascension.

Le flanc nord du DenaliCrédits : Eva Holland

Le flanc nord du Denali
Crédits : Eva Holland

Pourtant, le Denali demeure une énigme. La plupart des secrets de ce sommet n’ont pas encore été découverts. Cent ans plus tard, parmi ceux qui tentent l’ascension du Denali, seule une personne sur deux atteint son sommet et une centaine de grimpeurs ont trouvé la mort en essayant. En 2012, six des victime menaient leur expédition en solitaire. Malgré des générations de progrès en matière de prévisions météorologiques, de vigilance face aux avalanches, et la création de matériel d’alpinisme fait pour le froid, léger et résistant, le Denali représente toujours le même défi. La montagne a ses sautes d’humeur, et certains épisodes de colère violents et imprévisibles ont avalé des expéditions entières.

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Mon avion s’est posé au camp de base du Denali lors d’un après-midi de la mi-mai, clair et ensoleillé. Ces conditions n’étaient pas sans rappeler celles de l’ascension de Stuck et son équipe. Talkeetna, la ville qui sert de point de départ à la plupart des expéditions, est une petite communauté située à quelques kilomètres de la route nationale George Parks Highway, qui relie Anchorage à Fairbanks, les deux plus grandes villes d’Alaska. C’est un endroit compact aux rues poussiéreuses, les bâtiments y sont en bois et tout le monde porte des bottes de caoutchouc. Entre les quarts de travail, ses habitants prennent possession en petits troupeaux d’une poignée de cafés, de bars et des boutiques qui organisent les expéditions. Dans cette ville, la plupart des commerces sont fermés tôt le matin, mais restent ouverts en contrepartie jusque tard dans la soirée. Sur la piste d’atterrissage de Talkeetna, une flotte d’avions équipés de skis attend les touristes pour des visites guidées aériennes du Denali et de la chaîne d’Alaska. Elle sert aussi à transporter les grimpeurs de la ville à la montagne, et inversement. Je prends l’avion avec un pilote de K2 Aviation et trois alpinistes de Montréal, qui espéraient gravir le Denali. L’avion est un castor de Havilland rouge vif, un bon vieux modèle de l’aviation de brousse, fabriqué au Canada.

Piste d'atterrissage de Talkeetna Avions assurant la liaison jusqu'au camp de base Crédits

Piste d’atterrissage de Talkeetna
Avions assurant la liaison jusqu’au camp de base
Crédits

J’ai aperçu pour la première fois la montagne la veille, au nord de Wasilla dans les environs d’Anchorage. Il n’y avait d’abord absolument rien à l’horizon, en dehors des arbres toujours nus à cause du printemps tardif, et l’instant d’après, le Denali est apparu – ou plutôt, des nuages bien dessinés dans le ciel bleu, qui ont mis du temps à se dissiper avant de révéler la montagne enneigée. Au virage suivant, la montagne est à nouveau s’est à nouveau montrée, accompagnée cette fois de la vaste chaîne d’Alaska – une succession de pics enneigés s’étendant aussi loin que je pouvais voir. À mes yeux, elle paraissait deux fois plus grande et trois fois plus large que chacune de ses voisines. Le Denali était monstrueux. Bien qu’elle ne soit pas la plus haute montagne du monde, elle éclipse toutes les autres si l’on se réfère à l’élévation. Le mont Everest prend par exemple naissance sur le plateau tibétain, à déjà quelques 4 300 mètres au-dessus du niveau de la mer, et depuis cette base il s’élève ensuite à près de 4 500 mètres de plus. La base du Denali n’est qu’à quelques centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer, pour une élévation verticale de 5 500 mètres environ. En décollant de Talkeetna, nous sommes presque trop proches pour apprécier le massif. L’avion volant au plus près des montagnes enneigées, je dois tendre le cou pour admirer le sommet droit devant nous. Plus nous nous approchons, plus elle est visible à travers le pare-brise. Quelques instants plus tard, ses éperons rocheux nous entourent. Le camp de base se situe à quarante minutes en avion de Talkeetna, à plus ou moins 2 200 mètres d’altitude sur le glacier Kahiltna, bretelle glacée menant au Denali. Là-bas, il n’y a rien d’autre qu’un amas de tentes et une piste d’atterrissage de fortune faite de neige, fabriquée à la main par les résidents du camp, chaussés de raquettes. Il est entièrement entouré d’autres sommets moins importants. Par temps clair, le sommet lui-même ressemble à un croissant de lune bienveillant, à treize kilomètres d’altitude. Au plus fort de la saison d’escalade, de fin mai à début juin, la population peut parfois gonfler de quelques centaines d’individus, mais à mon arrivée, le camp n’abrite qu’une cinquantaine de personnes au maximum, majoritairement des hommes. Parmi eux se trouve un mélange d’alpinistes et de guides, ainsi qu’une demi-douzaine de membres d’une équipe de bénévoles en recherche et sauvetage. Ainsi que Lisa, la gérante du camp de base, bien sûr.

Les lunettes de soleil sont ici plus une nécessité médicale qu’un accessoire de mode.

Depuis maintenant treize saisons, Lisa Roderick assure la gestion du camp. Les quelques taxis aériens qui transportent les grimpeurs sur la montagne et reviennent les chercher servent en partie à payer son salaire. Elle a 45 ans et affiche un teint bronzé, même si, comme tous les alpinistes, ses lunettes de soleil ont laissé une marque pâle autour de ses yeux à force d’utilisation. Elle vit au camp de base du printemps jusqu’au début de l’été, dans une tente confortable et chauffée, améliorée par un ensemble d’équipements de communication. Le reste de l’année, elle vit à Talkeetna, où son mari travaille comme garde forestier pour le National Park Service. Lisa a pris la relève d’Annie, qui a géré le camp sur le Kahiltna avant elle pendant dix ans. Annie a elle-même hérité son rôle d’un autre de ses prédécesseurs, Frances Randall, qui a dirigé le camp de 1976 à sa mort, en 1984. Le petit sommet en forme de pyramide qu’on aperçoit depuis le camp de base a d’ailleurs été nommé Mont Frances en son honneur. Roderick est une femme à la fois sympathique et déterminée : elle distribue aux grimpeurs les bulletins météorologiques qu’elle reçoit, les fournit en gaz pour leur cuisinière, garde une trace des vols en provenance et en partance du camp, et n’hésite pas à dire clairement qu’elle n’est pas là pour s’occuper des affaires des autres. « J’essaye de faire profil bas », m’explique-t-elle, pour encourager les grimpeurs à être autonomes. Elle me raconte par exemple que son travail ne consiste pas à trouver ou remplacer le matériel perdu, ou à nettoyer les bêtises des alpinistes. Elle me remet les quatre litres de carburant que j’ai acheté un peu plus tôt en ville (la plupart des groupes prévoient en général bien plus que cette quantité), me décrit quelles sont les limites des zones de tentes et m’indique où se trouvent les endroits servant de toilettes en plein air. On les repère grâce aux grandes balises jaunes plantées dans la neige. Les premières se trouvent à l’extrémité du camp sur un terrain de neige inoccupé, il n’y a rien autour. Les autres se trouvent en plein milieu, entourées d’un muret en blocs de neige pour un minimum d’intimité, comme l’arrière-cour d’un fort en neige construit par un enfant. Je choisis d’installer ma tente dans une zone où la neige a déjà été tassée. Elle a dû être récemment abandonnée par d’autres visiteurs et se situe un peu plus haut que la piste d’atterrissage.

Tempête en approche

En installant ma tente, je retire des couches de vêtements. J’abandonne temporairement mon manteau en Gore-Tex et ma polaire : il ne me reste plus que mon haut en laine. J’ouvre les fermetures d’aération de mon pantalon de neige. Le soleil est haut dans le ciel. Ses rayons se réfléchissent sur la neige qui me renvoie leur chaleur. Leur luminosité aussi : les lunettes de soleil sont ici plus une nécessité médicale qu’un accessoire de mode. Sur la pente un peu plus haut, la patrouille de gardes forestiers se prélasse sous la chaleur et la lumière éblouissante. Ils paraissent aussi détendus que s’ils étaient sur une plage ou un patio. Une fois ma tente installée et les cordes de tension bien fixées dans la neige, je m’aventure plus haut à leur rencontre.

Un alpiniste profite de la vue au camp de baseCrédits : Eva Holland

Un alpiniste profite de la vue au camp de base
Crédits : Eva Holland

Brandon Latham, le chef du groupe, travaille pour le National Park Service (NPS) depuis six ans en tant que garde forestier de montagne sur le Denali. Il est arrivé en Alaska pour la première fois en 2007, en tant que membre bénévole de la patrouille. Avant cela, il vivait dans la région du Yosemite, en Californie, où il était bénévole en recherche et sauvetage. Il a réalisé avec eux plusieurs ascensions à travers le monde : en Amérique du Sud, en Nouvelle-Zélande et dans le reste des États-Unis. Suite à sa première ascension du Denali lors d’une patrouille, Latham a été captivé. « Par la montagne, bien sûr », m’a-t-il confié. « Mais ce qui m’a vraiment fait revenir ici, c’est l’équipe de garde forestiers avec qui j’ai travaillée. » Quand une place s’est libérée au Denali, il a postulé, et a été embauché. Il a été rejoint cette année par cinq bénévoles, tous des grimpeurs expérimentés : un infirmier, un autre garde forestier du NPS en congé qui occupe habituellement ses fonctions au Grand Teton, un membre de l’équipe de recherche et sauvetage du Yosemite, un moniteur d’escalade retraité de l’Armée canadienne et un Sherpa du Népal, dont c’est la seconde année au sein de la patrouille. Il fait partie d’une sorte d’échange culturel : il partage sa profonde connaissance de l’escalade en haute altitude et apprend en échange l’encadrement, la préservation et les efforts de sécurité du NPS. L’une des missions principales de la patrouille est de surveiller attentivement la façon dont les grimpeurs manipulent leurs ordures et leurs déchets humains : les visiteurs de la montagne sont soumis à un protocole qui consiste à ramener tout ce qu’on apporte, incluant l’utilisation d’une « Clean Mountain Can » distribuée par le NPS. La plupart des grimpeurs l’appellent la « boîte à merde »… Elle est constituée d’un seau en plastique vert, de sacs jetables biodégradables et d’un couvercle en plastique à visser. Pendant des décennies, les grimpeurs sur le Denali (et partout ailleurs dans le monde, et notamment le mont Everest, célèbre pour ses détritus) ont laissé déchets et excréments sur la montagne qui, dans un tel environnement glacial, ne disparaissent jamais. De nos jours, même si nous sommes libres de nous soulager librement sur les zones de toilettes en plein air, on attend des visiteurs qu’ils arrivent avec un seau vide et repartent avec un seau plein. La patrouille est également prête à passer en mode recherche et sauvetage en cas d’urgence. Durant ses années de service sur le Denali, Latham a vu beaucoup de grimpeurs arriver et repartir, mais il en a aussi vu beaucoup s’attirer des ennuis. Je lui demande quel genre de défis pose la montagne.

La patrouille affronte le Denali par tous les tempsCrédits : Eva Holland

La patrouille affronte le Denali par tous les temps
Crédits : Eva Holland

« C’est une combinaison de plusieurs choses », me répond-il. « La météo par exemple. Les gens ne sont pas forcément bien préparés pour gravir le Denali. » L’altitude, les basses températures et la nécessité de camper dans des conditions arctiques pendant des jours, voire des semaines, entrent également en ligne de compte. « Ces gens-là ont beau avoir l’habitude de faire des ascensions de montagnes par temps froid, le climat du Denali peut être vraiment rude. » Aucune autre montagne de taille comparable ne se situe autant au nord du globe. Le climat au sommet est comparable à celui de l’Antarctique et du pôle Nord. Les grands vents et les fortes tempêtes de neige, qui ralentissement ou mettent un terme aux tentatives d’ascension, peuvent poser particulièrement problème aux groupes de visites guidées, car ils doivent généralement respecter un programme bien plus strict que les grimpeurs indépendants. Ils ne peuvent pas s’offrir le luxe d’attendre pendant des jours entiers que le temps se calme, puis se ruer vers le sommet : les gens de leurs groupes ne sont pas assez qualifiés ou expérimentés pour cela. Même si la météo force souvent les grimpeurs à rentrer chez eux sans avoir atteint le sommet, les accidents, blessures graves ou accidents mortels sont souvent provoqués par d’autres facteurs. La plupart des grimpeurs qui ont besoin d’aide sur le Denali ont fait une chute : soit dans une crevasse, soit en ayant dévalé une pente après avoir trébuché sans avoir pris les précautions nécessaires.

D’après Latham, les gens n’ont pas peur à cause de la réputation du Denali d’être comme « un immeuble sans ascenseur » : une montée difficile, exigeante, mais pas trop dangereuse. Ici, rien n’est comparable à la célèbre cascade de glace du Khumbu sur l’Everest : un champ miné de crevasses et de chutes de blocs de glace en perpétuel mouvement. Un réseau de cordes et d’échelles est censé faciliter la traversée. En dehors d’un petit passage près du sommet, où des cordes fixes sont disposées à chaque saison pour assister les grimpeurs, le chemin classique qui mène en haut du Denali ne nécessite que très peu d’escalade réelle. Pour cette raison, les grimpeurs ne prennent souvent pas la peine de s’attacher les uns aux autres avec un harnais de sécurité. Mais à certains endroits, si le grimpeur n’arrive pas à enrayer sa chute rapidement et efficacement à l’aide d’un piolet et que la pente est dangereusement inclinée, il peut faire une chute mortelle de plusieurs centaines de mètres. « En fin de compte, ne pas s’attacher à une corde ou un harnais entraîne souvent des chutes dramatiques », explique-t-il. Lisa, la gérante du camp de base, qui tient à jour une liste des grimpeurs et de la date à laquelle ils sont censés revenir au camp, confirme les propos de Latham. Elle a d’ailleurs déjà lancé des recherches pour des groupes manquants. « Beaucoup ne sont pas capables de supporter les intempéries », dit-elle à propos des centaines d’échecs de tentatives d’ascension. L’épuisement entre en jeu dans la plupart des blessures et des cas de morts, selon elle. L’année dernière, un grimpeur fatigué s’est arrêté pour faire une pause et a vu son sac à dos glisser sur la pente raide. Épuisé, il s’est jeté instinctivement sur lui pour le rattraper et a fait une chute de 335 mètres avec. D’après Lisa, la plupart des accidents se produisent en général sur le chemin du retour, quand les grimpeurs, rongés par la fatigue et euphoriques d’avoir réussi, se montrent moins prudents. « Quand on donne tout ce qu’on a pour grimper, il ne reste souvent plus grand-chose pour redescendre. » Mais en dix saisons à la montagne, elle a également été témoin de beaucoup de persévérance. Quand les grimpeurs reviennent au camp de base sans avoir réussi leurs ascensions, elle constate : « Ils disent qu’ils reviendront, et beaucoup d’entre eux le font. »

Le Denali vu de l'avionCrédits : Eva Holland

Le Denali vu de l’avion
Crédits : Eva Holland

Je n’arrive pas vraiment à m’imaginer la violence des conditions météorologiques mentionnées par Latham et Roderick. C’est normal, c’est mon premier après-midi et je suis assise sous un soleil de plomb, en m’étalant des couches de crème solaire FPS 60 sur le visage, les oreilles et le cou. Au-dessus de moi, le ciel est d’un bleu splendide. Quelques heures plus tard, en m’accroupissant près du petit réchaud de camping où je fais bouillir de l’eau pour le dîner, j’aperçois de gros nuages gris couvrir le ciel et voiler le soleil. Le vent se lève et la neige commence à tomber. Je vais enfin avoir un aperçu de la météo du Denali dont on m’a tant parlé. C’est donc ce qu’on ressent quand une tempête passe par le Denali. Au camp de base, l’horizon semble s’être resserré autour de nous : on ne peut plus voir que de la grande balise jaune des toilettes à l’extrémité du camp jusqu’au manche à air orange de l’héliport, à l’autre extrémité. En dehors de cette zone, tout est d’un gris homogène. Il devient difficile de marcher : la pente irrégulière, recouverte d’une couche de neige fraîchement tombée, a l’air faussement à niveau. Pour me rendre à ma tente, je titube en trébuchant sur les nids-de-poule invisibles créés par d’anciens grimpeurs. De temps à autre, je m’enfonce dans la neige jusqu’aux genoux, me rattrape instinctivement avec mes mains gantés, et vois alors disparaître mes bras jusqu’aux coudes. Ce ne sont pas de gros flocons qui tombent du ciel à la dérive, mais de grosses boules de neige que le vent projette directement sur mon visage. De ma tente, j’entends le martèlement constant de la neige sur l’auvent et le murmure régulier que fait la poudreuse quand elle glisse en tas du toit. Le grondement d’une avalanche au loin est perceptible jusqu’ici. Ma tente se gonfle comme le ferait un drapeau sur son mât, le vent la déforme et la tord inlassablement.

Ces vents ont arraché des tentes en nylon alors qu’elles étaient bien attachées dans la neige.

Et tout cela, ce n’est qu’au camp de base. Sur les camps installés plus haut – à 3 350, 4 250 et 5 180 mètres –, où les grimpeurs attendent les conditions idéales pour reprendre l’ascension, ou tiennent bon en espérant pouvoir se replier, les choses s’intensifient de façon exponentielle. Là-haut, les températures négatives ont atteint le record de -73 °C, sans compter le refroidissement dû au vent et à certaines périodes de l’année – il n’est pas rare d’entendre parler de vents soutenus dépassant 160 km/h. Ces vents ont arraché des tentes en nylon alors qu’elles étaient bien attachées dans la neige : les grimpeurs expulsés ont dû creuser un trou dans la neige, s’y enfouir et attendre qu’on vienne les sauver. Dans un incident tristement célèbre de 1967, une tempête a effacé presque toute trace d’un groupe de sept alpinistes. Seuls trois corps ont été retrouvés : un des hommes a été retrouvé congelé à l’endroit où il était mort après s’être tapi dans sa tente arrachée par le vent. Il avait agrippé le mât en espérant que son abri continue à le protéger. Ce matin, je me réveille et vois que les murs inclinés à l’intérieur de ma tente sont couverts de cristaux de glace. La condensation, causée par ma respiration, a gelé. Quand je remue, ils se détachent de la paroi et tombent sur mon visage : une chute de neige miniature, qui fait écho à celle qui a toujours lieu dehors. Ce temps-là peut durer des jours.

Les pionniers

Belmore Browne se trouvait à 5 790 mètres quand la tempête a commencé. Le temps était pourtant dégagé et frais quand il avait quitté le dernier camp avec ses deux coéquipiers, à 5 180 mètres. Ils avaient l’intention de rejoindre le sommet en une journée seulement. Mais plus ils grimpaient, plus le vent allait crescendo et plus le ciel s’assombrissait. Le panorama de montagnes et de glaciers en contrebas s’était volatilisé dans l’obscurité, et bientôt, la neige les encerclait. Ils ont utilisé des piolets pour avancer et renforcer leurs prises sur la croûte de neige dure qu’ils escaladaient, et les éclats de glace provoqués par leurs efforts se mêlaient à la neige qui tombait en rafales. Ils bataillaient pour chaque pas supplémentaire. Leur rythme avait ralenti, ils ne faisaient plus que quelques dizaines de pas par heure.

Browne lors de son ascension1912Crédits

Browne lors de son ascension
1912

Plus tard, Browne a écrit : « Repenser à la dernière partie de notre ascension du Mont McKinley (autre nom du Denali, ndt), c’est comme repenser à un mauvais rêve. LaVoy était complètement perdu dans le blizzard, et j’avais du mal à distinguer la silhouette givrée du professeur Parker un peu plus haut. J’essayais de toutes mes forces de garder mes mains au chaud… Tout en essayant d’ôter le givre de mes lunettes, j’ai plissé les yeux vers le haut en tentant de voir à travers la neige cinglante. Ce que j’ai vu allait me hanter pour le restant de mes jours. La pente au-dessus de moi n’était plus abrupte. C’était tout ce que je pouvais voir. Je ne saurai jamais vraiment ce que cela signifiait, mais tout ce que je peux dire, c’est que nous étions près du sommet ! Le sang dans mes doigts étant gelé, je suis retourné voir LaVoy. Il était violemment fouetté par le vent et quand j’ai crié que les bourrasques auraient notre peau, il est tombé d’accord sur le fait que poursuivre serait du suicide. » En ce 28 juin 1912, le groupe de Browne n’était qu’à deux doigts d’être les premiers à réussir l’ascension du Denali – certains estiment qu’ils n’étaient qu’à quatre-vingt-dix mètres du sommet. Mais la tempête les a forcés à se retirer à quelques pas à peine du sommet. Ils ont été contraints de faire demi-tour à travers le vent et la forte tempête de neige. Ils ont mis une journée à récupérer, à sécher leurs vêtements criblés de cristaux de glace et à souffrir de maux de tête à cause de la cécité des neiges. Après une journée de repos, Browne, Parker et LaVoy ont tenté pour la seconde fois d’atteindre le sommet. Mais encore une fois, lorsqu’ils sont arrivés vers 5 880 mètres, une tempête venant de la vallée les a forcés à reculer. Ils n’avaient pas vu la civilisation depuis début avril. Il ne restait presque plus rien des réserves de nourriture qu’ils avaient apportées. Cette fois, lorsqu’ils ont fait demi-tour pour redescendre la montagne, ce n’était pas pour faire une pause et se regrouper : c’était définitif.

L'équipe de l'expédition de 1913En train de combler une crevasse sur le glacier MuldrowCrédits : Hudson Stuck

L’équipe de l’expédition de 1913
En train de combler une crevasse sur le glacier Muldrow
Crédits : Hudson Stuck

Tout comme Hudson Stuck un an plus tard, Browne, Parker et compagnie avaient abordé le Denali par le nord, en partant de Kantishna, ville réputée pour ses mines d’or, et maintenant le terminus de la route de 145 kilomètres qui mène au parc Denali. Ils avaient ensuite traversé la campagne pendant quatre-vingt kilomètres jusqu’aux pieds de la montagne. De là, ils ont pu entreprendre leur montée en passant par le glacier Muldrow. Après son ascension, Stuck a écrit : « On a tenté de passer par le sud à de nombreuses reprises, mais aucun chemin n’a été découvert. Et une fois au sommet, un chemin par le sud ne nous a pas non plus paru possible. À l’ouest s’étend un précipice. La face nord est couverte d’un grand glacier suspendu et elle est dépourvue de pentes praticables. Il n’y a qu’un seul chemin pour se rendre au sommet. » Il avait tort. En 1951, Bradford Washburn étudiait déjà la montagne depuis quinze ans. Il était alpiniste et cartographe, et il a réalisé la première cartographie aérienne du Denali dans les années 1930. Il avait déjà atteint deux fois le sommet du Denali en passant par le glacier Muldrow quand il a essayé une nouvelle voie théorique par l’ouest, connue sous le nom de West Buttress. Sa tentative a été révolutionnaire de bien des façons. Le groupe de Washburn, quatre grimpeurs au total, a été déposé sur le glacier Kahiltna par un avion équipé de skis. C’était une première, et certainement le changement le plus important de l’histoire des expéditions du Denali. Cette simple décision a permis au groupe de gagner des semaines sans avoir à faire une randonnée à travers la brousse et des centaines de mètres d’escalade. Ils ont économisé beaucoup de temps, d’argent, de nourriture et de matériel. Grâce à cet accès en avion, il est de nos jours possible de tenter l’ascension du Denali lors d’un séjour de deux ou trois semaines. Au pied du Kahiltna, il ne leur restait plus qu’à grimper sur la crête rocheuse que d’autres avaient estimé être non praticable, qu’on arrive en avion ou non. Pour ces réfractaires, il était impossible de passer par la West Buttress. Et pourtant, le 10 juillet 1951, Bradford Washburn se tenait au sommet du Denali. Aujourd’hui, plus de 80 % des grimpeurs du Denali tentent d’atteindre son sommet en passant par la West Buttress, un sentier long de vingt-quatre kilomètres du camp de base au sommet. C’est grâce à cette voie que la montagne a la réputation, dans certains milieux, d’être comme « un immeuble sans ascenseur ». Mais aucun des grimpeurs que j’ai rencontré ne semblait avoir considéré cette voie comme acquise. Quand j’ai demandé à Panuru, le Sherpa du Népal qui a fait dix fois l’ascension de l’Everest avec la patrouille en recherche et sauvetage, si atteindre le sommet du Denali allait être facile pour lui, il s’est mis à rire et à secouer négativement la tête. Plus tard, j’ai eu l’occasion de discuter avec deux grimpeurs indépendants de l’Utah. Après la tempête, ils ont dû déblayer l’amas de neige fraîche qui s’était accumulée sur leur tente et autour. Quand je leur ai demandé pourquoi le Denali posait un tel défi, ils ont mis un temps à répondre, puis ont haussé les épaules. « Il fait sacrément froid », répond calmement l’un d’entre eux, emmitouflé sous ses couches de vêtements. Puis il s’est retourné et a continué à déblayer la neige.

Denalimap-ulyces

Cartographie de Bradford Washburn
1951

Quand j’étais à Talkeetna, Roger Robinson, ancien garde forestier, m’a confié qu’il y avait une autre raison expliquant pourquoi tant de tentatives d’ascension du Denali échouaient. « La même raison qui a poussé Belmore Browne à renoncer au sommet », m’a-t-il dit. « C’est à cause de la météo. La montagne crée ses propres conditions météorologiques. » Il n’avait pas dit cela par hasard. Au nord du golfe d’Alaska, le Denali est systématiquement frappé par les tempêtes qui arrivent des îles Aléoutiennes en passant par le nord du Pacifique, entraînant des vents de la force d’un ouragan et de violentes chutes de neige pouvant durer toute une semaine. Mais le sommet génère aussi ses propres tempêtes. Elles viennent de la montagne elle-même et se forment très rapidement. Quand l’air plus chaud et humide arrive à l’intérieur des terres et atteint le Denali, la masse de la montagne fait remonter l’air vers le haut, où il refroidit rapidement et se débarrasse de son humidité. Phénomène d’où résultent le brouillard, la neige et le vent. Dans ces situations, il peut très bien y avoir un ciel dégagé sur les camps les plus bas et une énorme tempête formant une auréole contre nature autour du sommet. Robinson, aujourd’hui âgé de 59 ans, a atteint le sommet du Denali pour la première fois à 21 ans, en 1975. Il a tant aimé son ascension qu’il a ensuite rejoint en 1976 une mission ayant pour but de débarrasser la montagne des déchets laissés par les précédentes expéditions. Il est garde forestier de montagne depuis 1980. Comme la plupart des personnes qui vivent et travaillent dans son ombre, le Denali a changé sa vie. Il est passionné par cette montagne et fait désormais de son mieux pour conserver notamment le service du parc et le travail d’assainissement.

« Le Denali est une montagne qui ne laisse aucune place à l’erreur : elle peut être fatale. » — Robinson

Pour lui, le seul remède contre les conditions météorologiques du Denali, le secret pour gravir la montagne jusqu’à son sommet, c’est le temps. « Pour le Denali, je vais vous dire ce que Bradford Washburn lui-même m’a dit. Si les gens se donnaient un mois pour l’ascension, 90 % d’entre eux parviendraient au sommet. » Les groupes qui ne prévoient que trois semaines, voire seulement deux pour gravir le Denali, ne laissent pas beaucoup de marge aux délais inévitables imposés par la météo. C’est ce qui est arrivé à Browne et à Parker, qui n’avaient pas prévu assez de nourriture. Ceux qui suivent un programme fixe sont bien souvent forcés de faire demi-tour. La montagne ne s’adapte pas aux itinéraires de chacun. Robinson a appliqué la même théorie aux nombreux accidents et grimpeurs en détresse recensés sur le Denali. « Tout commence par l’impatience », m’a-t-il révélé. « Le Denali est une montagne qui ne laisse aucune place à l’erreur : elle peut être fatale. Si on baisse sa garde, on ne peut pas y arriver. Il faut sans cesse avoir conscience de son environnement et de ses propres capacités à continuer jusqu’en haut… Dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, les gens n’ont plus le temps. »

L’ascension obsédante

Je n’avais pas le temps. La tempête au camp de base a duré trois jours. Il n’y avait ni vol en partance, ni en provenance du camp, ni le moindre rayon de soleil d’ailleurs. Il est tombé plus de soixante centimètres de neige. Les grimpeurs sortaient parfois de leurs tentes pour la déblayer par tas. Par deux fois, Lisa, la gérante, a mobilisé le groupe pour tasser à nouveau la piste d’atterrissage, plus assez dure avec la poudreuse fraîche. Nous avons chaussé nos raquettes et nos skis, pour piétiner le glacier de haut en bas en formation irrégulière. À part cela, j’ai passé mon temps à lire, à prendre des notes, à me promener de tente en tente, à m’inviter dans les abris-cuisine et ailleurs pour demander aux hommes présents sur le camp de me raconter leurs expériences avec la montagne. Clint Helander est un homme de 28 ans aux yeux bleus et au bronzage marqué. Il fait partie des grimpeurs qui retentent leur chance une seconde fois après une première ascension ratée. En 2009, Helander était un guide débutant. Il avait emmené un groupe vers le sommet en passant par la West Buttress. Le temps était clair et calme pendant toute l’ascension, jusqu’au moment où ils ont atteint les 5 180 mètres : l’expédition n’a pas pu aller beaucoup plus loin. « À chaque fois que nous tentions d’atteindre le sommet », se souvient-il, un vent du nord vicieux les empêchait de dépasser le col du Denali, vers 5 490 mètres, et les contraignait à faire demi-tour. Ils ont passé cinq jours languissants au camp 17, où le froid et l’altitude drainaient lentement toute leur énergie. « Au camp 17 », m’a dit Helander, « on ne dort pas bien, on a du mal à manger et à boire suffisamment. Chaque geste devient plus difficile. » Il se souvient d’avoir eu faim, puis de s’être souvenu qu’il avait une barre Snickers dans la poche poitrine de sa veste. « Je savais que j’avais besoin de manger quelque chose », explique-t-il, mais rien que la perspective de devoir lever son bras et d’ouvrir sa poche pour atteindre la barre chocolatée était accablante. « C’était beaucoup trop d’efforts. » Il se rappelle avoir contracté sans cesse les muscles de ses doigts, des mains et des pieds, frictionné ses joues et tracé les contours de son visage. « Je gardais toujours à l’esprit qu’il y avait un risque probable d’engelures. » Au cinquième jour, certains clients montraient des signes inquiétants face au froid. En tant que guide, Helander a décidé de tourner le dos au sommet et de les escorter jusqu’au bas de la montagne.

Camp de base du DenaliCrédits : Eva Holland

Le camp de base du Denali
Crédits : Eva Holland

Quand je l’ai rencontré, il m’a confié être de retour pour tenter l’ascension du Denali, mais aussi du mont Hunter à proximité. Un grimpeur m’avait d’ailleurs dit que le mont Hunter était « le meilleur fourteener du continent » (un sommet dépassant 14 000 pieds, soit 4 267 mètres, ndt). Helander avait déjà réalisé l’ascension du mont Huntington, et pensait passer un total de soixante-cinq jours sur la chaîne d’Alaska. Sa compagne et lui prévoyaient d’utiliser la West Buttress pour s’acclimater, puis de tenter la Cassin Ridge, une voie d’escalade bien plus exigeante et technique. Elle couvre 2 743 mètres d’altitude, soit environ 3 218 mètres réels tout en murs de glace descendant à pic et arêtes abruptes. Il ne voulait cependant pas mettre la charrue avant les bœufs. « Il est trop facile de dire que gravir le Denali revient à grimper dans un immeuble sans ascenseur », m’a-t-il expliqué. « Je crois que c’est cette suffisance qui tue beaucoup de monde. Pourtant, rien ne changera. Le monde de la montagne fonctionne de cette façon. » Ce samedi matin assez tôt, trois nuits après sa formation, la tempête éclate. Réveillée dans ma tente, je suis très surprise du silence abrupt qui règne après son passage : je n’entends ni neige tomber, ni nylon s’agiter, ni vent souffler. Au printemps en Alaska, le soleil se lève très tôt, voire très tard dans la nuit selon le point de vue. Dehors, le soleil est déjà bien au-dessus des sommets environnants, à nouveau visibles à travers la brume résiduelle et la neige. Les nuages se dissipent dans la matinée, et je retrouve enfin le magnifique soleil et ciel bleu de ma première après-midi au camp de base. Enfin, nous pouvons bouger. Les grimpeurs aux alentours sortent de leurs cocons enneigés et commencent à remballer leurs affaires sur le camp. Sur la neige fraîche, quelques moineaux n’ont pas peur de sautiller et battre des ailes près de nos tentes : en dehors des humains, ce sont les premiers êtres vivants que je vois sur la montagne. Soufflés par la tempête hors des plaines jusqu’au glacier, ils vont finir par mourir de faim, s’ils ne meurent pas d’abord de froid. Si le temps s’est également dégagé à Talkeetna et que les avions sont autorisés à décoller, la journée va être longue : de nouveaux groupes, qui ont dû attendre depuis des jours en ville, vont arriver. Il va y avoir des gens et du matériel sur toute la piste d’atterrissage en neige. Les grimpeurs qui étaient coincés plus haut par la tempête allaient eux aussi peu à peu revenir au camp de base. Dans les camps les plus hauts, ceux qui avaient toujours à la fois du temps et de la nourriture d’avance pourraient reprendre leur route vers le sommet.

Alpinistes en plein effortCrédits

Marche encordée
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Les alpinistes sont bien préparés, leurs minces silhouettes accentuées par les pantalons et vestes près du corps en Gore-Tex. Grâce aux progrès réalisés sur les tenues en matière de légèreté et de qualité, personne à la montagne ne ressemble à un gros bonhomme Michelin. Les grimpeurs autour de moi circulent sur la neige avec grâce et manient leurs cordes et leurs harnais avec aisance. Ils sont aussi confiants physiquement que tous les athlètes que j’ai pu rencontrer. Ils démontent leurs tentes, chargent leurs traîneaux, récupèrent la nourriture et le carburant qu’ils avaient dissimulés dans la neige, puis démêlent les cordes colorées qui leur serviront dans la journée. Mais quand arrive le moment de partir, encordés les uns aux autres en longue lignes, attelés au traîneau d’approvisionnement de 32 kilos et à leurs sacs à dos de 22 kilos, raquettes aux pieds, leur grâce s’est envolée. Ils sont inélégants et mal coordonnés. Tel un lourd convoi de mammouths à l’Âge de glace, ils quittent le camp pour se diriger vers le sentier. Le trajet jusqu’au sommet de la montagne va ressembler à un pèlerinage au ralenti. Je les regarde s’en aller, puis commence à faire mes bagages pour mon propre départ. Durant mes préparatifs, je me demande si le Denali m’a mis le grappin dessus. J’ai toujours été à la fois intimidée et fascinée par les montagnes : j’ai grandi dans les plaines et avant ce voyage, j’étais dans tous mes états, tendue. Je n’ai jamais été sur un glacier avant, et je n’ai jamais campé sur la neige et la glace, sous des températures négatives. Je n’ai jamais eu aussi peur qu’il arrive une catastrophe et d’être continuellement dans l’inconfort : des journées douloureuses à cause du froid, de la literie inconfortable, un réchaud défectueux, et la frustration qui accompagne l’impression d’être étrangère à cet environnement, malheureuse et sans ressources. Mais même malgré la tempête, mon séjour au camp de base a été confortable. Tout s’est bien passé, au final, et je me suis déjà surprise à me demander quand j’allais bien pouvoir revenir. J’ai lu l’histoire d’un journaliste qui s’est retrouvé obsédé par la montagne après un séjour au camp de base pour le travail. Son obsession n’a été assouvie qu’une fois l’ascension de cette dernière accomplie. Et la plupart des gens que j’ai rencontrés m’ont aussi semblé être sous le charme de cette montagne. « J’aimerais bien grimper tout en haut », m’avait avoué Lisa Roderick. Roger Robinson, qui a atteint pour la première fois le sommet du Denali il y a presque quarante ans, m’a confié : « Elle a toujours une place particulière dans mon cœur, comme une vieille amie. Ma vie entière s’est développée autour de cette montagne. » Je tire mes bagages sur la piste d’atterrissage où des avions se posent à l’instant – un, deux, puis trois, à peine à une minute d’intervalle les uns des autres. Lisa s’occupe de la circulation car il y a partout des nouveaux venus. Il ne faut que très peu de temps pour charger mes bagages à bord du Single Otter rouge vif. Quelques minutes plus tard, l’avion décolle.

Départ du camp de baseCrédits

Départ du camp de base
Crédits

Derrière nous, le sommet s’efface. Je demande à mon pilote, Chris, qui transporte des grimpeurs depuis maintenant dix ans, si servir de navette aux alpinistes depuis si longtemps lui a donné envie de tenter lui aussi l’ascension du Denali. Il hausse les épaules, mais admet qu’il a été tenté. Je fais un geste vers les montagnes par la fenêtre de l’avion. « Mais bon, vous pouvez déjà voir le sommet dès que vous en avez envie, n’est-ce pas ? » « C’est différent quand on y grimpe soi-même. » Il rigole et tapote les commandes, il a totalement confiance en son petit avion, avec lequel nous traversons les montagnes en toute sécurité. « Dans les airs, tout est simple. » Tout en répondant, il scrute le ciel, à l’affût de ses collègues pilotes qui transportent toujours plus de grimpeurs de Talkeetna, voulant eux aussi tenter l’ascension. Sur le glacier en dessous de nous, j’aperçois le long cortège de grimpeurs de plus en plus petit. Je ne distingue bientôt plus que des petites taches noires sur les vastes flancs de la montagne d’un blanc incroyable. Comme tant d’autres l’ont fait depuis des centaines d’années, ils progressent lentement et péniblement sur la neige et la glace, vers le sommet imprenable.


Traduit de l’anglais par Estelle Sohier d’après l’article « The High One », paru dans SB Nation. Couverture : Le camp de base du Denali, par Eva Holland.