La rivière Ohio prend sa source à Pittsburgh, puis se dirige vers le nord avant de virer subitement au sud, comme si elle prenait conscience qu’elle allait dans la mauvaise direction. Voilà un lieu fait pour s’y perdre ou s’y retrouver. Ici, la rivière creuse ses méandres avec ardeur, comme un serpent qu’on aurait attrapé par la queue. Il y a une sorte d’optimisme dans cette course, qui épouse les courbes du monde bâti par la main de l’homme aussi bien que celles de ceux qui l’ont précédé, qui se dressent le long des berges. Parfois, à la faveur de l’aube, on pourrait presque croire ces structures faites de chair et de sang. Mais l’impression s’estompe aussitôt que le soleil apparaît au-dessus de la colline, par-delà les érables et les marronniers. Le temps et la gravité attendent leur heure.
Le mont Mammouth
Difficile, dans un pareil décor, de ne pas songer à la mort des cultures, à l’extinction des espèces, à la fin des us et coutumes. C’est peut-être dû à l’époque, aux ours polaires pris au piège sur leurs îlots de glace qui fondent au soleil, à la forêt amazonienne qui agonise sous les assauts des tronçonneuses du progrès. Mais pas seulement. L’extinction – la fin –, l’incertitude et le mystère qui l’accompagnent, font beaucoup parler. On sait ce qui nous attend mais on ne peut être certain du chemin qu’il nous reste à parcourir.
C’est la meilleure façon d’approcher Grave Creek Mound, situé au cœur de Moundsville, dans la partie nord de l’État de Virginie-Occidentale, sur la rive opposée à celle de l’État de l’Ohio. Surnommé parfois le « mont Mammouth », d’une hauteur de 21 mètres et d’une circonférence d’environ 274 mètres, il s’agit du plus grand tumulus des États-Unis.
Les tumulus sont des reliques d’un genre inhabituel, dont la beauté singulière est du goût des ingénieurs. Grave Creek contiendrait, selon une évaluation, 55 000 mètres cubes de terre. Sachant qu’une brouette ordinaire peut contenir, disons, le quart d’un mètre cube, imaginez la quantité énorme de terre qu’il a fallu d’abord creuser avant de la transporter jusqu’ici et de la déposer, non pas en la jetant pêle-mêle sur le sol, mais à un endroit bien précis, de plus en plus haut et de plus en plus difficile à atteindre.
Ces tumulus parsèment la vallée de la rivière Ohio et comptent parmi les premières étrangetés que les explorateurs découvrirent lors de leur passage dans la région vers la fin du XVIIIe siècle. On dit que le premier colon qui tomba par hasard sur le tumulus de Grave Creek était un certain Joseph Tomlinson. En 1770, il était venu du Maryland pour s’installer dans la région qui, à l’époque, se situait à l’extrême ouest de l’État de Virginie. Il choisit un lopin de terre prometteur, à quelques kilomètres au sud de Wheeling et y bâtit une petite cabane. Un jour, il abattit un cerf à la chasse. Son chien le pista et Tomlinson dépeça l’animal. Comme il rentrait chez lui, il arriva au pied d’une côte. Il gravit le monticule boisé, et, arrivé en haut, se rendit compte qu’il se trouvait au sommet d’un tertre conique. Il ne se trouvait qu’à une cinquantaine de mètres seulement de sa cabane, mais il était resté caché là pendant tout ce temps.
Le tertre devint rapidement un lieu prisé par les touristes. Il devait en partie sa popularité au fait qu’on le mentionnât fréquemment dans les atlas de la rivière de l’époque, qui détaillaient l’ensemble des sites se trouvant sur la route des voyageurs qui partaient du sud de Pittsburgh. Beaucoup descendaient la rivière et y venaient en excursion pour la journée. De nombreuses spéculations existaient sur ce qu’il renfermait. De plus petits tumulus avaient déjà été excavés : on y avait trouvé quelques squelettes et des babioles. Mais au vu de sa taille, on imaginait que Grave Creek devait contenir des choses de plus grande ampleur, des milliers de squelettes, peut-être, ou des trésors insoupçonnés.
Les Tomlinson ne voulaient rien entendre. La propriété du tumulus passait d’une génération à l’autre, et chacune tenait bon, veillant à ce que les pelles et les pioches restent à bonne distance de leur colline. Mais leur résistance ne pouvait pas durer indéfiniment. Cette lutte est en grande partie relatée dans Moundsville’s Mammoth Mound, écrit en 1962 par Delf Norona, un des membres fondateurs de la West Virginia Historical Society. En 1838, un journal local publia un article anonyme qui prenait les habitants de Moundsville à partie, coupables, selon l’auteur, de ne pas poursuivre les excavations. « Des hommes, réputés pour leurs recherches scientifiques et philosophiques », peut-on lire dans l’article, « entretiennent la croyance que nous avons là le réceptacle de quelque grande civilisation qui précéda les aborigènes de ce pays, une sépulture où reposent certains des grands maîtres de la Terre. »
L’idée que les tumulus de Moundsville et d’ailleurs étaient l’œuvre d’une civilisation perdue circula pendant des années. Les scientifiques de cette période les ont attribués à des Chinois errants, des Égyptiens, des Vikings ou des Phéniciens. Une théorie attribuait même les tumulus à une tribu perdue d’Israël, résolvant ainsi deux mystères au moyen d’une seule colline.
En mars 1838, les habitants de Moundsville avaient collecté plus de 2 500 dollars afin de débuter les travaux d’excavation. Le projet des Tomlinson consistait à creuser un tunnel jusqu’au centre à environ 1,20 mètre du sol, puis de creuser un entonnoir en partant du sommet qui rejoindrait le tunnel. Enfin, il s’agirait de faire payer au curieux « un léger tribut » pour s’aventurer à l’intérieur. Mais alors qu’ils continuaient à creuser, les hommes découvrirent qu’il y avait à l’intérieur du grand tumulus un plus petit tumulus, doté d’un passage en bois qui menait à un tombeau. Ils creusèrent le tombeau et y trouvèrent deux squelettes, un homme et une femme. On creusa ensuite un second tunnel, à mi-hauteur du tumulus, et un troisième squelette fut découvert, ainsi que des bracelets de cuivre, des perles et quelques morceaux de mica.
La tablette de Grave Creek
Au cours des fouilles, on exhuma un autre objet : un morceau de grès ovale de la taille d’un gros galet, recouvert de caractères runiques. Il fut bientôt connu sous le nom de « tablette de Grave Creek ».
Les caractères formaient trois rangées, séparées par des lignes droites. En bas (ou bien était-ce en haut ?) se trouvait un dessin qui ressemblait quelque peu à une épée. Plus ou moins. On suggéra aussi que cela ressemblait à une tête plantée au bout d’une pique – ce qui, à sa manière, recouvre un charme effrayant. Dès le départ, des scientifiques remirent en cause l’authenticité de la plaque. Mais beaucoup d’autres en acceptèrent la provenance et entreprirent de déchiffrer le sens de ces caractères.
Henry Schoolcraft était l’un d’eux. Cet homme était le grand spécialiste de l’étude des Amérindiens au début du XIXe siècle. C’était aussi un naturaliste ayant beaucoup voyagé, et dont l’épouse était à moitié ojibwé. L’une de ses spécialités était de nommer les lieux. Selon lui, la coutume de donner aux villes américaines des noms qui s’inspiraient de l’Europe, contrée remplie de « Manchester » et de « Springfield », était trop facile et peu clair. Au lieu de cela, il créa des mots à consonance indienne, dont Alcoma, Tuscola et Oscoda, qui devinrent tous des comtés du Michigan. Il a inventé le nom du lac Itasca, où le Mississipi prend sa source, à partir de la terminaison du mot latin veritas et de la première syllabe de caput. C’est dans les récits de ses voyages parmi les Indiens que Longfellow puisa son inspiration pour son poème épique, « Hiawatha ».
Schoolcraft se considérait l’ami et l’allié des Indiens, mais il croyait aussi fermement à l’authenticité de la tablette de Grave Creek. Il visita alors Moundsville pour en apprendre plus.
« Tout autre intérêt devient secondaire, puisqu’il s’agit du premier monument, à notre connaissance, qui semble contenir un message alphabétique provenant du grand vide inconnu de l’histoire aborigène », écrit Schoolcraft.
Malgré sa ferveur, Schoolcraft ne parvint pas à déchiffrer le code. Cependant, certains se proposèrent de le faire. La première traduction apparut en 1857. Un Français nommé Maurice Schwab révéla que les entailles et autres marques étranges disaient : « Le chef de l’émigration qui a atteint ces lieux en a fixé les lois pour toujours. » Puis il y eut d’autres traductions, parmi lesquelles :
« Vos commandements font loi, Vous le plus resplendissant dans votre élan impétueux, Vous, aussi vif que le chamois. »
« Je prie du Christ sa très sainte mère, fils, Saint-Esprit Jésus-Christ Dieu. »
« Les États-Unis d’Égypte, bâtis par les États de la Western Union. »
En 1928, un colporteur du nom d’Andy Price s’inspira du roman de Dickens, Les Papiers posthumes du Pickwick Club. Dans le roman, M. Pickwick fait la découverte d’une pierre étrange sur laquelle on peut lire un message codé qui s’avère être l’œuvre d’un certain Stump. Selon Price, il s’agissait seulement d’un anglais déformé, et voici ce qu’on pouvait lire : « Bil Stumps Stone Oct. 14, 1838 » (« Pierre de Stump, 14 octobre 1838 »).
Une telle satire aurait dû mettre un terme au débat, mais il n’en fut rien. Les plus ardents défenseurs de la tablette contestaient que l’absence d’une traduction cohérente n’était pas la preuve d’une fraude mais bien plutôt d’une inaptitude à comprendre les inscriptions de la tablette. Il fallut attendre 2008 pour que la vérité sur l’origine de la tablette fût révélée. Le faussaire était James Clemens, un médecin de Wheeling qui avait aidé à financer l’excavation du tumulus. Déçu par les résultats des fouilles, il enterra la petite pierre afin de maintenir intact l’intérêt de chacun. Les symboles provenaient d’un livre ancien sur les pièces de monnaie espagnoles. La tablette, certes un canular, a bel et bien existé. Mais elle a disparu. Tout ce qu’il en reste, c’est une photographie et quelques moulages exposés à la Smithsonian Institution.
Même si l’imposture de Clemens a donné lieu à un débat scientifique houleux, elle n’a pas réussi à relancer l’intérêt pour le site, qui en avait pourtant bien besoin. Il y avait peu de visiteurs et ceux qui payaient leur ticket d’entrée à 25 cents trouvaient l’endroit exigu et malodorant. Le tumulus ferma ses portes en 1846. En 1860, un saloon fit son apparition au sommet. Au cours de la guerre de Sécession, les troupes de l’artillerie y établirent leur campement. Cette partie de la Virginie se sépara du reste de l’État et devint la Virginie-Occidentale en 1863. Et de nombreuses années après la guerre, des vétérans de l’armée nordiste venaient hisser un canon jusqu’au sommet du tumulus pour y faire feu. Mais le patriotisme a ses limites et le sauveur du tertre vint d’où on ne l’attendait pas : de la prison fédérale située juste en face.
Le nouveau souffle de Moundsville
Imposante bâtisse gothique entourée de murs de neuf mètres de haut, le pénitencier d’État de Virginie-Occidentale ouvrit ses portes en 1866. Sur son fronton, on peut lire la devise de la Virginie-Occidentale, Montani Semper Liberi, « les montagnards seront libres toujours », qui, entre les murs d’une prison, peut être une inspiration pour certains comme une plaisanterie cruelle pour d’autres. En 1874, George McFadden, un ex-gardien, acheta le tumulus et les propriétés adjacentes pour la somme de 1 760 dollars. Son projet initial était de construire un réservoir d’eau sur le tumulus afin d’approvisionner la prison et les entreprises alentours. Mais ce projet ne vit jamais le jour, et McFadden passa les trente années qui suivirent à tenter de trouver un acheteur.
McFadden mourut en 1906 et son fils redoubla d’efforts pour se débarrasser de la propriété. Il fixa une date limite, le 1er juin 1908, pour recevoir des offres. Les Filles de la Révolution américaine, cherchant à gagner du temps, prirent une option sur le tumulus, et l’État intervint pour se l’approprier en 1909.
À ce moment-ci, le site était en piteux état. Le tumulus avait été laissé à l’abandon, tout juste bon pour les vandales et les rendez-vous secrets. Le contrat d’achat ne prévoyait aucune subvention pour l’entretien du lieu mais un accord fut trouvé qui stipulait que les prisonniers se chargeraient des réparations gratuitement. Ils bouchèrent le puits et les rigoles en haut et hissèrent des tonnes de terre jusqu’au tumulus, pour le reconstituer et lui redonner une forme plus homogène et attrayante.
Finalement, la prison dépérit à son tour. À ses débuts, elle était considérée comme une institution modèle où les détenus fabriquaient leurs propres vêtements et publiaient un magazine mensuel intitulé Work and Hope (« Travail et Espoir »). Ils organisaient des combats de boxe et montaient des minstrel shows. Mais le temps qui passe et la surpopulation carcérale eurent raison de la prison et les conditions de détention se dégradèrent sévèrement.
Un prisonnier poursuivit l’État en justice, au prétexte que purger sa peine dans cette prison était une sentence inhumaine. Le procès eut lieu et aboutit à un jugement. L’État fit, par décret, le serment d’améliorer les choses. Il ne tint pas parole. Les spécialistes qui inspectèrent la prison des années plus tard la trouvèrent dans un état épouvantable. Les égouts étaient hors d’usage. Elle était infestée de rats, et on y trouvait peu de sanitaires. Un détenu déclara qu’il faisait la cuisine et le ménage dans la même tenue. La Cour suprême de Virginie-Occidentale tenta de mettre le décret en application mais, elle dut après quelques temps se résigner à fermer la prison.
Les théories sur une civilisation perdue ont été écartées tout comme le canular de la tablette.
C’était en 1995. On pourrait penser qu’une prison fermée est un fardeau bien encombrant, mais ce n’est pas toujours le cas. Aujourd’hui, le pénitencier d’État de Virginie-Occidentale est une attraction touristique à lui seul, offrant aux visiteurs un aperçu de la vie derrière les barreaux avant que les prisons ne deviennent des centres de redressement. C’est aussi un centre de formation, qui organise de temps à autre la mise en scène de fausses émeutes de prisonniers, dans lesquelles des citoyens ordinaires peuvent jouer le rôle de détenus indisciplinés… Toutes ces activités sont organisées par le Conseil du développement économique de Moundsville. Un moyen comme un autre d’apporter de l’argent et de l’attention à une communauté en difficulté. Depuis 1960, Moundsville a perdu 40 % de sa population, soit environ 6 000 personnes.
Cela dit, il n’y a rien de mal à vouloir se réinventer. La transition de prison à parc à thème et centre de formation est remarquable. Une institution est morte, une autre a pris sa place, libérée de son lourd passé.
Pour Grave Creek, c’est presque l’inverse. Le tumulus est quasiment le même qu’avant les fouilles. Les tunnels ont été rebouchés. Il reste une curiosité, rien de plus. Mais certaines questions demeurent sans réponse. Les théories d’une civilisation perdue ont été écartées, tout comme le canular de la tablette. Il y a un trou dans les archives historiques. Comme on ne connaît pas l’histoire originelle, il est impossible d’en créer une nouvelle.
C’est comme ce vieux dicton qui dit qu’à la base de tout mensonge il y a une vérité, où la fiction et la réalité se rencontrent. La vérité sur le passé de Grave Creek reste encore inconnue, et nos efforts ne nous aideront pas à connaître le fin mot de l’histoire.
Il reste l’imagination, mais aussi quelque chose de plus important. Le rappel que nous ne savons pas tout, et qu’il est parfois préférable de poser des questions que d’obtenir des réponses.
Bien sûr, je m’interroge sur ceux qui ont bâti le tumulus et sur la raison de leur disparition. Mais il y a dans cette histoire quelque chose de plus primitif et de plus basique que la curiosité historique et archéologique. Alors que je contemple la colline devant moi, tournant le dos à la rivière, je me demande comment ils ont su que le tumulus était fini et qu’il ne restait plus de terre à transporter.
Traduit de l’anglais par Yann Faijean d’après l’article « Graves of the Dead: The story of a mysterious mound, and what was inside », paru dans The New New South.
Couverture : Vue du Grave Creek Mound.