Du bandy au hockey
Sur les rives de la mer Noire, durant deux semaines, la luxure a dépossédé la misère de ses droits. Lorsque Vladislav Tretiak a mis feu à la vasque olympique, il a supplanté les effluves moribondes de la corruption par une douce odeur de gloire éphémère pour le peuple russe. La sélection de ce hockeyeur de légende pour lancer la course à la victoire n’avait rien d’anodin : à Sotchi, c’est toute la puissance de l’Ours soviétique que Poutine voulait empoigner. Choisir celui qui avait mis en échec le continent nord-américain lors de la Série du Siècle, c’était se moquer du monde, c’était remettre la Russie au centre de cette arène de gladiateurs qu’est la patinoire. Car depuis la fin de l’URSS, le pays a été incapable de décrocher un seul titre de hockey olympique. Pourtant, en une trentaine d’années, partis de rien si ce n’est des railleries de l’Occident, les hockeyeurs russes avaient inscrit en lettres rouges CCCP sur le front de chacun de leurs adversaires.
Prouver la primauté du système soviétique. Démontrer la force des athlètes rouges et l’intelligence de leur stratégie. Propager les idées marxistes à l’intérieur comme à l’extérieur de la Russie. Et surtout, créer l’homme nouveau et faire valoir sa splendeur au monde par le sport : le hockey apparaît dès l’après-guerre comme un levier idéologique primordial en URSS. En 1946, la première équipe de hockey russe naît du désir de planter le drapeau rouge sur les terres de l’Amérique du Nord. Huit ans plus tard, ils deviennent champions du monde. Vingt ans plus tard, ils feront vaciller l’indétrônable Canada. Onze joueurs se faisaient face de chaque côté d’un immense champ de glace. Se disputant une petite balle en liège orange avec de longues crosses en bois de genévrier, les ancêtres des hockeyeurs traversaient Saint-Pétersbourg en hurlant à la victoire. C’était un jeu de passe, un jeu de balle qui, venu des Pays-Bas, était censé devenir le géniteur de l’exception russe en matière de hockey. Le bandy était, et reste toujours, un sport de contacts. Mais la longueur extrême du terrain comme l’absence de bordures matérielles érigées sur la glace en faisait d’abord un jeu de rapidité, d’allégresse. L’habileté à manier les patins y primait largement sur la nécessité de puissance physique. Pourtant, l’histoire veut qu’un rustre nobliau reçût un jour la balle directement dans l’œil. Ce dernier, pestant de sa voix criarde contre la sauvagerie des gueux, fit interdire le bandy dans la région.
À la fin du XIXe siècle, la forme embryonnaire du hockey s’est donc doucement évaporée de Russie. Ce n’est que deux décennies plus tard qu’il a refait son apparition, à l’aube du régime soviétique : les footballeurs russes ont commencé à pratiquer le bandy l’hiver pour s’entretenir physiquement, en attendant la fonte des neiges.
En revanche, de l’autre côté de l’Atlantique, le même genre de va-nu-pieds s’exerçait avec un acharnement toujours croissant sur la glace. Si l’origine primaire du hockey est encore nébuleuse aujourd’hui – certains le font remonter jusqu’en Perse antique – nul doute que sa version moderne a d’abord été endurcie sur les sols gelés de Montréal. Ce sport-là connait son premier match officiel en mars 1875, où l’on utilise pour la première fois la rondelle – le palet – à la place de la balle en caoutchouc venu du lacrosse, un sport d’origine amérindienne. Durant ce premier match, certains joueurs venaient de l’université McGill : c’est là-bas, trois années plus tard, qu’on inscrira dans le marbre les règles officielles du hockey canadien, directement inspirées du rugby. On interdit les passes en avant, on favorise la force brute et les mises en échec. Orwell l’affirmait, « au niveau international, le sport est ouvertement un simulacre de guerre » et le hockey ne fera jamais exception à cette maxime. En réalité, ces deux constructions parallèles du hockey renvoient directement à l’opposition dogmatique fondamentale entre l’Ouest et l’Est : chez les premiers, le développement personnel du joueur et ses qualités individuelles sont puissamment mises en scène. Le groupe s’efface devant les quelques élus qui brillent aux yeux des mécènes observant la Coupe Stanley avec pragmatisme. Au Canada, conjointement à l’enracinement rapide du sport dans les mœurs, cela donne un hockey générateur de véritables prodiges. En URSS, la ligne – les cinq joueurs sur la patinoire – avance en bloc inébranlable, uni par un entrainement commun, motivé par une gloire sans partage.
En 1932 a lieu le premier vrai match de hockey en Russie soviétique, contre l’Allemagne. La sélection moscovite et l’équipe de l’armée sont entraînées à jouer au bandy, mais à la demande des Allemands, Moscou érige une petite patinoire et adopte les règles canadiennes pour l’occasion. Défaite sanglante des Germains, qui se voient incapables de marquer le moindre but. Malgré ces victoires, ce « hockey capitaliste » ne fait déjà pas bonne presse face aux vertueuses qualités collectives que prône l’entraînement russe. Cité par l’historien du hockey français Marc Branchu, la revue soviétique Fitzkultura i Sport dit à propos de ce premier match : « Avec ces règles, le hockey apparaît comme purement individualiste. En raison de l’interdiction de la passe en avant, les joueurs sont forcés de garder le palet et le jeu est pauvre en combinaisons. Du point de vue technique, le jeu est également primitif. Quant à savoir s’il faut développer le hockey canadien dans notre pays, la réponse devrait être négative. »
Pourtant en 1946, la volonté de démontrer la splendeur de ces vertus collectives prime sur les quelques scrupules restants. La guerre a changé la donne internationale. Des relations géopolitiques aux compétitions sportives, tout est désormais soumis aux nécessités de la guerre froide. Dorénavant, les antagonismes sportifs résonnent constamment dans le dôme de glace de la rivalité internationale. On doit donc apprendre le hockey canadien pour faire face aux athlètes occidentaux, et créer un championnat interne pour les écraser. C’est une véritable avalanche des superbes qui va emporter le hockey soviétique vers les temps de la maturité et de la victoire. Le championnat d’URSS de hockey est créé en 1946, par un décret émanant presque directement de Joseph Staline. Ce championnat regroupe neuf équipes, dont la plupart sont issues de l’Armée rouge. Le CDKA – qui deviendra le CSKA – de l’armée de terre et le VVS de l’armée de l’air qui est dirigé par Vassili Staline. Le Dynamo, sélection moscovite du ministère de l’Intérieur dont les joueurs sont considérés comme des miliciens – et soupçonnés par les Américains d’être des membres du KGB – et enfin le Spartak Moscou, club réunissant des syndicats de travailleurs. Ils seront les principaux protagonistes du championnat national, et à l’approche de cette première saison, ils n’hésitent pas à faire venir du matériel et des joueurs des pays baltes, déjà rompus au jeu canadien. L’entrée en matière voit s’affronter le CDKA et le VVS. Vassili Staline a pris la tête de ce second club grâce à son ascendance, mais son alcoolisme larvé perturbe la sélection qui manque de rigueur. Les dissensions écartèlent l’équipe en deux groupes : celui du dirigeant Vassili Staline et de l’attaquant phare Anatoli Tarasov, qui s’oppose à Staline à propos des choix de l’effectif. Les deux hommes s’affrontent dans une bataille d’ego qui conduit à l’échec du VVS dès la première phase des poules.
En revanche, le club des miliciens, le Dynamo, remporte match sur match. Son joueur-entraîneur, Arkadi Tchernychiov, est un ancien grand champion de bandy. Il pousse ses coéquipiers vers un certain conservatisme sportif face à l’ingérence du jeu balte et ils finissent par emporter le tournoi face au Spartak au décompte des points. Anatoli Tarasov, déçu d’avoir été écarté du tournoi, est présent à chacun des matchs. Il observe, prend constamment des notes. Le futur maître du hockey soviétique prépare la guerre à venir et, bouillonnant d’envies et de détermination, il tourne le dos au fils de Staline et rejoint le CDKA dès la fin de la saison.
L’URSS entre en guerre
En 1948, après cette première saison, l’Armée rouge se sent enfin prête à affronter une équipe internationale d’envergure. Le LTC tchèque est invité à Moscou pour faire face à une sélection mise en marche par Arkadi Tchernychiov. Ce dernier décide de regrouper chaque ligne en fonction de son club d’origine, s’opposant aux pratiques occidentales qui raisonnent leur stratégie en fonction des talents et indépendamment du club d’origine. Ce choix crée une soudure nouvelle dans l’équipe internationale, et il deviendra l’épicentre de la fraternité au sein des sélections soviétiques. Mais dans le stade de la Dynamo, les dirigeants de l’URSS ont dépêché une foule d’observateurs qui n’en ont que pour la géniale équipe tchèque. D’ailleurs, personne ne parie sur le groupe russe : après deux ans d’entraînement, les chances de battre ce club vieux d’une cinquantaine d’années sont presque nulles. Pourtant, la première ligne d’attaquants dominé par Anatoli Tarasov et l’imprenable Vsevolod Bobrov met à bas les déterminismes et assomme le moral des joueurs pragois, qui finissent par perdre le dernier match de la série. Au loin, le Canada s’agace, tandis que l’URSS s’embrase.
Cette première grande victoire n’empêche pas les dirigeants soviétiques de s’émouvoir de la richesse du jeu tchèque, de la qualité de leur équipement et de la surabondance de leur tactique. Les grands clubs s’interrogent sur la marche à suivre quant au développement du jeu russe, qui n’est encore qu’un enfant surdoué. L’homme qui s’était déjà illustré par son culot en osant s’opposer au diktat du fils de Staline puis en l’abandonnant derechef va finalement prendre les devants. Tarasov était convaincu qu’on ne pouvait anéantir les joueurs canadiens en un-contre-un. Dès lors, il devint complètement obsédé par les passes : la tactique russe devait reposer sur une communion, une harmonie parfaite dans les mouvements de chacun. Il fallait faire tourner le palet, coûte que coûte, même lorsque la situation ne l’exigeait pas. Ainsi, la victoire ou la défaite ne reposent que sur le socle de la fraternité et les exploits personnels sont relégués au rang d’exception.
Dans le même temps, Tarasov rédige des statistiques précises durant chaque entraînement. Son découpage analytique des situations de jeu est sans concession : les contre-attaques, les sorties par l’aile, les passes en retrait, le pourcentage des palets perdus et de réussites d’entrée en zone. Tout est soumis à un décompte précis. On pourrait penser que cette façon d’aborder la victoire est frileuse, émanant d’un homme qui croule sous l’angoisse de l’échec. Mais dans l’esprit de Tarasov, la précision ne vise qu’un seul but : l’attaque. Il réfute le fastidieux principe, répandu de nos jours, voulant qu’une ligne doive attendre le moment opportun pour attaquer de front. Pour les joueurs du CDKA, chaque situation est l’occasion de marquer, chaque échec pour glisser le palet jusqu’à la cage est une erreur qui peut être modifiée. Anatoli Tarasov, c’est l’entraîneur autodidacte qui a conduit les joueurs de l’Armée rouge sur leur chemin de croix et leur a fait atteindre la sanctification. Celui-ci n’a cure des a priori idéologiques qui dominent le pays : il observe le jeu canadien, l’absorbe, le transforme à sa guise et s’en détourne. Tout son système repose sur l’idée qu’il n’y aucun moyen de battre les Canadiens en adoptant leurs tactiques. Il faut littéralement créer le hockey russe.
Il veut la rigueur et la victoire. La cohésion et la fraternité. « Soyez rapides avec vos mains, soyez rapides avec vos pieds, soyez rapides avec votre tête. Cette dernière est la plus importante. Apprenez-le » : le camarade entend éduquer ses joueurs et il n’est jamais avare de maximes. À la tête du CDKA puis de l’équipe nationale, il emmène d’abord ses joueurs en Sibérie. Là-bas, loin de l’ingérence des regards moscovite, il a composé l’orchestre des talents soviétiques et la symphonie des victoires à venir. Afin d’atteindre cette cohésion sans faille dans les légions russes, il fallait évidemment imposer une discipline de fer. Pour atteindre la perfection, Anatoli Tarasov a inculqué un rythme de vie d’ascète à ses joueurs, où le sport faisait figure de méditation quotidienne. Interdiction de vodka, lever à sept heures, musculation, deux entraînements sur glace par jour. Six jours sur sept. Le dimanche, les joueurs ne pouvaient voir leurs familles que si Tarasov jugeait le taux de réussite commun suffisant. Au printemps, lorsque la glace commence à fondre, il fait s’entraîner son équipe la nuit, lorsque les patinoires naturelles sont les plus praticables.
L’été, alors que le Canada compte une tripotée de patinoires artificielles, les Russes ne peuvent jouer au hockey. Mais le rythme reste le même : on remplace les entraînements de hockey par du football et de l’athlétisme. Cette gymnastique entre les sports fait école : la formation soviétique s’articule autour de la mobilité des joueurs. Ils savent tous échanger leur rôle et sont capables de permuter constamment leurs positions et d’accaparer inlassablement la possession du palet. Cette austérité a permis l’acquisition progressive d’une précision, d’une justesse de jeu sans égale. La participation de l’URSS à ses premiers championnats du monde en 1954 a donc logiquement fait l’effet d’une bombe dans le cénacle international du hockey. Déjà en 1952, Anatali Tarasov voulait aligner une équipe de choix face au reste du monde, mais la blessure de ce fleuron de l’attaque qu’était Vsevolod Bobrov a fait reculer la nomenklatura sportive. Au grand dam de Tarasov, qui jugeait la réussite du collectif bien plus importante que la présence d’un homme, fut-il le meilleur de sa catégorie. Les dirigeants soviétiques trouvaient également ses méthodes trop dures à l’approche d’une compétition internationale, et il a été écarté de l’intendance de l’équipe qu’il avait pourtant entraînée jusqu’ici, remplacé par son ami Arkadi Tchernychiov. À Stockholm, on attendait impatiemment le premier match de l’Ours soviétique. Le monde avait déjà eu vent de ses victoires amicales contre la Suède ou le Danemark. Il planait autour de cette sélection une aura de mystère, de crainte, et dans la presse on commençait à s’interroger sur les méthodes d’entraînement que l’Armée rouge faisait subir à ces gaillards. Tout était sujet aux spéculations et commérages, jusqu’à ce que les Russes entrent sur la glace pour la première fois.
La surprise russe
Avec leurs maillots trop longs estampillés CCCP, leurs crosses démodées et leurs casques de cyclistes, c’est plutôt une atmosphère légère qui se répand dans le stade. On se gausse de ces communistes qui semblent débarquer d’une autre dimension. Dans les gradins, le roi de Suède Gustav Adolf et des milliers de spectateurs sont venus assister au match, et tous repartiront estomaqués. La Russie se déchaîne, Boblov multiplie les buts, les Finlandais sont absolument incapables de tenir le rythme. Résultat : 2-0 dans le premier tiers-temps, 2-1 dans le deuxième, 2-0 dans le troisième. Sept à un au bout du compte, l’entrée en matière est satisfaisante. Mais le Canada est aussi présent. Il a fait venir une sorte d’équipe B, les East York Lyndhurst. Ces derniers ne sont pas des joueurs de NHL, qui ne peuvent participer aux championnats du monde supposés amateurs, mais maîtrisent leurs adversaires avec l’aisance habituelle. Ils écrasent la Suisse, la Norvège, la Suède, l’Allemagne de l’Ouest. Aucun d’entre eux n’arrive à marquer plus d’un but. La nation-mère aborde donc sereinement son ultime match face aux Soviétiques. Quant à ces derniers, ils préféreraient observer leur propre échec au Championnat du monde que de perdre face au Canada. Tchernychiov ne plaisante plus : les ordres viennent d’en haut. Lorsque le match débute, la précision russe bouscule les habitudes canadiennes. Balancer la rondelle à l’autre bout du terrain, tout miser sur l’attaque, multiplier les mises en échec : tout ceci ne sert à rien devant la rapidité de leurs adversaires, qui font preuve d’une maîtrise hors norme du patinage. Tarasov, durant son entraînement, avait refusé à ses joueurs toute forme de brutalité. La maîtrise des nerfs : voilà toute l’essence de la victoire, selon le grand patron russe. En ce premier moment de comparaison, décisif s’il en est, le verdict est finalement sans appel : 7-1 pour l’URSS. C’est un véritable camouflet.
Le Canada est absolument traumatisé. La direction des Toronto Maple Leaf fait même parvenir un télégramme à l’ambassade soviétique indiquant que son équipe était prête à se rendre à Moscou pour laver l’affront. Seulement, à la fin des championnats du monde, en mai, il n’y avait plus de neige. Et toujours pas de patinoires artificielles en URSS. Ce qui n’a pas empêché Anatoli Tasarov de reprendre la main du hockey russe. Pour continuer à perfectionner sa technique, durant les deux décennies qui ont suivi, il s’est appuyé sur des équipes soudées, dont la motivation était sans cesse attisée par le génie des Valeri Kharlamov et consorts. Au total, en 20 ans, l’URSS a remporté huit championnats du monde et trois médailles d’or. Le hockey est devenu incontestablement l’emblème victorieux de la réussite du communisme. Dans le même temps, la querelle internationale continuait de creuser les mésintelligences sportives.
En 1957, les nations d’Amérique du Nord refusent de participer aux championnats du monde de Moscou. Et en 1962, les États-Unis, en raison de la construction du mur de Berlin, refusent d’accorder des visas aux joueurs est-allemands. Par solidarité, les Soviétiques et les Tchécoslovaques ne s’y rendront pas non plus. Au Canada, chaque nouvelle victoire soviétique est considérée comme une injure au pays. La nouvelle dynastie soviétique humilie les joueurs de NHL, qui n’ont pas le droit de participer aux JO ou au Championnat du monde, censés être des compétitions d’athlètes amateurs. En 1970, ne supportant plus de ne pouvoir présenter une équipe de taille face à l’URSS, le Canada va jusqu’à se retirer des championnats du monde de hockey. Deux années plus tard, la volonté d’en découdre devient plus forte : Moscou et Montréal organisent une rencontre. En huit matchs, quatre dans chacun des deux pays respectifs, le monde pourra enfin voir lequel des deux pays est le maître du hockey sur glace.
La Série du Siècle
2 septembre 1972, premier match. La veille, Boblov – qui a pris la place de Tarasov, en différend avec le comité des sports soviétiques – est amputé de son meilleur joueur, Anatoli Firsov. Tous les regards se tournent vers le jeune Valeri Kharlamov, qui saura se distinguer. La NHL a réuni ses plus grands noms : Henderson, Dryden, Mikita. Il faut comprendre qu’à l’époque, la NHL et ses joueurs évoluent dans une autre dimension. Ils semblent absolument inatteignables. Malgré les victoires russes de ces dernières années, la nation-mère du hockey ne peut être prise à domicile. La presse canadienne ne donne pas cher de la peau des Soviétiques : certains parient sur huit victoires consécutives de l’équipe nationale, les plus négatifs sur une petite défaite à Moscou.
« C’était la guerre. Notre société contre la leur », commentera a posteriori le centre canadien Phil Esposito. Ce dernier, après une mise en jeu gagnée par les Canadiens – comme toujours – inscrira le premier but à la trentième seconde. Sans casques, ils multiplient les mises en échec brutales. Sur un plan physique, les Soviétiques subissent. Mais ils enchaînent les tirs, stoppés sans difficulté par le meilleur gardien du monde, Ken Dryden. Après le match, Anatoli Tarosov – présent malgré son licenciement supposé temporaire – dira aux journalistes : « C’était mon rêve de voir des joueurs professionnels. Vous êtes venus à nos entraînements et nous sommes venus aux vôtres, mais il y avait une différence. Vous avez regardé cinq minutes, et vous vous êtes moqués de nos joueurs. Je suis resté assis pendant vos entraînements, ensorcelé. Je n’ai jamais écrit autant et aussi vite. Cela m’a enchanté de vous voir rire de nous. Soit vous étiez trop sûrs de vous et n’y portiez aucune attention, soit vous ne compreniez pas le type de hockey que nous jouions. » L’avenir lui donnera raison : après un autre but de Henderson, Kharlamov marque à deux reprises avant la fin du premier tiers-temps. C’est une claque dans le visage de tous les spectateurs du forum de Montréal. La deuxième période a été entièrement dominée par les Russes. Pourtant, le jeune Vladislav Tretiak continuait à subir les assauts des joueurs de la NHL.
Dans l’ensemble de la rencontre, il a essuyé 32 tirs. Mais Valeri Kharlamov, génie du patinage à l’intelligence stratégique sans pareille, inscrira deux nouveaux buts dans la seconde période. L’ambiance changeait soudain à Montréal, où la fête était en train de devenir une véritable débandade nationale. Malgré un sursaut canadien grâce au but de Bobby Clarke peu après l’ouverture, la Russie l’emporte finalement avec sept points contre trois. Le Canada se réveille. Lentement, durement. Si la Team Canada, l’équipe nationale, est pour la première fois composée de joueurs de la NHL, le deuxième match s’avérera tout aussi complexe. À Toronto, les hôtes ont enfin mis en place une défense digne de ce nom, et plus personne ne fait l’affront d’expliquer au gardien Vladislav Tretiak comment tirent les attaquants canadiens. La première période, sans but, est l’occasion d’un jeu d’intimidation forcené, ce qui conduit les joueurs de l’URSS à se replier sur eux-mêmes, tentant de copier le style des hockeyeurs de la NHL.
Ils perdent le match, quatre à un. Le troisième match se joue à Winnipeg. Cette fois, les deux équipes savent à quoi s’attendre. Tretiak, du haut de ses 20 ans, fait encore un match exceptionnel. Les ressources du bloc communiste semblent inépuisables et c’est finalement sur une égalité, à quatre buts partout, que se termine le match. À l’approche du quatrième match, qui se tenait à Vancouver, la tâche devenait de plus en plus ardue pour Sinden, le sélectionneur canadien, qui faisait face aux ego de ses joueurs, voulant tous être présent sur la glace. L’égalité de Winnipeg avait rendu l’ambiance lourde sur les terres des canadiens, effrayés à l’idée de partir en terre soviétique sur une défaite. Le public est hargneux, la frustration est palpable devant une équipe qui prend rapidement deux pénalités et peine à revenir au score. La première période est marquée par le rouge de l’URSS – qui portent des maillots blancs –, et si les joueurs de la NHL tentent à nouveau de reprendre la main, notamment grâce à Dennis Hull juste avant la fin du match, le destin de cette première partie de la Série du Siècle est scellé : les Russes remportent un nouveau match. Le public canadien siffle, hurle, tempête contre ses joueurs. Phil Esposito se voit obligé de recadrer son public en lançant une diatribe tonitruante contre ces spectateurs et cette presse trop gâtés, persuadés que les joueurs de la NHL n’en ont que pour l’argent et se fichent de la gloire du pays. Alors que nombre des hockeyeurs de la Team Canada envisagent de regagner leurs maisonnettes de campagne, ce sermon permet finalement de contrecarrer la rancœur générale, et les joueurs de la NHL passent le Rideau de fer accompagnés de 3 000 spectateurs.
Néanmoins cette fois, les Soviétiques jouent à domicile alors que le Canada se retrouve en terrain hostile, crispant. L’URSS, c’est le diable. Se rendre à Moscou, c’est traverser un monde. Mais paradoxalement, les dispositions des Occidentaux vont se retrouver portées par cette étrange situation. Dans le palais de glace de Luzniki, le public moscovite n’est en effet pas des plus détendus. Les cravates grises dominées par Brejnev font peser une ambiance lourde sur l’équipe soviétique, alors que les supporters canadiens sont survoltés, encourageant sans relâche leur équipe. Entre ces deux camps, l’atmosphère est pesante. Sur la glace, les joueurs des deux équipes le montrent en rivalisant de robustesse, écopant de nombreuses pénalités. Ce qui tourne amplement à l’avantage du Canada, qui domine les deux premières périodes de trois buts à zéro malgré des arrêts splendides de Tretiak. C’est alors que le miracle se produit : l’URSS se galvanise et le Canada s’effondre.
En littéralement cinq minutes, les Soviétiques inscrivent cinq buts et plient la rencontre. Acculé, le Canada ne semble pas pouvoir reprendre la série en main. En cas de défaite au sixième match, l’ensemble du tournoi serait nécessairement perdu. Même une victoire ne semblait signifier qu’une possible égalisation à terme, tant la possibilité de battre les Soviétiques trois fois d’affilée était devenue lointaine. Le sixième match débute dans une ambiance de guerre d’usure et les Canadiens durcissent clairement leur jeu. Les Russes, qui fondent toute leur stratégie sur la créativité et la vitesse commune, sont incapables de soutenir les mises en échec. Le ton monte jusqu’au point de non-retour : dans la deuxième période, Bobby Clarke fracture la cheville de Valeri Kharlamov. Le meilleur attaquant soviétique est amputé de la majeure partie de ses capacités, mais continue à jouer tant bien que mal. Quelques années plus tard, Clarke avouera l’intentionnalité de son geste : « Je me souviens du discours de l’entraîneur adjoint à l’issue du premier tiers-temps. Il n’arrêtait pas de répéter que quelqu’un allait devoir s’occuper de Kharlamov. J’ai regardé autour de moi dans les vestiaires et j’ai réalisé que c’était de moi qu’il parlait. » Phil Esposito, porte-parole des joueurs canadiens durant cette Série du Siècle, admettra également son accréditation du geste. C’est une victoire tronquée pour le Canada, qui repart néanmoins avec le moral en hausse.
Chute de l’URSS
Le septième match était tout aussi serré et hargneux. À la fin du deuxième tiers-temps, les deux équipes se trouvaient à égalité, deux partout. Un match nul signifiait la possibilité pour le Canada de gagner la Série. Les Canadiens continuent les provocations, et malgré les mises en garde de Bobrov, l’ailier droit Mikhaïlov balance un coup de patin dans la jambière de Bergman alors que les deux hommes se battaient comme des chiffonniers. L’arbitre les sort de la glace. Le match touche à sa fin lorsque Paul Henderson récupère le palet dans la zone canadienne. Il file, seul, vers la cage adverse. En un-contre-deux, le bougre étonne ses adversaires et tente de prendre la transversale. Il les dépasse d’un fil, grâce à son élan, et trouve la lucarne dans un geste royal. Le Canada est qualifié. De l’autre côté de l’Atlantique, le nom de Paul Henderson est déjà une légende. C’est comme si son exploit personnel se répercutait sur l’ensemble de la nation.
Le 28 septembre 1972, les Summit Series arrivent à leur terme. La polémique n’a cessé d’enfler. Le choix des arbitres est un énorme sujet de crispation pour Sinden, le sélectionneur canadien, qui obtient le changement de l’un d’entre eux. Dans les vestiaires, les joueurs de NHL se plaignent également de tentatives d’intimidation. Mais cette rencontre aura bien lieu, quoi qu’il arrive. Loin de Moscou, tout un pays est devant sa télévision. L’économie du Canada est interrompue l’espace de 75 minutes, les entreprises ont installé des télévisions, les écoliers sont restés chez eux. C’est le match du siècle, après tout. Dès la troisième minute, Yakouchev ouvre la marque. Les Russes sont déjà en supériorité numérique après quelques étranges pénalités distribuées aux Canadiens. Mais c’est une véritable obstruction qui fait perdre son contrôle à Jean-Paul Parisé qui feint de décapiter l’arbitre avec sa crosse. Il écope de douze minutes, ce qui ne l’empêche pas d’insulter le monde entier en regagnant le banc, et se trouve définitivement expulsé. Les Soviétiques sont excellents, mais Tretiak en est à son huitième match, alors que les gardiens canadiens ont sans cesse alterné. Quand bien même : la sélection de Bobrov creuse l’écart et mène cinq à trois à la fin du deuxième tiers-temps. Seulement, dans la dernière période, la crainte de la victoire pèse sur leurs épaules. La Russie se met à jouer petit-bras, recentrant son jeu sur la défense, chose que les Canadiens exploitent avec bon goût : Phil Esposito marque, assisté de Mahlovitch.
Quelques minutes plus tard, Cournoyer prend le palet et bat à nouveau Tretiak. Mais la lumière rouge annonçant le but ne s’éclaire pas : Eagleson, qui est un des instigateurs canadiens du tournoi, file des estrades vers le banc des annonceurs. Il insulte, bouscule, tente le forcing, mais les soldats de l’Armée rouge s’interposent et le sortent du stade. À une dizaine de minutes de la fin de la rencontre, la poudrière canadienne enflamme le stade : le jeu est interrompu, car Mahlovitch puis l’ensemble du groupe canadien tente de s’interposer contre l’admonestation d’Eagleson.
À la fin des années 1970, une nouvelle nation fait son entrée dans le monde étriqué du hockey sur glace.
Il reste moins d’une minute à jouer lorsque le match reprend. La ligne Esposito, Cournoyer et Henderson monte sur la glace. Cinq partout à quelques secondes de la fin. Henderson prend le palet, file jusqu’à la cage, vise, tire à côté et s’écrase contre la bande. Esposito, cerné de toutes parts, le reprend et slape vers le but. Tretiak bondit et l’arrête, mais Henderson, sur le rebond, le récupère et d’un geste rapide du poignet lève le palet qui vient se loger dans les cages du gardien soviétique. « J’ai perdu mon pari – à une trentaine de secondes près – mais je pense que j’ai eu raison dans ce que j’expliquais hier. Ou plutôt, Tonton Alan Eagleson m’a donné raison avec le geste obscène qu’il a fait dans la troisième période. J’ai tout dit sur cette Team Ugly, et on l’a encore vu aujourd’hui, jusqu’à J.-P. Parisé qui menace de guillotiner un officiel avec sa crosse. Qu’est-ce qui est le plus important ? Montrer au monde le genre de hockeyeurs que nous produisons ? Ou montrer au monde le genre d’hommes que nous produisons ? Ce que j’ai vu, c’est une bande de barbares, dirigés par un homme [Eagleson, nda] qu’on peut qualifier de désastre diplomatique ambulant. » À la fin des années 1970, une nouvelle nation fait son entrée dans le monde étriqué du hockey sur glace. Aux États-Unis, dont certaines villes du nord ont rejoint la NHL, ce sport commence à peine a trouver son public. Accueillant des sélections du monde entier dans leur antre de Lake Placid, lors des JO de 1980, les États-Unis présentent donc une équipe. Composée d’étudiants et d’universitaires en devenir, personne ne croit vraiment en la réussite de ces garçons vierges de toute grande compétition.
D’ailleurs, depuis la Série du Siècle de 1972, personne n’ose remettre en question l’hégémonie des joueurs marqués du CCCP : ils ont remporté 14 des 17 derniers championnats du monde, et sont les champions olympiques en titres. De surcroît, ils ont écrasé une équipe des All Stars de la NHL quelque temps plus tôt.Ces mots, de John Robertson, journaliste au Montreal Star, sont les seules voix discordantes dans l’effervescence commune qui embrase tout le Canada. La superbe canadienne reprend ses droits sur les tâtonnements des premiers matchs, et la presse oublie le surnom qu’elle avait donné à son équipe depuis quelques temps : la « Ugly Team » devient à nouveau la « Team Canada ». À raison : trois victoires à Moscou, ce n’est pas un triomphe volé. Watergate, Vietnam, Afghanistan, crise économique, mal-être inhérent à la société de consommation : tout le socle de la puissance américaine vacille alors, et ce, principalement pour des raisons internes. La confiance et l’assurance en la supériorité du système américain se fissure, la crise se propage dans un pays qui peine à assumer sa propre présomption. Brooks, le sélectionneur de l’équipe des États-Unis, en a bien conscience. Comme il sait d’ailleurs qu’il est impossible de vaincre le bloc de l’Est par un jeu classique et individuel. Il décide de créer sa propre méthode, qui prend à revers celle de Tarasov : il copie son entraînement, son style de jeu, sa dureté et ajoute une pointe de manipulation psychologique individuelle. Si Tarasov affirmait concernant le style de jeu des Canadiens que « l’original est toujours préférable à la copie », Brooks, lui, dit à ses joueurs à propos des Soviétiques qu’il faut « regarder le tigre dans les yeux et lui cracher au visage ». Aujourd’hui, tout le monde connaît le résultat de ce match mythique. Après deux périodes très serrées dominées par les Russes, le capitaine américain Eruzione trompe la vigilance de Mychkine – que l’entraîneur soviétique Tikhonov venait d’installer sur la glace à la place de Tretiak, alors meilleur gardien au monde – et marque un but qui donne l’avantage aux Américains pour la première fois du match. Il ne restait plus aux jeunes Américains qu’à conserver l’avantage. Chose loin d’être aisée : il y avait dans cette équipe russe les meilleurs attaquants au monde. La ligne KLM – Krutov, Larionov, Makarov – débute, mais fond déjà face à des adversaires qui ne leur laissent pas le moindre temps pour réagir.
En réalité, cette victoire des Américains, éclatante et inattendue s’il en est, est un symbole très fort pour les deux pays. Le sport soude à nouveau la population américaine, réaffirme l’adhérence de ses citoyens à ses propres valeurs. Le Miracle on Ice est un événement majeur dans l’histoire des États-Unis des années 1980 : un sport si peu connu, pour lequel l’engouement était si limité, a déchaîné les foules. A contrario, cette victoire américaine illustre à merveille la défaite cinglante de l’URSS, un pays qui s’essouffle à chacun des pas qui l’éloigne de son idéologie. Le hockey soviétique, image instable des victoires et des défaites de son système, commence lentement à tendre vers l’agonie finale. Tikhonov, qui dirige le groupe russe lors des Jeux olympiques de Lake Placid, a instauré un système de jeu tyrannique au CSKA et dans l’équipe nationale. L’épopée tarasovienne est bien loin, le dopage règne en maître, et les hockeyeurs de la Sainte-Mère Russie rêvent de voler vers des contrées mieux disposées à leur égard. À la fin des années 1980, le divorce est consommé : la plupart d’entre eux fuient l’URSS, signant des contrats secrets avec les équipes de la NHL. La dislocation du jeu russe débute. Et c’est ainsi que, trois décennies plus tard, la Russie s’est effondrée à Sotchi : véritables stars et grands techniciens de leurs équipes d’outre-Atlantique, Alexandre Ovechkin et ses joueurs furent incapables de montrer au monde la cohésion, l’harmonie et la fraternité qui fit le succès de leurs aïeuls spirituels.
Couverture : L’équipe championne d’URSS.