Aux premiers jours de l’été, les véhicules qui descendent la Travessera de les Corts en direction du sud de Barcelone passent devant un géant endormi. Le stade du Camp Nou est désert. Mais alors que les footballeurs du club catalan et leurs supporteurs ont délaissé l’enceinte de 100 000 places depuis plusieurs semaines, des chants filtrent encore de ses pylônes à claire-voie. Dans les entrailles en béton de la porte 13, les buts s’enchaînent plus vite que lors de la remontada du Barça contre le Paris Saint-Germain, en mars dernier.
Un autre match se joue ici. Pour contester la suprématie de Fifa sur le monde du jeu vidéo de foot, le groupe japonais Konami a proposé à quelques journalistes et youtubeurs de venir tester Pro Evolution Soccer 18 au stade barcelonais, mi-juin. Petits fours à l’appui, le chef de la marque, Adam Bhatti, veut leur prouver que ce nouvel opus est « meilleur » que celui de son concurrent américain. Cette fois, le jeu nippon va selon ses dires retrouver le trône qu’il a perdu en 2007.
Ce plaidoyer pro domo passerait inaperçu s’il n’était pas appuyé par des spécialistes. Avant sa sortie, jeudi 14 septembre, PES 18 s’était attiré leur attention en annonçant avoir revu sa copie de fond en comble. Puis les articles laudateurs se sont multipliés tandis qu’une pluie de critique s’abattait sur Fifa. « Si le jeu change pas la saison va être loooooooongue », tweetait le double champion de France, Corentin Chevrey, le 21 septembre. « J’ai jamais vu un Fifa aussi mauvais. » PES, au contraire, serait en voie de renouer avec son âge d’or. « Nous sommes revenus aux fondamentaux », vante Bhatti.
Football 8 bits
Dans l’histoire du football, les États-Unis ont battu le Brésil deux fois. Leur improbable succès en demi-finale de la Gold Cup, début 1998, a été précédé par une victoire attendue, dix ans plus tôt. Tout s’est joué en coulisse. Ce 4 juillet 1988, au troisième étage de l’hôtel Movenpick de Zurich, les Américains remportent le droit d’organiser la Coupe du monde 1994 au détriment de l’ancienne colonie portugaise et du Maroc. Cela fait près de quarante ans que leur équipe ne s’est pas qualifiée pour le tournoi. Mais ses performances intéressent moins la Fédération internationale de football (Fifa) que le marché outre-Atlantique.
L’organisation à but non lucratif sait l’intérêt financier qu’elle a à attiser la passion de l’État le plus riche au monde. Elle mesure en revanche très mal l’importance que vont prendre les jeux vidéo dans le domaine du sport. Lorsqu’il se rend en Suisse pour obtenir le droit d’utiliser la marque Fifa, en 1993, le vice-président du marketing d’Electronic Arts (EA) en Europe, Tom Jones, tombe sur « une bande de vieillards qui n’ont aucune idée de ce qu’ils ont. L’accord a été trouvé très rapidement et nous avons acheté les droits une bouchée de pain. »
Au sein même d’EA, bien peu de gens croient au projet. « Ça n’intéressait personne », se rappelle son cofondateur, Trip Hawkins. Le soccer est jugé « trop compliqué » pour assurer un succès pareil à celui rencontré par le jeu de football américain Madden en 1991. Il faut l’opiniâtreté d’un développeur chinois basé au Canada, Jan Tian, pour que sorte finalement Fifa International Soccer en 1993, un an avant la Coupe du monde aux États-Unis. Malgré les efforts de la fédération, la majorité des Américains continue d’ignorer royalement ce sport étranger.
Fifa est pourtant révolutionnaire, insiste Jan Tian. Enfin, la balle qui collait aux pieds des joueurs dans les jeux Real Sport Soccer (1982), International Soccer (1982), Match Day (1984), Microprose soccer (1988) ou Kick Off (1989) entre en mouvement de manière plus naturelle. L’angle de vision en biais se rapproche par ailleurs de celui des caméras de télévision. « Ça ressemblait à du foot », se targue-Tian. En quatre semaines, le demi-million d’exemplaires vendus surpasse largement les attentes de la direction d’EA.
Grand concurrent des États-Unis dans le domaine des jeux vidéo, le Japon se retrouve alors devancé aussi bien sur les pelouses que sur les écrans. Jamais le pays du manga Olive et Tom n’a été capable de se qualifier pour la phase finale de la Coupe du monde. Aussi construit-il une version du football moins proche de cette réalité pleine de contrariétés pour les consoles. « Quand j’ai commencé à travailler sur PES, j’ai juste pensé à faire un jeu », témoigne son géniteur, Shingo Takatsuka. « Je n’ai jamais pensé à le comparer au football réel. »
Née en 1969, la firme japonaise pour laquelle il travaille, Konami, a conçu des bornes d’arcade avant d’inventer des jeux vidéo. Dans les bars ou les salles spécialisées qui les proposent, l’expérience immersive passe plus par leurs aspects ludiques que par leur ressemblance avec la vie au-dehors. Dit autrement, Konami n’hésite pas à sacrifier la réalité sur l’autel du rythme, du style ou plus simplement de l’amusement. Les données concernant la performance prennent ainsi presque la moitié de l’écran du jeu Hyper olympic – sorti en 1983 sous le nom Track & Field en Europe.
Radonlo et Butastita
Une déclinaison footballistique baptisée Konami Hyper Soccer voit le jour en 1991 pour la NES. Sur un menu court comme un haïku, les options « match » et « tournoi » donnent accès à un écran vert où figurent 24 équipes dont les défuntes URSS et Yougoslavie. Le joueur peut se répartir des points de bonus en vitesse, tir, attaque, défense, technique ou chance avant de commencer. Lorsque le ballon est envoyé en l’air, on voit sa taille grossir et sa vitesse se réduire, avec des proportions aussi déformées que dans un épisode d’Olive et Tom.
Au moment de la sortie de Fifa, Konami s’apprête à répliquer par deux jeux. La branche d’Osaka lance International Superstar Soccer (ISS) en novembre 1994 pour la console Super NES ; et celle de Tokyo dévoile Goal Storm en décembre à destination de la Playstation. Salués pour leurs dimension intuitive, les jeux pêchent cependant par des commentaires répétitifs voire hors de propos. « Un bon match, dommage que quelqu’un ait dû perdre », peut ainsi dire le journaliste après un nul entre le Brésil et l’Argentine… Rentrent alors aux vestiaires Radonlo et Butastita, les versions fictives des attaquants Ronaldo et Gabriel Batistuta.
À la différence de Konami, EA peut inclure les vrais noms des joueurs dès 1995 dans Fifa. « J’allais voir les associations des championnats et des joueurs et personne ne savait qui détenait les droits », explique Tom Jones. « Nous avons impulsé leur organisation. » Renommée ISS Pro sous l’égide de Shingo Takatsuka en 1997, la série japonaise met l’accent sur la fluidité du jeu sans oublier d’étoffer et son menu et sa réputation. Pour cela, elle place les stars Fabrizio Ravanelli, Andreas Köpke et Carlos Valderrama en couverture de l’édition 1998. Enrichie par un mode « Ligue Master », celle-ci se classe parmi les meilleures ventes au Japon et en Grande-Bretagne.
Entre ISS et Fifa s’instaure alors un duel qui divise tenants de l’ « arcade » et partisans de la « simulation ». Pour une bonne part des magazines spécialisés, le rapport de force commence à basculer en 2001 lorsque le premier prend le nom de Pro Evolution Soccer. Le titre est « époustouflant par sa réalisation, son gameplay mais également son degré de réalisme », estime Jeuxvideo.com. Sa version pour la Playstation reçoit le prix de « Meilleur jeu de sport de l’année » du site allemand 4Players.
Comment expliquer cette réussite ? Le critique de jeux vidéo britannique Steve Burns a voulu tirer les choses au clair : « Un jour, j’ai demandé à un développeur de Konami pourquoi il est beaucoup plus jouissif de marquer un but sur PES que sur Fifa. Il m’a répondu que l’animation des frappes était délibérément infidèle à la réalité. Ils laissent de la place pour l’inventivité du joueur. » Les deux années suivantes, Fifa est sans conteste relégué au deuxième rang. Sur les pages des magazines de jeux vidéo, une note toujours supérieure à 9 sur 10 où à 90 sur 100 est épinglée au coin de la jaquette de PES3, au-dessus de l’index accusateur de Pierluigi Collina. L’arbitre italien restera associé à ce titre mythique.
Une place pour deux
Pendant les trois années suivantes, la meilleure jouabilité de PES lui permet de ne souffrir aucune comparaison. Chaque nouveau titre est l’occasion d’ajouter quelques améliorations telles qu’une simili ligue des champions en 2003, la mise à la retraite des anciens joueurs en 2004, de nouvelles tactiques en 2005 et des coups francs rapides en 2006. Au lieu de se plaindre que l’absence de licence les empêche de choisir une équipe par son véritable nom et selon son maillot, quantité de joueurs se réjouissent de pouvoir les customiser. Et ceux qui ne préfèrent pas perdre de temps à ça ont à disposition des packs sur Internet.
« Nous sélectionnons les commentaires de nos fans pour essayer d’apporter des améliorations au jeu », affirme Shingo Takatsuka. « C’est une de nos priorités. » Parmi eux, on trouve des joueurs comme John Terry. En 2005, le défenseur international anglais de Chelsea offre une publicité inespérée à PES en expliquant comment lui et quelques autres ont imposé le jeu à tous les membres de l’équipe.
Mais alors que Konami écoute ses acheteurs de plus en plus nombreux, EA « a l’air obsédé par l’idée de détruire PES », estime un ancien employé de la firme nippone souhaitant rester anonyme. Que cette intentation ait été si clairement présente dans la tête des créateurs de Fifa ou pas, les enjeux sont tels que l’antagonisme ne peut que s’exacerber. Devenue la principale source de revenus de Konami, PES mobilise à lui seul 400 personnes en 2008, soit autant que Fifa.
L’année précédente, l’éditeur japonais a raté un virage décisif. Après PES6, il a décidé d’adopter le format en années de son rival pour lancer son nouvel opus, PES2008, sur Playstation 3. Hélas, ce changement de nom est allé de pair avec d’innombrables problèmes sur la console de nouvelle génération. Sous la menace de Fifa, PES a aussi réduit les possibilité de customisation. Takatsuka doit reconnaître que le disque vendu « est loin de ce que nous voulions ».
La même année, EA décide de réagir. L’ancien cerveau du jeu de gestion Championship Manager, David Rutter, est débauché pour assurer le succès de Fifa sur Playstation 3 et Xbox 360. Ce supporter de Leicester ne cache pas que sa préférence va pour PES. Mais désormais, il a des moyens bien plus élevés que ceux de son modèle. Pas à pas, il le rattrape en améliorant la jouabilité de Fifa, tandis que les équipes de Takatsuka pâtissent de leur « vision traditionnelle des jeux vidéo », selon l’ancien responsable de la marque en Europe, Jon Murphy. « Il est un peu frustré quant à sa manière de mener la franchise », explique-t-il en 2012 pour expliquer la mise à l’écart du père de PES.
Selon Murphy, le retournement de situation est aussi dû à l’habitude qu’ont les responsables de Fifa « de copier PES pour arriver à ce qu’ils souhaitent ». Deux ans plus tard, Konami reconnaît une baisse de 1,2 million de ventes de ses jeux de football, soit 32,6 % par rapport à l’année précédente. Puis l’éditeur japonais préfère se réfugier dans un silence éloquent. Se mettait-il en retrait pour mieux revenir ? D’après Adam Bhatti, PES18 signe l’aboutissement d’un plan discrètement mûri.
« PES 6 était le meilleur, puis nous avons traversé de mauvaises années avant de ramener la franchise à la vie », reconnaît-il. « Donc je pense que depuis PES15 nous faisons du bon travail, mais c’est bien cette année où nous avons vraiment travaillé sur les animations, les graphismes mais aussi les modes de jeu. » Doté d’une équipe cinq fois et demi plus petite que son concurrent en 2016, PES risque d’être encore deuxième cette année en nombre de ventes. Mais Konami a peut-être passé le creux de la vague.
Couverture : L’équipe de France dans PES 2018. (Konami)