De drôles d’odeurs vous accueillent à la sortie de l’ascenseur, au 15e étage d’un immeuble au bord du lac Michigan, au nord du Loop de Chicago. Foin séché. Orange brûlée. Vinaigre frit. Herbes sauvages et thé fort, camphre, lavande, tabac, myrtilles, sirop d’érable, bacon — toutes ces odeurs semblent provenir de vaporisateurs. Un truc à vous retourner le cerveau.
Le mystère reste entier à l’intérieur de l’appartement 1511 — un studio qu’une demi-douzaine de chefs transpirants et massivement tatoués, en bandana et tablier, ont transformé en laboratoire culinaire et en zone de transit. Brandon Baltzley, qui vit ici avec sa copine, Emily Belden, est celui qui tient le fendoir, l’air inquiet, un couteau et une fourchette tatoués sur la pomme d’Adam. Debout dans ses sabots noirs, devant une table en inox, il ne donne pas l’impression d’être le type en charge des opérations : il exhorte indifféremment les employés qui travaillent le plus dur à se concentrer davantage, et se faufile derrière les plus passifs d’entre eux pour leur saisir malicieusement les parties génitales. Mais l’impression est peut-être seulement due au tatouage : à quel point peut-on être proche — ou souhaiter le devenir — de quelqu’un qui se met un couteau sur la gorge ? Baltzley, on l’apprend vite, ne saurait faire les choses différemment. À vingt-six ans, il a passé la moitié de sa vie dans des cuisines de restaurants, se faisant à la fois une réputation de grand chef américain et d’épouvantail du monde de la gastronomie. Un accro que ses obsessions rivales – et sans doute inséparables – de la cuisine et de la défonce ont poussé vers des abîmes de plus en plus profonds à chacune de ses chutes vertigineuses. En moins d’un an, Baltzley a perdu ou abandonné des emplois de rêves dans quatre des meilleurs restaurants de Chicago : Alinea, le trois étoiles de Grant Achatz, qui a fait de la ville le nouveau temple gastronomique du pays ; Schwa, où Baltzley a tenu tête aux humeurs changeantes du chef-propriétaire Michael Carlson et découvert le Vicodin ; Mado, autrefois acclamé mais aujourd’hui fermé, qu’il a quitté avec l’ensemble des commis de cuisine ; et Tribute, le restaurant de Simon Lamb à l’Essex Inn de la Michigan Avenue. Après avoir obtenu le titre de chef cuisinier de Tribute, Baltzley a manqué l’ouverture, atterrissant en désintox après trois jours de descente particulièrement brutaux, presque tout entiers passés à sniffer de la coke.
Pudding au tabac
« Quand on sait la fascination maladive de notre époque pour la gastronomie, il y a un réel danger à se retrouver catalogué de la sorte », affirme Jared Wentworth, le chef cuisinier du restaurant étoilé Longman & Eagle, à Chicago. « Mais ceux d’entre nous qui savent que ce métier n’est qu’exploitation et misère se disent, en entendant l’histoire de Brandon : “Qui n’est pas passé par là ?” Je sais que j’y suis passé et que pas mal des chefs que j’admirais étaient défoncés à la coke lorsqu’ils étaient premiers commis. C’est ce que tu fais après qui compte. » Pour l’heure, la dernière tentative de rédemption de Baltzley se prépare dans cet appartement : un dîner éphémère dont les réservations affichaient déjà complet il y a des mois. Prévue pour le lendemain soir sur un toit-terrasse du centre-ville, la succession de dix plats à 100 dollars par tête constituera l’inauguration de CRUX, « un concept visant à transposer le modèle commercial collaboratif à la scène gastronomique de Chicago ». Alors que la nuit tombe, Baltzley et son équipe se préparent à une nuit blanche tandis que desserts émulsionnés, panna cottas et os à moelle peinent à prendre forme, à gélatiner et à braiser correctement dans le four rempli à ras bord et le frigidaire plein à craquer de la petite cuisine américaine.
Baltzley, clean depuis trois mois, a été courtisé par des investisseurs pour ouvrir son propre restaurant et a reçu diverses propositions de tables étoilées ; mais CRUX est pour l’instant en tête de ses priorités. « Le mec peut cuisiner à plein régime, affirme Wentworth. Quand il a les idées claires, il fait partie de ces chefs qui n’ont aucune limite. » Les seuls à pouvoir partir en vrille comme des rock stars sont les « chefs rock stars » — ceux des chefs qui ont non seulement un don mais aussi une passion sans borne pour leur art. « C’est avant tout l’obsession qui te pousse à cuisiner », explique Kevin McMullen, qui s’est révélé comme l’un des meilleurs assistants de Baltzley pendant les semaines de préparation. « C’est comme l’odeur des frites sur tes vêtements. Tout l’alcool du monde ne suffirait pas à te détourner de ton objectif. » Ce qui pose la question suivante : Pourquoi se donner tant de mal ? Les réponses commencent à affluer après minuit, quand ils attaquent les derniers préparatifs : un gâteau d’anniversaire au crabe confit – une réplique de cake au crabe qui sera présenté comme le premier d’une série de quatre desserts, grâce à un glaçage aux épices Old Bay et un « miroir » d’orange brûlée. Une glace à la lavande, qui imite le légendaire salep dondurma turc, un dessert élastique et caoutchouteux à base de lait, d’orchidée et de résine de lentisque. Devant la viscosité de cette nouvelle invention, émulsifiée au mastic, Baltzley fait jurer à l’assistance de garder le secret. « Je n’ai jamais été aussi heureux depuis que je suis arrivé à Chicago », confie-t-il en modelant des cylindres avec le gel obtenu.
À seize ans, il devient chef de cuisine dans un bistrot de Jacksonville.
Les shots de thé vert de Baltzley le tourmentent depuis qu’il a imaginé ce dîner. Il voulait les présenter en début de repas, non pas pour leur effet apaisant, mais pour leur astringence. L’idée lui est venue quand Dave Beran, le chef qui l’a recruté à Alinea, lui a montré le site Everything Is a Remix, dédié à un documentaire sur la création et la collaboration : « Pourquoi ne pas singer tous les chefs que je respecte le plus ? En une bouchée ? » Le remix de Baltzley évoque une recette de l’émission culinaire Chopped réalisée sous poppers : prenez les ingrédients surprise de quatre « paniers mystères » (foin, tabac, Fisherman’s Friend et thé vert) et improvisez un amuse-bouche pour accueillir l’élite culinaire de Chicago dans votre pire cauchemar. La base de son pudding au tabac, une infusion de feuilles de cigare, me donne envie de vomir : un huitième de cuillère à café me donne l’impression d’avoir un cendrier à la place de la bouche. Et pour les invités non-fumeurs ? « On les emmerde. » Bon. « Pourquoi ne pas simplement créer un menu avec la drogue pour thème ? » Baltzley hausse les sourcils, incrédule : « Qu’est-ce que tu crois qu’on est en train de foutre ? »
De Kylesa à Savannah
Après cinq ans d’allers-retours en cure de désintox, Baltzley n’est toujours pas convaincu par les mantras habituels de la guérison, le modèle des douze étapes et la « puissance supérieure ». « Je vais aux réunions et j’adhère au processus, confie-t-il. Mais je n’ai jamais passé la moindre “étape”, ni ne me suis tourné vers une quelconque “puissance supérieure”. J’en suis venu à réaliser que, pour moi tout du moins, tout n’est qu’affaire d’impulsion, d’obsession — que ce soit les drogues, la picole, la cuisine ou la batterie. T’imagines pas l’emprise que peut avoir un simple beat sur moi. » Quand on le presse, Baltzley fait remonter cette impulsion à sa mère, Amber, à qui il parle encore tous les jours. « À côté de sa vie, la mienne semble insipide », affirme-t-il. Peu avant sa naissance, Amber épouse un certain M. Baltzley pour couvrir les coûts de sa grossesse. Ils déménagent à Jacksonville, en Floride, mais ne restent jamais longtemps dans un même appartement, et les meilleurs souvenirs d’enfance de Baltzley sont les après-midi passés dans la rue des bars gay où travaille sa mère, « à boire des Coca cerise, à jouer à Pac-Man, et à passer Meat Loaf sur le jukebox ». C’est là qu’il commence à cuisiner, à l’âge de huit ans, en aidant à la préparation de potages et de soupes épaisses dans la cuisine que tient sa mère dans l’un des bars. Les autres souvenirs ne sont pas aussi plaisants.
« Ma mère était un bonhomme, mec, un putain de vrai bonhomme, affirme-t-il. Et les femmes à qui elle s’en prenait pouvaient y aller franco. Quand on pense à des filles qui se battent, on imagine qu’elles y vont avec les ongles ou les dents. Là, c’était à coups de poings ! » Il ajoute qu’il serait plus exact de faire remonter ses origines de chef, non pas aux plats qu’il aidait à préparer, mais à la première fois où il a brandi un couteau, pour interrompre une raclée particulièrement gratinée qu’une ex était en train de mettre à sa mère. À treize ans, il joue de la guitare dans un groupe de punk et fuit la maison à quatorze (la première d’une longue série de fugues). La drogue et la bière font leur apparition : « Plutôt normal, estime-t-il, du moins pour le nord de la Floride. On va dans un champ après la pluie, on repère les bouses de vache et on ramasse les champignons magiques… » Les champis finissent par devenir son remède quand il doit affronter les matinées de travail au restaurant après une beuverie carburée à la coke. « Je comprends pas le truc avec les psilocybes. Pour la plupart des gens, ils sont puissamment hallucinogènes. Moi, ils ne font que me remettre les idées en place. » Baltzley n’évoque pas les drogues pour expliquer pourquoi il a laissé tomber le lycée — juste un désir général d’évasion. Il commence comme plongeur et préparateur de pancakes dans un coffee shop et se découvre vite un talent aux fourneaux. À seize ans, il devient chef de cuisine dans un bistrot de Jacksonville, décrochant le premier d’une longue série de postes de plus en plus qualifiés et de mieux en mieux payés qu’il va systématiquement foutre en l’air.
La combinaison d’abus de substances et d’addiction au travail commence avec la musique. Quand son groupe perd son batteur, il s’enferme dans une pièce avec des baguettes et des annuaires, devient « plutôt bon » en un mois et joue régulièrement dans des clubs de Jacksonville à dix-sept ans. Il rencontre une étudiante en art lors d’un concert, tombe amoureux et la suit à Savannah, en Géorgie, qui devient pour Baltzley une ville mystique, en particulier quand les drogues commencent à faire effet après le service : « Des touffes de mousse espagnole et des fantômes qui traînaient par là, des bagarres d’ivrognes à tous les coins de rue à cause des mecs de l’armée qui se mettaient la tête. » Après un rapide passage au restaurant de Paula Deen, The Lady & Sons, Baltzley quitte Savannah pour St Augustine, avant de se laisser convaincre par les membres du groupe de sludge metal Kylesa, qui l’invitent à partir avec eux en tournée. « Un joli mot pour une indemnité journalière de cinquante dollars et assez de dope pour encaisser toutes les nuits blanches passées à sillonner le pays », raconte-t-il. Il laisse le groupe à ses disputes internes et retourne en cuisine, cette fois comme second au Cha-Bella, un restaurant acclamé de gastronomie américaine contemporaine. Quand les drogues prennent trop de place, il part en cure de désintoxication en Caroline du Sud. « Cuisiner en pleine descente, ça craint. Au Cha-Bella, je prenais des acides pour m’aider à redescendre de la coke. Cuisiner sous acide, c’est de la folie. Traverser Savannah en plein trip, c’est encore plus de la folie. »
Waterloo
À vingt-et-un ans, Baltzley déménage à Washington, espérant repartir à zéro dans une nouvelle ville. Il est engagé comme chef de cuisine à Nora, la première table du pays à être certifiée bio, « de la ferme à l’assiette ». Mais il se remet à boire avant même de descendre du train et commence à fumer de l’herbe peu après le début de son contrat. Un soir à Dupont Circle, il demande de la coke à un dealer et le type sort de sa bouche un sachet contenant un caillou de crack. « Qu’est-ce que je suis censé faire avec ça ? » demande Baltzley. Pendant la tournée avec Kylesa, il a donné en matière de cocaïne, et a entendu parler du crack. « Mais pas des effets. La poudre te rend fébrile. Le crack, c’est l’euphorie instantanée, intensément palpable. C’est juste là, devant toi — et puis ça s’en va. » Quand tout commence à s’effondrer à Washington, il part pour New York, où il prend la ferme décision de passer à la vitesse supérieure. « J’ai commencé à me prendre un peu plus au sérieux. C’est ce qui arrive quand tu sers de la bouffe à des gens et qu’ils te traitent comme ça, peu importe combien tu déconnes. Je me suis dit que j’allais voir si je pouvais faire mon trou à New York. »
« Il se souvient d’avoir eu la drôle d’impression de “se réveiller 100 % clean” le jour de son 25e anniversaire. »
Ce qu’il fait, passant aux restaurants et aux chefs étoilés — Upstairs at Bouley, Allen & Delancey, Salumeria Rosi. Il commence à décrocher des places de chef de cuisine, d’abord à Vintage, chez Susan Wine, puis à 6th Street Kitchen, lors de sa dernière année à New York. Mais le train de vie frénétique de la scène gastronomique de la ville garantit une répétition du même schéma : deux mois clean passés à travailler suivis de trois mois d’excès. « La grande différence, s’amuse Baltzley, c’est qu’à New York tu peux commander ta coke comme une pizza : livrée en une demi heure. » Il se souvient d’avoir eu la drôle d’impression de « se réveiller 100 % clean » le jour de son 25e anniversaire, le 23 janvier 2010. « Je n’ai toujours aucune idée de pourquoi c’est arrivé. Peut-être simplement que mon horloge interne marquait le quart de siècle. » Un ami a réservé chez wd~50, le bastion de la cuisine moléculaire de Wiley Dufresne ; Baltzley, formé dans des cuisines traditionnelles, commence à s’intéresser à cette nouvelle technique. Le repas va changer sa vie. « Je me souviens surtout d’une assiette composée d’un ravioli d’œuf brouillé, d’avocat roussi et de kampachi. J’avais travaillé en cuisine pendant la moitié de ma vie, mais là, c’était une satisfaction instantanée, comme le crack, et tellement… présente. Et puis j’ai fini par comprendre : voilà ce que j’aurais pu faire si j’étais resté clean. » Il se lève le lendemain avec au ventre une obsession familière — pas celle de la défonce, non, mais celle qui lui commande de « cuisiner quelque chose à l’euphorie palpable ». Il est aussi violemment malade. « J’ai souffert comme un chien pendant, genre, cinq jours. » Il n’arrive pas à décider s’il doit son état au sevrage brutal ou au poisson cru — sa nouvelle idée fixe. « Je n’arrêtais pas de penser à tout le savoir-faire concentré dans ce ravioli, une “pâte” constituée d’un œuf suffisamment dur pour servir de liant autour d’une garniture d’œuf brouillé cuite à la perfection. C’était assez dégueulasse, en fait, avoue-t-il en riant. J’ai passé cinq jours à sentir les trois types de gras : les œufs, le poisson et l’avocat — je les sens encore… » Il pointe le couteau vers sa pomme d’Adam : « Juste là. » Baltzley parvient à rester sobre pendant les neuf mois suivants, sa plus longue période à ce jour. « Les choses ont commencé à devenir bizarres à 6th Street Kitchen quand je suis revenu », raconte-t-il. Des assiettes différentes commencent à sortir des fourneaux. « Les gens me demandaient ce que je faisais, ils parlaient de gastronomie moderniste, de cuisine moléculaire. Moi, je m’amusais, c’est tout. » Ses mousses ne moussent pas toujours, ses gels ne gélatinent pas toujours — mais il sait ce qu’il veut.
La gastronomie espuma –comme l’appelle parfois Michael Symon, de l’émission Iron Chef –, consiste à saisir l’essence d’une saveur en une bouchée, pour ensuite la marier à d’autres essences isolées. Baltzley, lui, recherche plutôt une saveur dominante persistant plus longtemps que ce qu’on aurait imaginé — comme s’il ne voulait pas que cesse « l’euphorie palpable ». La fantaisie intervient quand toutes les saveurs s’expriment pleinement : Baltzley appelle cette expérience la « queue de paon », un terme emprunté aux dégustateurs de vin. « Ce que j’ai vraiment appris de Grant Achatz, ce n’est pas seulement l’intensité d’une saveur, mais la durée pendant laquelle elle s’exprime. » Sur un coup de tête, il envoie son CV chez Alinea et se retrouve à Chicago un mois plus tard. Quatorze jours après sa prise de fonctions, il reçoit un appel : la maison de sa mère est couverte d’impacts de balles suite à une fusillade entre gangs. Il fonce vers la Floride et, à son retour une semaine plus tard, s’est remis à boire. Au lieu de disparaître, il fait cette fois preuve de respect en envoyant une lettre de démission à Achatz. Après six mois à passer d’une grande table à l’autre, il prend contact avec Simon Lamb, qui a annoncé le lancement de son nouveau projet, Tribute, un restaurant à 170 couverts. Chicago est devenu une destination gastronomique incontournable — le guide Michelin a consacré la ville en 2010 — et Tribute est la plus grosse ouverture de l’année, avec plus de cent candidats hautement qualifiés, prétendant au poste de chef de cuisine. Baltzley figure parmi les douze candidats présélectionnés par Lamb, puis écrase les cinq finalistes dans un concours de cuisine. En plus de toucher davantage d’argent qu’il n’en a jamais vu, Baltzley tombe sur une véritable aubaine grâce à l’un des mécènes de Tribute : un loft occupant un étage entier, doté d’une cuisine professionnelle. Et il se voit offrir une suite à l’Essex, où il discute avec son équipe des préparatifs et reçoit les commerciaux pendant que débutent les travaux du restaurant. Alors que les dix semaines prévues se changent en trois mois, puis quatre, les échantillons de vin laissés par les représentants s’entassent progressivement dans la suite de l’Essex. « En avril, j’avais pété les plombs, raconte Baltzley. En parfait état la journée, anéanti à la tombée de la nuit. J’avais un autre chez moi, une location que j’avais gardée dans l’Ukrainian Village, dont je me servais pour me faire livrer et taper la dope. Je ne voulais pas que nos partenaires me voient à fond de coke dans le loft. Mais tout le monde savait. » Un matin, des commis arrivant pour une réunion le trouvent sur une chaise dans le salon de la suite : livide, tremblant, il se plaint de douleurs à la poitrine. « J’avais essayé de fignoler une préparation, raconte-t-il, mais je ne me souviens plus laquelle. »
Pour garder son emploi, Baltzley signe un accord dans lequel il promet de suivre un traitement, et il reste clean jusqu’au 13 mai. Ce soir-là, un nouveau restaurant fête son inauguration entre amis et, pour une raison qui lui échappe encore aujourd’hui, il descend en ville et se fait tailler une crête iroquoise avant de se jeter sur l’open bar. Il ne donne plus aucune nouvelle pendant cinq jours de beuverie arrosée de cocaïne, « sans dormir la plupart du temps », raconte-t-il. Quand Lamb finit par le retrouver dans son studio de North Loop, la résignation de Baltzley et son regard abattu font peine à voir. Tribute était plus qu’un grand concert. C’était la rencontre capitale vers laquelle tendait sa carrière. Elle allait devenir son Waterloo. Licencié deux jours plus tard, il s’inscrit au centre de traitement Gateway pour deux semaines — officiellement son troisième séjour en désintox, bien qu’il garde en mémoire des dizaines de tentatives avortées : « La plupart ne duraient même pas une journée. » Il emporte des vêtements, des affaires de toilette et quelques livres sur la cuisine, bien que ce soit un ouvrage lu après sa cure — L’Œuf parfait, d’Aldi Buzzi — qui l’ait le plus marqué. « Il y a un chapitre sur la préparation du bouillon de poulet ?! Ce n’est même pas vraiment un livre sur la cuisine. C’est un livre sur l’obsession. »
Le paon
Nous sommes le jour du dîner éphémère, et nous nous trouvons au bord de la piscine du patio d’un toit-terrasse au 32e étage d’un nouveau gratte-ciel de South Loop, que Baltzley a loué pour 400 dollars la soirée. Il a mal calculé les tables et les chaises disponibles et s’agite frénétiquement sur son portable. « Y’en aura peut-être un qui devra s’asseoir à la japonaise ce soir, dit-il en haussant les épaules. Ce menu, c’est une putain de blague, de toute façon. »
Quelques minutes avant l’arrivée des invités pour le premier service de 17 h, l’endroit commence à ressembler à un restaurant sérieux, avec une touche inhabituelle. Chacun doit amener à boire, tous ont payé d’avance il y a plusieurs mois de cela, on dirait une soirée sur les toits organisée par des marxistes tatoués, qui servent des apéritifs à des invités élégants, plus familiers des yachts flottant sur le lac Michigan. Baltzley reconnaît bon nombre des 49 clients — des foodies habitués à ce type de service. Les restaurants underground sont très tendance à Chicago, où l’adresse la plus branchée, NEXT – gérée par les anciens employeurs de Baltzley, Achatz et Beran –, n’a même pas de téléphone. Baltzley, durant ses allers-retours constants en cuisine, se demande si les deux hommes assis seuls au bar sont des inspecteurs cachés du guide Michelin. À chaque nouveau plat, ils consacrent une ou deux minutes à renifler l’assiette ainsi qu’à prendre des notes et des photos. La pièce devient plus bruyante au deuxième plat, une peau de poulet grillée, relecture de la soul food à la sauce Baltzley, qui apporte une touche d’insouciance après la complexité de son amuse-bouche au tabac. Les premiers « plats de la mer » (palourdes frites, puis « pétoncles » de moelle osseuse pochée) laissent la place à des plats plus consistants et progressivement plus complexes, alors qu’un sentiment étrange s’empare progressivement de l’assistance. La pièce revient au calme, mais, alors que la nuit tombe, elle semble s’égayer, s’éclairer littéralement, quand les flashes des téléphones crépitent à l’arrivée de nouveaux plats. Au sixième service, bœuf, cola, brocoli et gastrique d’anguille, il devient évident qu’il ne s’agit pas que d’un repas. Malgré la petitesse des portions modulaires, c’est un véritable festin. Et pourtant, en roulant vers chez lui, Baltzey est encore plus convaincu que son menu n’était qu’une vaste plaisanterie. « Je ne resservirai pas un seul des plats de ce soir », annonce-t-il, impérieux et dédaigneux. En l’observant regarder à travers la vitre, l’esprit dans un bouillonnement permanent, je réalise que je me trouve auprès d’un artiste au sommet de sa créativité. Un artiste pur et dur : si pour beaucoup, le salut passe par la routine, cela n’a jamais été le cas pour Baltzley, et ce ne le sera jamais, lui dont les tendances obsessives ne sont tenues à distance que par la poursuite de ses obsessions les moins destructrices. À présent, et sans doute pour une longue période à venir, il ne restera éloigné de la came qu’avec la conscience de la chute à venir — une pente qu’il doit remonter d’un cran chaque fois qu’il cuisine. « Est-ce que tu penses pouvoir rester clean ? » Baltzley ne répond pas immédiatement. J’insiste. « Pas vraiment, après toutes ces cures de désintox ? » Il lève les mains au ciel. « J’ai d’excellents soutiens. Des chefs qui commencent à redresser la barre m’ont prévenu. Si je retouche une pipe ou si je me fais un trait, mon cœur risque d’exploser. Boire ne fera que m’amener à ça. Alors je m’en tiens au café-clopes. »
Il préfère parler de son addiction parallèle et d’un menu qu’il est en train de mettre au point. « J’ai lu des choses sur Apicius », un recueil d’anciennes recettes romaines du IVe siècle. Brandon travaille à son propre livre, un témoignage sur l’addiction, et prépare son prochain dîner éphémère, un repas en dix services à 140 dollars l’assiette pour 60 personnes, au Pensiero Ristorante d’Evanston, un restaurant de la région qui l’a recruté pour un emploi à plein temps. Supervisé par Baltzley et Jared Wentworth, ce pourrait bien être le premier dîner éphémère vendu sans menu. Seul un en-cas post-dîner est mentionné : un sanglier entier à manger avec les doigts, à même la carcasse. Il se creuse la tête pour trouver une attraction adaptée tandis que nous arrivons dans l’allée de sa résidence de North Loop. « Pourquoi pas tout simplement une grande partouze ? demande-t-il. Des types en train de s’enfiler. Ou peut-être un animal — un flamant rose, un paon — sur un bûcher ? » Dans le calme de la voiture, avant qu’il ne sorte, je réalise qu’il ne plaisante pas le moins du monde. « Un paon, sans hésitation. »
Traduit de l’anglais par Anatole Pons d’après l’article « Appetite for Destruction », paru dans Details. Couverture : Brandon Baltzley pour CRUX.