À un jet de pierre de l’Arc de Triomphe, quatre hommes sont agenouillés devant une colonne Morris. Au milieu d’une foule qui s’étire à mesure que décline le jour, ce samedi 8 décembre 2018, ils détachent encore les pavés des Champs-Élysées, à Paris, pour les envoyer en direction des forces de l’ordre. Avec l’énergie du désespoir, leurs projectiles se perdent dans la fumée des lacrymos et le brasillement des décorations de Noël. Sur la chaussée reste une balafre, ornière de la marche que quelques-uns pensaient mener sur l’Élysée. Craignant leur courroux, les autorités ont procédé à 1 385 interpellations au cours de l’acte IV des Gilets Jaunes. Le Grand Soir n’est pas advenu, mais son horizon brille encore.
Bien que tous les manifestants n’entendent pas renverser la table, ils partagent un sentiment d’injustice face à l’impôt et le mépris du pouvoir. Voilà brassés dans la grande marmite populaire, les deux ingrédients incontournables de la recette ancestrale de la révolte en France. Nous aurions donc affaire à une « jacquerie », sur le modèle de la révolte paysanne du XIVe siècle. À moins qu’il ne s’agisse d’une révolution. La route reste à tracer mais ses formes anciennes l’éclairent.
Dans la street
Le mouvement des Gilets Jaunes a débuté sur la Toile par touches impressionnistes. Puis la rue a suivi, tronçon après tronçon. Au lendemain de la mobilisation du 17 novembre, le ministère de l’Intérieur dénombre 287 710 participants aux ronds-points, péages d’autoroutes, stations essences et parkings de supermarchés. Cette vague informe, dénuée de représentants et d’objectifs clairs, charrie une colère manifestement mal comprise au gouvernement. Pour la connaître, et la crier régulièrement dans les médias, quelques figures célèbres adhèrent sans réserve au mouvement. Le jour-même, le rappeur Kaaris pose en gilet de sécurité devant les vitres teintées d’un 4×4, noir gouffre à essence. « Monsieur l’agent je t’enfonce le triangle et le gilet fluo », écrit-il en légende, citant le morceau « Kalash » scandé avec Booba en 2012.
Puisque « tes négros n’ont pas d’oseille / dans la street tout se monnaye », un convoi de Gilets Jaunes prend le lendemain la direction de Disneyland Paris où il ouvre l’accès au parking. Après avoir souhaité joyeux anniversaire à Mickey, le groupe entonne la Marseillaise. « Je pense que c’est grâce ou à cause du foot, cela permet de chanter à l’unisson », observe Sophie Wahnich, directrice de recherche en histoire et sciences politiques, qui travaille sur les transformations radicales des mondes contemporains au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). À Marseille, justement, le groupe de supporters de l’OM « South Winners 1987 » appelle ses sympathisants à rejoindre la lutte. Beaucoup appartiennent à cette « classe moyenne » qui, en plus d’être « paupérisée », « se sent trahie par Emmanuel Macron », selon l’historienne.
À Angers, le 23, un homme demande à être reçu par Emmanuel Macron sous peine de faire exploser une grenade. Pour Sophie Wahnich, la requête témoigne d’une volonté « d’aller parler directement à celui qui incarne la souveraineté verticale. Le Président a ignoré les corps intermédiaires, d’où ce désir de le rencontrer en personne. » À ce sentiment de mépris, se joint le désespoir. « Le motif du crime c’est la zère », résume Kaaris dans « Kalash ». Sur les réseaux sociaux, les désaveux à l’égard de l’individu à la grenade pleuvent. Si à Jemappes, des Gilets Jaunes belges se sont réunis « dans une ambiance discothèque », l’écrivain Laurent Binet remarque qu’ « un mouvement social n’est pas une boîte de nuit : on ne filtre pas à l’entrée ».
Composite par nature, la constellation jaune peine à s’entendre sur le lieu où maintenant refluer. Au sein d’une ligne « jacobine », pour qui Paris fait figure de cible, les Champs-Élysées, le Champ-de-Mars ou la Concorde sont évoqués. Quelque 5 000 personnes marchent finalement sur « la plus belle avenue du monde » samedi 24, d’après les chiffres du gouvernement. Alors que des blocages sont toujours organisés et que « l’acte III » se prépare, un autre rappeur se rallie aux manifestants. « Grosse dédicace aux Gilets Jaunes, force aux Gilets Jaunes sur les grand-pères ils ont raison », lance Jul jeudi 29 novembre sur Instagram. Deux jours plus tard, Paris se hérisse de barricades sous l’œil de tireurs d’élites. Dans la fumée des grenades lacrymogènes, la police procède à 412 interpellations et à quelques tabassages.
« Je déteste la violence, mais que pèse la violence de ces gens qui brûlent des voitures de luxe par rapport à la violence structurelle des élites françaises – et mondiales ? » tweete l’actrice américaine Pamela Anderson. Sans parler des violences policières, qui ont grièvement blessé un lycéen du Loiret. « Notre discernement décline », constate un CRS dans les colonnes de L’Express. « Si un collègue se retrouve acculé samedi [8 décembre], le risque est grand qu’il tire avec son arme létale. Cela va arriver, j’en ai la certitude… » À Mediapart, un autre confie que les effectifs policiers sont « partagés entre désespoir et fatigue. Les gens sont là pour faire le maximum de dégâts. Qu’il n’y ait pas eu de morts samedi [1 décembre], c’est miraculeux. Si on continue comme ça, il y aura des morts, c’est certain. Si la violence continue crescendo, on aura un carnage, c’est sûr. »
« C’est l’histoire de France qui se joue », déclare Jean-Luc Melenchon à la tribune de l’Assemblée nationale, mercredi 5 décembre, tandis qu’Emmanuel Macron reste muet. À sa place, l’Élysée dédit le Premier ministre, Edouard Philippe, en annonçant l’annulation de la hausse des taxes sur le carburant. Le pouvoir tremble sur ses bases. Dès le 16 novembre, le journaliste Denis Robert l’avait pourtant averti, sur sa page Facebook : « Le message est clair et éminemment politique. Les pauvres en ont marre d’avoir froid, de jouer du crédit le 15 du mois, de faire des demi pleins. Alors qu’à la télé, ils entendent chaque jour se raconter une histoire qui n’est plus la leur. Alors que leur président déroule le tapis rouge à ceux qui ne paient pas d’impôts. » En vérité, « ce qui se prépare ici, c’est une Jacquerie. »Nous y sommes.
De Jacques à Régis
Denis Robert « habite un no man’s land, un pays de fer de charbon ». De sa Moselle natale, le journaliste propose en 2013 une Vue imprenable sur la folie du monde, du titre du livre qu’il publie alors. « Ici, l’avenir a longtemps reposé sur son sous-sol, ses entrailles, ses galeries », poursuit-il. « Depuis une vingtaine d’années, les mines, les hauts fourneaux et les laminoirs ferment, rouillent, deviennent des musées ou sont démontés pour être exportés en Chine, en Corée ou au Vietnam. » C’est pour cette France périphérique qu’il écrit La Justice ou le chaos en 1996. Dans Pendant les affaires, les affaires continuent, paru la même année, le rédacteur de Libération parle déjà du mépris de certains hommes politiques contre une supposée « jacquerie des juges ».
Car si le terme est passé dans le langage courant, il parle toujours d’un mouvement dédaigné. La chronique du moine Guillaume de Nangis, poursuivie après sa mort en 1300, en fournit l’origine. À cette époque, Jacques est un prénom tourné en ridicule, de même que Benoît, qui donne l’adjectif benoîtement. C’est un peu le Régis d’autrefois. « À cette époque », donc, « les nobles, pour tourner en dérision la simplicité des paysans et des pauvres gens, leurs donnaient le nom de Jacques Bonhomme. De là vint que cette année (1356) les paysans, qui se montraient à la guerre inhabiles au maniement des armes, en butte aux risées et au mépris de leurs compagnons, reçurent de ceux-ci le sobriquet de Jacques Bonhomme. On ne les connut plus que sous ce nom qui, dans la suite, servit fort longtemps, tant parmi les Anglais que parmi les Français, à désigner la classe entière des paysans. »
Voilà une parfaite mystification. Car en première instance, le ridicule frappe alors les nobles, battus par l’Angleterre à Poitiers, en 1356. En baptisant les paysans Jacques Bonhomme, ils retournent donc leur ressentiment. Pour ne rien arranger, les travailleurs des champs subissent les vols et les exactions de bandits de grand chemin, qui ont d’autant plus les coudées franches que le pouvoir est faible. « La sympathie était tout entière contre les opprimés en faveur de leurs oppresseurs », pointe l’historien Siméon Luce dans son Histoire de la Jacquerie, publié en 1859. « La royauté elle-même, dont c’était le devoir de prendre en main la détresse des paysans, se montrait empressée à faire des avances aux brigands et à récompenser leurs étranges exploits. »
D’une complicité coupable avec le pouvoir, le clergé se retrouve dans le viseur des Jacques, bien que quelques hommes d’églises se rangent à leur colère. Un homme prospère prend aussi leur parti. Souhaitant tirer profit de l’affaissement de la noblesse, Étienne Marcel entend « saper par la base les abus de l’arbitraire royal », décrit Siméon Luce. À cette fin, le prévôt des marchands de Paris fait massacrer un avocat du roi de Navarre ainsi que les maréchaux de Champagne et de Normandie en 1537. En représailles, le souverain assiège la capitale. Par l’article 5 de l’ordonnance du 14 mai 1538, il ordonne le renforcement des châteaux des environs.
Siméon Luce affirme qu’ « Étienne Marcel fit croire aux habitants du plat pays [la campagne] que la disposition contenue dans cet article était dirigée contre eux, que ces forteresses à élever, ces châteaux à mettre en état de défense étaient destinés surtout à seconder un redoublement de l’oppression et des exactions seigneuriales. » Quelle qu’en soit sa responsabilité, les Jacques se soulèvent effectivement. En 1538, « les vignes ne furent pas cultivées, les champs ne furent ni ensemencés ni labourés, les bœufs et les brebis n’allaient plus au pâturage. » Et les « effrois » commencent à Compiègne le 21 mai.
Sorti de sa torpeur par « des gentilshommes picards et normands », le roi de Navarre dirige la réplique. À l’aide de mercenaires anglais, il envoie une expédition punitive contre les Jacques, déjà repoussés à Meaux. Dans ce massacre, Étienne Marcel trouve la mort le 31 juillet. Ainsi, la jacquerie n’est-elle qu’une parenthèse. Qualifier un mouvement de la sorte revient donc à le considérer « comme une soupape de sécurité carnavalesque », juge Sophie Wahnich. « Il s’agit d’une situation d’émeute autour d’un objet précis : un impôt, le prix du blé ou l’absence de soin que le roi prendrait à l’égard de ses peuples. Après une révolte, on retourne à la case départ. » Le régime ploie mais ne rompt pas.
Humiliés et offensés
Le jugement sévère que porte Siméon Luce sur la noblesse du XIV siècle ne fait pas de lui un Jacques. Né le 29 décembre 1833 à Bretteville, dans la Manche, l’historien grandit dans une famille de petits propriétaires. Élève brillant, il entre premier à l’École des chartes, en 1855, puis devient archiviste dans les Deux-Sèvres. Avant d’être nommé chef de cabinet du sénateur-préfet des Bouches-du-Rhône, sous le Second Empire, il regrette par endroits les excès des paysans révoltés dans son Histoire de la jacquerie, en 1859.
Les images de leur humiliation risquent de radicaliser le mouvement.
Aussi déplore-t-il le sang versé lors de la Terreur entre 1793 et 1794 : « En France s’était opérée dès le XIV siècle une scission regrettable et funeste entre la noblesse et le peuple. Après avoir été une des causes de la Jacquerie, cette haine héréditaire devait, en s’accroissant avec le temps, creuser à la fin, entre les deux classes ennemies, l’abîme où, quelques siècles plus tard, sous la Terreur, faillit s’engloutir la France. »
Ladite scission, pourtant, a porté des fruits. Dès 1787, une série de manifestations secoue la monarchie française. Convoqués deux ans plus tard dans la perspective d’un nouvel impôt, les états généraux échappent à Louis XVI. Ils se transforment, à la faveur du serment du Jeu de paume signé par les députés du tiers état, en Assemblée nationale constituante. « Les émeutes populaires, en particulier la prise de la Bastille, permettent alors de protéger les décisions révolutionnaires qui avaient été prises », indique Sophie Wahnich. « Tous les jours, les députés étaient applaudis. Entre la bourgeoisie et le peuple, s’enclenche une dynamique d’alliance révolutionnaire. »Cette alliance se brise lorsque l’assemblée constituante s’entend pour mettre en place un suffrage censitaire.
Arrêté alors qu’il prenait la fuite, le roi est mis hors de cause le 16 juillet 1791. Le lendemain, les soutiens d’une pétition réclamant sa destitution se rassemblent sur le Champ-de-Mars. Venus sans armes, ils sont fusillés par la garde nationale. « Les manifestants non violents et qui croient à l’usage de la parole, de la pétition, de l’adresse, se sentent trahis par le roi comme les Gilets Jaunes par Macron aujourd’hui », compare l’historienne.
Si la répression est évidemment loin d’atteindre le même niveau, les lycéens de Mantes-la-Jolie mis à genoux par les forces de l’ordre jeudi 6 décembre 2018 ne s’attendaient pas, eux non plus, à une telle répression. Les images de leur humiliation, conjuguée à beaucoup d’autres, risquent de radicaliser le mouvement. « Ceux qui craignent la violence vont rentrer chez eux et ne seront pas là pour calmer le jeu des éléments les plus emportés », présage Sophie Wahnich. « L’alchimie des émotions est celle du mélange. Plus une foule est mixte, moins elle est violente », ajoute t-elle.
Affligés du retour d’un souverain traître et préoccupés par la hausse du prix du blé, les Parisiens enchaînent les pétitions en vain. S’y oppose, un royal silence. L’assemblée ne réagit pas davantage. Seul avec ses réquisits, « le peuple démocrate est acculé à la violence », juge l’historienne. Aussi, résolu à l’insurrection, se porte-t-il aux Tuileries le matin du 10 août 1792. Le pouvoir central ne pouvait indéfiniment rester sourd. Après une tentative de fraternisation partiellement réussie, le combat s’engage et voit triompher les insurgés. Réfugié à l’assemblée, le roi y est finalement jugé. La voie est désormais ouverte pour la Première république.
Deux siècles plus tard, faute de réponse, l’un des Gilets Jaunes invités sur les plateaux de télévision, Éric Drouet, appelle à investir le siège de la présidence. « Samedi ce sera l’aboutissement final, samedi c’est l’Élysée, on aimerait bien aller tous à l’Élysée, il faudrait vraiment que samedi on soit tous unis jusqu’au bout et qu’on avance en direction de l’Élysée », annonce-t-il le 5 décembre 2018 sur BFMTV. Deux jours plus tard, le parquet de Paris le poursuit pour « provocation à la commission d’un crime ou d’un délit » et « organisation d’une manifestation illicite ».
Depuis 1789, l’horizon de la révolte a tant été supplanté par celui de la révolution qu’Emmanuel Macron a repris le terme pour titrer un livre publié en novembre 2016. C’est pourtant bien devant l’ancien palais royal du Louvre qu’il a fait ses premiers pas de président en mai 2017. « Si on a aujourd’hui le sentiment de la révolte, d’une sédition typique de l’Ancien Régime, c’est parce qu’il a laissé prospérer cet imaginaire », considère Sophie Wahnich. Son éditeur à La Fabrique, Eric Hazan estime pour sa part, dans un entretien à Mediapart, que « ce à quoi le moment présent ressemble le plus, c’est à l’insurrection de juin 1848. On est alors, comme aujourd’hui, dans une insurrection faite par des anonymes et menée sans chef. »
À cette période, les émeutes de la faim provoquées par la fermeture des Ateliers nationaux favorisent la proclamation de la Seconde République. Au gré de ses déambulations à Paris, le philosophe Alexis de Tocqueville est frappé par « le caractère, je ne dirai pas principalement, mais uniquement et exclusivement populaire de la révolution qui venait de s’accomplir ». Il finit même pas saluer le « triomphe de la classe moyenne ». Sauf que l’expression correspond au vrai à la bourgeoisie. Ce n’est pas un hasard si révolution rime avec récupération.
Couverture : La Jacquerie de Meaux. (Jean Froissart, détail)