Le premier round a déjà entraîné son lot de traînées de sang et d’ecchymoses. Assis dans un coin de la cage, Nate Diaz souffle avec lourdeur alors qu’on lui presse une boule de glace sur le front. De l’autre côté, avachi contre un poteau, Conor McGregor avale goulûment quelques rasades d’eau, entouré d’une équipe fébrile, avant la reprise du combat. Diaz n’a accepté cette joute qu’onze jours auparavant, et les parieurs de Las Vegas, sceptiques, l’ont pris à quatre contre un. Mais alors que le second round est lancé, le combattant américain déjoue tous les pronostics.
Il enchaîne de puissants crochets et une vague de smartphones s’élève au-dessus de la foule euphorique quand Diaz se retrouve au-dessus de son adversaire, en position de force. L’arcade sourcilière ouverte, du sang perle sur le tapis blanc alors qu’il maintient l’Irlandais au sol, à la force des cuisses, pour mieux le rouer de coups. McGregor tente de se retourner, mais Diaz le prend à la gorge et ce geste ne fait que renforcer les beuglements des spectateurs·rices. Le clameur explose quand McGregor lève la main droite avec effort, les traits congestionnés, pour toucher le coude de son adversaire, en signe d’ultime soumission.
Ce combat UFC du 5 mars 2016 a été la performance de la soirée. « Neuf jours avant le combat, j’ai commencé à manger deux steaks par jour, et cela a joué contre moi », analyse McGregor en souriant, l’œil rivé à l’objectif, dans le documentaire The Game Changers, sorti le 16 octobre dernier sur Netflix. Produit par une ribambelle de célébrités végétarien·es ou vegans – dont Jackie Chan, Arnold Schwarzenegger, James Cameron ou Lewis Hamilton –, The Game Changers a pour objectif de démystifier l’idée selon laquelle la force et l’endurance prennent leur source dans la consommation de protéines animales.
La victoire de Diaz – qui suivait un régime à base de plantes – sur McGregor-le-mangeur-de-steak est présentée dans le documentaire comme un indicateur qu’un tel régime pourrait améliorer leurs performances sportives.
Cliché
Un nombre croissant d’athlètes, tous sports confondus, a commencé à porter haut les bienfaits d’un régime végétarien ou vegan (ou végétalien). Chacun·e était prêt·e à montrer, à grand renfort de médailles, les bénéfices des plantes sur ses performances à travers les médias et les réseaux sociaux.
Parmi les profils présentés par le documentaire The Game Changers, on retrouve la championne du 400 m australienne et vegan Morgan Mitchell. Mais également l’haltérophile Kendrick Farris détenteur de deux records nationaux – qui a représenté les États-Unis aux Jeux olympiques de 2012 et de 2016. Tous deux ont défié celles et ceux qui doutaient de les voir tenir tête à leurs concurrent·e·s avec « trois feuilles dans le ventre ».
Les cas de Mitchell et Farris sont loin d’être isolés. Sensible tant à la cause animale qu’à la sauvegarde de la planète et préoccupé par sa santé, le sextuple champion du monde britannique de Formule 1 Lewis Hamilton a arrêté de manger de la viande rouge en 2015. Deux ans plus tard, il annonçait viser le veganisme, tout en reconnaissant le défi que cela pourrait représenter face aux habitudes alimentaires omnivores qui l’ont suivies toute sa vie.
Ancienne toxicomane, l’ultra-runneuse Catra Corbett s’est elle aussi mise au vert. Elle a aujourd’hui plus de 100 courses de plus de 160 km à son actif. De l’autre côté de l’Atlantique, de plus en plus de joueurs de NBA et de NFL mettent leurs résultats éclatant sur le compte d’une alimentation constituée d’aliments d’origine végétale. Après les basketteurs Damian Lillard et Kyrie Irving, onze membres des Titans du Tennessee étaient devenus vegans en février 2018 « à différents degrés d’engagement », affirmant que cette décision était loin d’avoir porté préjudice aux résultats de l’équipe de football américain. Bien au contraire, ils ont eu le sentiment de mieux jouer, et le fait qu’ils aient atteint les play-offs du championnat pour la première fois depuis une dizaine d’année aurait tendance à leur donner raison.
« C’est un mythe que les muscles, la force et l’endurance nécessitent la consommation de grandes quantités d’aliments d’origine animale », assurait l’ancien champion d’athlétisme Carl Lewis. Titulaire de neuf médailles en athlétisme aux Jeux olympiques, Lewis est régulièrement montré en exemple. Il est considéré comme l’un des sportifs végétariens les plus célèbres de tous les temps. Au début des années 1990, le sportif a adopté un régime sans protéine animale et assuré qu’il lui devait ses performances hors normes.
Le lien entre viande et performance sportive a été institué dans les années 1880, quand le chimiste allemand Justus von Liebig a émis l’hypothèse que l’énergie viendrait de la protéine animale, et que « les végétariens seraient techniquement incapables d’exercices prolongés ». Des scientifiques ont par la suite établi que les protéines, les glucides et les graisses sont des nutriments énergétiques essentiels et complémentaires à la bonne marche de l’organisme. Mais ils peuvent tout autant provenir de végétaux. Malgré cela, selon l’entraîneur d’élite des forces spéciales James Wilks – personnage central de The Game Changers – l’idée de von Liebig a tout de même été largement acceptée.
D’après James Loomis, ancien médecin des St. Louis Rams en football américain et des St. Louis Cardinals en baseball, les repas d’avant-match étaient la preuve « des idées désuètes sur la nutrition » dans les vestiaires. « Vous auriez dû voir l’étalage. Il y avait du steak et du poulet », décrit-il. En 2018, il fallait près de 270 kg de viande rouge pour nourrir les Bills de Buffalo sur une semaine, sans compter les 315 kilos de poulet et le poisson.
Alors que certain·e·s doutent qu’un·e sportif·ve puisse avoir assez d’énergie en mangeant uniquement des végétaux, Loomis affirme qu’il s’agit là d’une idée reçue puissamment ancrée en nutrition sportive. « Il faudrait consommer de la protéine animale, par une certaine viande, pour être fort et atteindre des performances élevées, ce qui est clairement faux », dit-il. « Toute la protéine que l’on obtient en mangeant un steak ou un hamburger, elle vient des plantes que la vache mange. » Pour lui, aucun doute : la viande n’est pas essentielle pour avoir des protéines ; les plantes sont la source principale de protéines et les animaux ne sont finalement que des « intermédiaires » dans un régime qui collectionne les avantages selon ses partisan·ne·s.
Les racines de la performance
Aujourd’hui activiste vegan, l’ancien joueur de football américain David Carter a été l’un des premiers à adopter ce régime en 2014, à cause de problèmes de santé. « Je pratiquais un sport professionnel dans lequel vous êtes censé être présenté comme l’un des mecs les plus forts, les meilleurs athlètes du monde », raconte-t-il avant de lister : « Mais je prenais des médicaments contre l’hypertension artérielle, des analgésiques, des anti-inflammatoires… »
C’est en voyant le documentaire Forks Over Knives, qui évoquait l’idée que toute inflammation est liée à la consommation de produits d’origine animale, que Carter a décidé de devenir végétalien. « Les aliments à base de plantes réduisent l’inflammation dans le corps car ils sont naturellement faibles en gras et riches en antioxydants », confirme Ulka Agarwal. En 2015, ce chercheur a réalisé une étude affirmant qu’un régime à base de plantes pouvait améliorer la santé physique et le bien-être émotionnel.
De fait, une alimentation riche en fibres diminue les problèmes de digestion et la flore intestinale étant mieux stimulée, la qualité du sommeil s’en trouve améliorée. Le linebacker pour les Titans Wesley Woodyard affirme en outre que son niveau d’énergie a augmenté depuis qu’il a commencé à tirer ses protéines des plantes. « Il s’agit simplement de donner du carburant à votre corps », explique-t-il. « Bien sûr, il est toujours difficile de garder du poids [pendant la saison]. Mais cela en vaut la peine pour que je reste en pleine forme. » Lui et ses collègues saluent en outre une accélération du processus de guérison et de récupération.
Diététicien-nutritionniste à l’hôpital dans un service de médecine du sport, Didier Rubio a entre autres travaillé pour les XV de France masculin et féminin. Il explique qu’une alimentation animale constituée de lipides pourrait être acidifiante, ce qui n’est pas en faveur d’une bonne récupération. Au contraire, « quand on est dans une alimentation où les acides gras sont de qualité et vont nourrir l’organisme, comme les oméga-3 par exemple, que l’on retrouve dans certains poissons gras, les noix ou le colza, c’est déjà beaucoup plus intéressant pour la performance sportive », résume-t-il.
De plus, le foie est un organe carrefour du corps humain. Quand les sportifs·ves ont un foie « en bonne santé », iels ont un sentiment de vitalité. « De fait, une alimentation d’origine végétale implique moins de sucre raffiné, d’additif, d’hormones, de pesticides », détaille Didier Rubio. « Comme on s’intoxique moins, c’est là qu’on a cette sensation de boost. » Le diététicien recommande toutefois de prendre garde à la qualité des végétaux consommés, pour ne pas s’intoxiquer en consommant à outrance des légumes, des fruits ou des céréales qui pourraient être couverts de « pesticides et autres composés phytochimiques délétères pour la santé ».
Cependant, si les bienfaits sur le corps humain de la consommation de végétaux ne sont plus à prouver et la limitation drastique de la consommation de viande est conseillée, certain·e·s spécialistes appellent à plus de nuance.
Entre les extrêmes
Pour Didier Rubio, il est tout d’abord essentiel de garder à l’esprit le contexte très américain de The Game Changers. « Valider totalement ce qui se dit me parait prématuré », relativise-t-il. De plus, il est certain qu’en passant spontanément d’une alimentation peu équilibrée à une alimentation « plus saine », la performance peut effectivement être améliorée sur le court terme.
Mais Rubio attire l’attention sur les carences que pourrait entraîner un tel régime, dans le cadre d’un mauvais accompagnement. « La vitamine B12, le calcium et le fer sont trois éléments capitaux dans la performance et la pratique sportive », explique le diététicien. « Si le sportif n’a pas les connaissances nécessaires et en plus une adaptation très pointue, il peut être exposé à des carences d’apports tout d’abord et à des carences biologiques par la suite » ; et ces carences ne sont certainement pas en faveur des performances physiques.
Pour sa part, le diététicien prône l’idée du flexitarisme, ou végétarisme mixte. Cette alimentation « qui tend a limiter les inflammations » reste à dominante végétale (soit plus de 80 %) et se doit d’être de qualité première, sans exclure « une consommation très limitée de produits animaux ».
Prenant pour preuve le nombre de sportifs·ves vegans qui viennent le consulter, le diététicien du sport Nicolas Aubineau estime que le veganisme dans le sport est une mode, propulsée par les réseaux sociaux, les médias et les influenceurs·euses. Toutefois, celle-ci n’est réellement adoptée que par une minorité de sportifs·ves car tou·te·s ne peuvent pas suivre un tel programme alimentaire. « Si on veut se lancer dans un régime à la mode alors qu’on n’est pas apte à le supporter physiquement et psychologiquement, il faut tenir le coup », précise-t-il. Suivant lui aussi des athlètes de haut niveau, Rubio ajoute qu’il connaît bien des gens qui ont suivi ce type de régime, mais qu’il ne compte plus les patient·e·s « qui ont vu leur santé se dégrader après des régimes extrêmes. »
Rubio rappelle que le veganisme n’est pas le seul régime plébiscité par certain·e·s pour améliorer leurs performances sportives. « Dans le crossfit, vous avez aussi le régime paléolithique, qui remonte à des temps anciens, où l’être humain se nourrissait de baies et de viande », argumente-t-il. Aux antipodes du veganisme, celui-ci prône également la performance. « Comment expliquez-vous cela ? Personnellement, je ne suis pour aucun des deux. »
Nicolas Aubineau ajoute que si les athlètes vont généralement adopter une alimentation faible en sucre toute l’année pour ensuite gonfler la part glucidique autour de l’effort, il n’existe de toute façon pas de régime idéal pour tou·te·s les athlètes. « Il y a du positif et du négatif dans chaque régime, y compris le veganisme », explique-t-il. « À partir de là, on essaie de faire un mélange qui corresponde au sportif », sans le pousser à l’extrême.
« Les sportifs n’écoutent pas forcément ceux qui sont issus du milieu scientifique, mais plutôt ceux qui ont une aura », conclut Didier Rubio avec astuce. « Dans les vestiaires, on dit souvent que c’est le dernier qui parle qui a raison ». Et si la clé de la performance sportive était une théorie sur mesure, au beau milieu des théories diverses environnantes ?
Couverture : Alora Griffiths