En 2005, Levon Aronian, qui était à l’époque un jeune homme de 22 ans à la voix douce, a remporté la Coupe du monde d’échecs. Il est alors devenu du jour au lendemain une des personnalités les plus célèbres de son Arménie natale. Aujourd’hui, il est l’idole nationale et fait l’objet d’un véritable culte. On retrouve son visage aux traits juvéniles partout : imprimé sur les livres scolaires des enfants, placardé sur les murs des maisons de quartier et des salles de classe, et même encadré avec autant de soin qu’une icône sacrée dans le hall de la prestigieuse académie d’échecs d’Erevan, la capitale du pays.
« Ma vie a totalement changé », déclare Aronian en s’installant confortablement dans sa chaise, en recul par rapport au plateau noir et blanc qui l’a rendu célèbre. « J’ai été accepté, puis reconnu. On a compris que j’étais doué. Des enfants de plus en plus nombreux se sont mis aux échecs, car ils associent le sport à ma renommée… On a eu l’impression que je pouvais marquer l’histoire. » Difficile d’imaginer qu’un joueur d’échecs de 32 ans figure parmi les personnalités les plus en vue de son pays ; pourtant, en Arménie, Levon Aronian est une légende. Le pays, tristement célèbre pour l’une des pires atrocités du XXe siècle, soit le génocide perpétré il y a cent ans cette année, se compose de nos jours d’une capitale fourmillante d’activité et de paysages ruraux isolés, parsemés d’usines soviétiques en ruines. C’est également une puissance incontournable dans le monde des échecs. De l’engouement national pour le jeu a émergé une catégorie peu commune de célébrités, dont Aronian est le pilier.
Une passion arménienne
À Erevan, l’obsession des Arméniens pour les échecs se voit partout. Elle s’est intégrée dans les sphères physique, sociale et institutionnelle. On trouve des représentations stylisées de pièces d’échecs (rois, cavaliers, fous) sur des bâtiments ou sur des œuvres d’art ; des hommes âgés s’affrontent lors de tournois informels dans les jardins publics ; sur les marchés locaux, on vend des jeux d’échecs sculptés de main de maître.
Le président du pays, Serzh Sarsyan, cumule ce mandat avec celui de président de la Fédération arménienne d’échecs. La discipline est d’ailleurs obligatoire à l’école primaire. Entre les mains des écoliers, les manuels colorés sont illustrés de personnages d’inspiration échiquéenne qui leur enseignent des tactiques de jeu complexes. Des émissions de télévision telles que Chess 64, ou Chess World pour un public plus jeune, sont diffusées sur la chaîne nationale, et des magazines comme Shakhmatayin Hayastan (littéralement, « les échecs en Arménie ») paraissent chaque semaine. Ainsi, téléspectateurs et lecteurs suivent les nouvelles des tournois, des tactiques… et l’actualité people des échecs. Entre deux matchs de la Finale d’échecs junior arménienne, une fille de dix ans nous confie, le rose aux joues : « Je suis fan de Levon Aronian ! » Le tournoi est destiné aux jeunes de dix à dix-huit ans, et les vainqueurs joueront au Championnat du monde d’échecs junior. « Il est tellement doué. Il a gagné le championnat junior très jeune. J’essaie de faire pareil, je veux être exactement comme lui ! » Elle désigne un portrait de Levon accroché derrière elle, le représentant dans sa pause caractéristique d’intense concentration. « C’est lui ! »
« Je veux apprendre à jouer aux échecs. Je me demande si Levon Aronian peut être mon professeur ! » — Kim Kardashian
Nous faisons la rencontre d’Aronian dans le complexe sportif de Tsaghkadzor, qui était autrefois le principal centre d’entraînement pour les sports d’hiver de l’URSS, à une heure de route au nord d’Erevan. Lui et ses camarades s’entraînent pour le Championnat du monde d’échecs par équipe 2015, qui aura lieu en Arménie. Confortablement installés sur des canapés, certains d’entre eux portant le survêtement flambant neuf de l’équipe, ils analysent l’échiquier avec la plus grande attention – une concentration silencieuse entrecoupée de temps de réflexion et de curieuses plaisanteries d’initiés. Dehors, les dernières traces des neiges hivernales s’attardent sur les pentes boisées. C’est un environnement étonnamment serein pour rencontrer l’improbable vedette nationale. Cependant, la sérénité convient parfaitement à Aronian. Intelligent mais modeste, le roi des échecs arménien parle peu de sa notoriété, discutant plus volontiers de ses passions pour la randonnée et le jazz et, bien sûr, de la beauté du jeu. « Les échecs sont un art à part entière », affirme-t-il. « J’ai toujours été fasciné par les possibilités géométriques qu’ils offrent, de tout ce qu’il est possible de créer avec. Une si belle œuvre d’art avec si peu de choses… c’est comme la calligraphie. » Lorsqu’on discute avec lui, on oublie facilement que le visage d’Aronian fait régulièrement la une des magazines et que ses photos dédicacées se vendent sur eBay. Même Kim Kardashian a posté un tweet le concernant : « Je veux apprendre à jouer aux échecs. Je me demande si Levon Aronian peut être mon professeur ! »
Les maîtres des échecs
Levon fait partie d’une vague de succès qui remonte à 1963, après la victoire inattendue du grand maître arménien Tigran Petrossian face au Russe Mikhail Botvinnik lors du Championnat du monde. D’après les Arméniens, c’est à ce moment-là que la fièvre des échecs s’est emparée du pays dans sa totalité. Le match, qui se jouait à Moscou, a été intégralement diffusé par Télex sur des écrans géants installés sur la Place de la Liberté à Erevan. D’immenses foules s’y rassemblaient tous les jours pour commenter et analyser les tours. La victoire de Petrossian a déclenché une onde de fierté nationale. On a donné son nom à des rues et des parcs, inauguré des statues et créé des timbres à son effigie. Des parents ont choisi de nommer leur fils en son honneur, et des milliers d’enfants ont été poussés à jouer aux échecs dans l’espoir qu’ils renouvellent un jour la réussite de Petrossian. Levon Aronian faisait partie de ces enfants. « Ça a commencé quand mes parents m’ont offert un livre sur Iron Tigran. J’avais neuf ans », raconte-t-il. « Je copiais certaines de ses tactiques et, en rentrant à la maison, je me vantais de jouer comme Tigran Petrossian ! » Dans l’enceinte de la Maison des Échecs de Tigran Petrossian à Erevan, un énorme bâtiment de quatre étages construit avec la pierre rose caractéristique du style architectural de la ville, nous entrons dans une boutique d’échecs. Son propriétaire nous conduit au jardin, qui abrite un buste imposant de Petrossian. La statue est ornée de la couronne de lauriers qui symbolise sa victoire. À l’intérieur, la boutique déborde de livres d’échecs en arménien, en russe et en anglais, ainsi que des coques de téléphone aux couleurs du jeu et divers articles fantaisie.
Aujourd’hui, à l’échelle de sa population, le nombre de grands maîtres recensés en Arménie est l’un des plus importants au monde. Pour un joueur, endosser le titre de maître est la garantie officieuse d’être propulsé vers les hautes sphères des stars arméniennes, aux côtés de l’illustre Petrossian. Les grands maîtres se font arrêter dans la rue pour signer des autographes, on écrit des livres sur leur vie et leurs matchs, et parfois, on produit des pièces de collection pour célébrer leurs victoires. Leur vie privée est même étalée dans la presse people. Quand, aux Olympiades mondiales des échecs en 2006, le grand maître britannique Danny Gormelly, sous l’emprise de l’alcool, a donné un coup de poing à Aronian pour avoir dansé avec la reine des échecs Arianne Caoili (surnommée l’ « Anna Kournikova des échecs » et devenue depuis la fiancée d’Aronian), l’Arménie toute entière a été scandalisée. Cette année, la presse du pays a méticuleusement couvert les fiançailles d’Aronian et Caoili. « La petite amie d’Aronian heureuse de ses fiançailles », affichait un gros titre. Les victoires sont fêtées à l’échelle nationale. Après avoir remporté des tournois internationaux, Aronian et ses coéquipiers sont souvent accueillis à l’aéroport par une foule en délire (comptant parfois le président en personne) et raccompagnés dans des voitures décapotables au milieu d’une mer de drapeaux arméniens.
En 2011, à l’occasion de la victoire de l’équipe d’Aronian lors du Championnat du monde par équipe à Ningbo, en Chine, le gouvernement a annoncé qu’il récompenserait chaque joueur d’une prime de 7,5 millions de drames – environ 14 000 euros. Les festivités de la Place de la Liberté à Erevan ont été retransmises en direct sur la chaîne nationale. La victoire de l’Arménie aux Olympiades d’échecs de 2012 à Istanbul a été célébrée par un grand spectacle incluant un numéro de danse sur le thème des échecs, et par des feux d’artifice dans le centre de la capitale. L’Arménie fait rarement parler d’elle dans les journaux, sinon pour commémorer la tragédie qui a touché son peuple. D’ailleurs, à notre arrivée à Erevan, nous trouvons le pays en pleine préparation du centenaire du génocide de 1915. Dans les bars souterrains de la ville, des étudiants participent à une campagne de commémoration en ligne et portent des tatouages éphémères représentant un A et un G. Nombreux sont ceux qui arborent l’emblème officiel de l’événement, des fleurs de myosotis, qu’on retrouve partout dans la ville – y compris sur les costumes du clan Kardashian, alors en voyage sur la terre de leurs ancêtres. Mais l’Arménie se tourne à présent vers l’avenir. Les échecs sont devenus une source de fierté nationale et un élément essentiel de l’identité arménienne contemporaine. « Après avoir remporté les Olympiades d’échecs en Turquie, j’ai dû hisser le drapeau arménien », raconte Aronian. « Ce fut peut-être le plus beau moment de ma carrière. Les gens connaissent l’existence de l’Arménie, mais ils n’en savent pas grand-chose. Jouer et briller dans les compétitions internationales nous donne une chance de faire connaître notre pays. »
Traduit de l’anglais par Caroline Leverrier d’après l’article « King of the Caucasus », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Levon Aronian et l’équipe nationale arménienne, par Tom Bradley.