À l’ouest de Knoxville, dans le Tennessee, un laboratoire à la façade ennuyeuse renferme un vacarme constant. Vu de l’extérieur, cet imposant cube blanc ceinturé de pelouses dissimule la complexité de ses installations. Dans cet enchevêtrement de machines et de câbles à l’organisation obscure, seules quelques pancartes restent compréhensibles aux yeux des visiteurs·euses. 

« Éteindre l’aimant avant d’examiner l’échantillon », conseille l’une d’elles en lettres blanches sur fond pourpre. L’avertissement est placardé sur un curieux instrument de métal, dont les entrailles seront bientôt le théâtre d’une expérience décisive pour l’humanité. « Le Laboratoire national d’Oak Ridge [ORNL] dispose d’installations neutroniques de classe mondiale et nous avons trouvé un moyen créatif d’utiliser un instrument existant », expose la physicienne Leah Broussard. Cet instrument de métal, c’est le réflectomètre de magnétisme.

D’ordinaire, le réflectomètre de magnétisme est utilisé pour étudier les propriétés magnétiques de matériaux. Mais Leah Broussard a d’autres projets. Avec une équipe de chercheurs·euses d’Oak Ridge, la physicienne américaine a pour ambition de prouver l’existence d’univers parallèles. La tâche est complexe et l’enjeu colossal. 

La physicienne Leah Broussard
Crédits : Genevieve Martin/Oak Ridge National Laboratory, U.S. Dept. of Energy

Au-delà du mur

Pour tenter de prouver l’existence d’univers parallèles, la physicienne va projeter un faisceau de neutrons dans un tunnel long de plus de 15 m. Ensuite, elle fera passer ces particules subatomiques au travers d’un mur imperméable. Cette expérience est inspirée d’un mystère qui date des années 1990. À l’époque, en étudiant le temps nécessaire à la décomposition de particules de neutrons en protons, une fois retirées du noyau de l’atome, des chercheurs·euses ont fait une découverte surprenante. Iels ont réalisé que, dans un réacteur nucléaire, quelques neutrons (environ 1 %) prenaient neuf secondes supplémentaires à se décomposer que les autres.

Le réflectomètre de magnétisme
Crédits : ORNL

Ce comportement étrange reste encore à ce jour un mystère. En principe, la transformation de neutrons en protons est permise par ce qu’on appelle l’interaction faible. C’est l’une des quatre forces fondamentales responsables des phénomènes physiques en action dans l’univers – avec les interactions fortes, électromagnétiques et gravitationnelles. Pour expliquer les neuf secondes de retard de certains neutrons, Leah Broussard n’exclue toutefois pas qu’il en existe d’autres : « S‘il y a de nouvelles forces ou interactions que nous n’avons pas encore trouvées, cela peut également affecter le temps que nous mesurons », ajoute-t-elle.

Que font les neutrons retardataires en chemin ? Selon certains scientifiques, ils s’arrêtent dans un monde parallèle, avant de revenir vers notre univers pour se transformer en protons. D’où l’idée de placer un mur sur leur trajectoire : si on les détecte de l’autre côté, cela pourrait signifier qu’ils ont fait une escapade dans un monde parallèle pour franchir l’obstacle. Cette hypothèse donnerait en plus un rôle à la matière noire. 

En scrutant les galaxies, les physiciens ont mesuré une masse qu’ils ne parvenaient pas à voir. Le Français Henri Poincaré l’a nommée « matière obscure », ou matière noire, sans pouvoir définir réellement son origine ou son comportement. Personne n’arrive par exemple à expliquer pourquoi elle composerait 85 % de la matière. Tout juste sait-on, grâce à une récente étude, qu’elle aurait existé quelques fractions de secondes avant le Big Bang.

« Nous ne savons toujours pas quel type de matière constitue 85 % de notre univers », rappelle-t-elle. « Il devient très intéressant de considérer la possibilité que le neutron puisse se transformer en matière noire », avant de redevenir la matière que nous connaissons. Les expériences de Leah Broussard cherchent à la mettre enfin dans la lumière. Mais il faut d’abord que le neutron parle.

Matière miroir

Le neutron est un véritable « terrain de jeu » pour Leah Broussard. À travers ses explorations, la physicienne tente de comprendre l’univers. Aujourd’hui complètement « accro » à cette particule subatomique, Broussard a toujours su qu’elle voulait être scientifique.

Au milieu du bétail et des champs de soja, en Louisiane, l’adolescente ne tenait pas en place. Présidente du club de sciences, elle était également membre de la fanfare et participante active au club de débats. Quand est venu le moment d’orienter sa carrière dans une direction plus certaine, elle a choisi la physique « pour des raisons idiotes ». Elle a demandé à la ronde quelle serait la chose la plus difficile qu’elle pourrait étudier. « Quelqu’un m’a dit la physique, c’est ce que j’ai décidé de faire », confie-t-elle.

Crédits : ORNL

En 2016, elle a accepté un poste à Oak Ridge, ce qui lui a permis de se rapprocher du Spallation Neutron Source, la source de neutrons pulsés la plus puissante au monde. Rien de surprenant à ce qu’elle fasse partie de cette expérience d’Oak Ridge qui fait tant parler d’elle. « Nous avons déjà commencé les mesures préliminaires pour nous assurer que notre approche est réalisable, et nous espérons pouvoir conclure l’expérience d’ici la fin de l’été », estime une Broussard optimiste.

En toute logique, aucune particule ne devrait traverser le mur du dispositif de la physicienne. Mais c’est pourtant là son vœu le plus cher.

Si d’aventure l’expérience réussissait, Leah trouverait une fonction à cette matière noire observée depuis tant d’années sans explication. Il s’agirait en fait d’une matière miroir (ou antimatière), comme le suggéraient déjà des physiciens en 1993. Avec les progrès de l’astrophysique dans les années 1980-1990, « nos preuves concernant l’existence de la matière noire se sont consolidées et les théoriciens ont compris qu’un secteur caché, le secteur des miroirs, pouvait offrir une explication », explique Leah.

Selon les scientifiques, des particules pourraient se promener entre deux réalités alternatives. Un univers parallèle les autoriserait à sortir du nôtre temporairement, avant d’y entrer à nouveau. Iels cherchent donc un univers identique à celui que nous connaissons, mais « retourné ». La théorie des univers miroirs postule qu’il existe un univers parallèle aux particules et aux forces presque identiques à celles qui régissent le nôtre. On y trouve ainsi des molécules miroirs, des atomes miroirs, des étoiles miroirs et même une vie humaine miroir.

Prédite en 1928 par le mathématicien Paul Dirac, la matière miroir fascine les physicien·ne·s depuis lors. Selon sa théorie, celle-ci est l’opposée de la matière « normale ». La plus grande distinction s’observe sans doute au niveau de la charge électrique. Par exemple, dans la matière, on a des protons positifs et des électrons négatifs, alors que dans la matière miroir, on observe des antiprotons négatifs et des antiélectrons positifs. 

« Il en faudrait beaucoup pour me convaincre que nous l’avons trouvé »
Crédits : Genevieve Martin/Oak Ridge National Laboratory, U.S. Dept. of Energy

L’expérience de Leah Broussard est donc l’aboutissement d’une longue série d’hypothèses. Sa réussite serait une percée scientifique incroyable. Si elle ne veut pas doucher l’enthousiasme général que suscite cette perspective, la chercheuse avoue qu’il serait « très surprenant » qu’elle découvre un univers miroir au cours de son expérience. « Il en faudrait beaucoup pour me convaincre que nous l’avons trouvé », affirme-t-elle. Mais les murs sont faits pour tomber. 


Couverture : Theo Pereira