Un samedi matin de l’été 2006, alors que le soleil s’élevait au-dessus des terres agricoles du nord-ouest de l’Oregon, Nathan Nicholson quitta son appartement d’Eugene et conduisit jusqu’à la prison fédérale de Sheridan, à deux heures de voiture de chez lui. Il allait rendre visite à son père, Harold « James » Nicholson, le plus gradé des officiers de la CIA jamais condamnés pour espionnage.
Nathan venait voir son père tous les quinze jours depuis plus de dix ans, de son adolescence à son entrée dans la vie d’adulte. Au volant de sa Chevrolet Cavalier bleue, il se regarda dans le rétroviseur. Il arborait toujours ses traits de jeune garçon, et ses yeux bleus, ses cheveux blonds taillés à la militaire le rendaient séduisant. Alors qu’il fonçait sur la Pacific Highway West, qui coupait tout droit à travers la verte campagne de la région, il prit le temps de repenser à un vieux rêve à jamais perdu. Dans le rétroviseur, Nathan aurait aimé voir l’homme qu’il avait toujours voulu devenir : un ranger plein d’assurance – à l’image de celui qu’avait été son père, Jim Nicholson, des années auparavant. Au lieu de cela, Nathan contemplait un rebut de l’armée de 22 ans, un jeune homme qui avait échoué aux tests d’aptitude pour devenir ranger et quitté l’armée sans avoir mis les pieds sur un champ de bataille. Alors que tout ses amis se battaient en Irak ou en Afghanistan, et envoyaient à leurs familles des photos de tanks et de Humvees, Nathan étudiait dans une université de seconde zone et bossait dans un Pizzat Hut pour joindre les deux bouts. Ce contraste entre ce qu’il était devenu et ce qu’il aurait pu être lui causait beaucoup de peine. Sa seule échappatoire, c’étaient ses jeux vidéo, dans lesquels Nathan s’immergeait sans retenue, parfois avec des cousins qui habitaient près de chez lui, parfois tout seul. Dans ce monde-là, Nathan était un héros : il terrassait des ennemis virtuels à grands coups de joystick et de clics. Dans sa cellule de l’établissement correctionnel fédéral de Sheridan, Jim Nicholson se préparait devant le miroir, comme tous les samedis quand son fils venait lui rendre visite. Ce célèbre agent de la CIA, en adéquation avec son statut, avait l’habitude de porter des costumes et des montres de valeur. Depuis ses mésaventures, sa garde-robe se composait surtout de ses tenues de prisonnier, qui ne mettaient guère en valeur sa carrure d’athlète. Mais c’est le prix à payer lorsqu’on trahit son pays : dix ans de vie passée à l’ombre, encore treize à tirer. Son séjour en prison l’avait vieilli. À 55 ans, il cachait les poils blancs de sa barbe poivre-et-sel avec une brosse-à-dents et du cirage. Au vu de la situation, ce n’était qu’un moyen trivial de garder la face devant les yeux de son fils, lui le père débonnaire et l’espion autrefois craint de tous. Jim Nicholson faisait partie des deux-mille prisonniers de Sheridan, une prison de basse sécurité qui aurait pu passer pour une école fortifiée. À l’extérieur des bâtiments, les détenus cultivaient de la laitue et traitaient des rosiers. À l’intérieur, le parloir ressemblait à une station de bus, avec ses rangées de chaises bleues et ses néons fluorescents. Des distributeurs de boissons et de nourriture ronronnaient dans un coin, au-delà d’une ligne infranchissable par les prisonniers. Au cours de ses visites, Nathan faisait la queue pour récupérer un Twix et un hamburger pour son père. Il lui rendait d’autres services, comme lorsqu’il avait acheté un roman de P.G. Wodehouse pour un de ses amis. Mais ce n’était rien comparé à l’idée qu’eut Jim Nicholson ce jour-là. Le père et le fils étaient assis côte-à-côte, et la conversation dévia inéluctablement vers un sujet récurrent : les dettes familiales. Nathan devait toujours 8 000 dollars à la banque pour l’achat de sa Chevrolet. Sa sœur, Star, s’était endettée à hauteur de 50 000 dollars pour payer ses études et Jeremiah, l’aîné, devait 25 000 dollars à divers créanciers. Le patriarche annonça avoir trouvé un moyen de remédier à tout cela. Cela impliquait que Nathan contacte ses « vieux amis » – les Russes – qui lui étaient redevables d’un peu de cash, et qu’il accomplisse un acte dangereux, mais techniquement légal. Accepterait-il seulement ? Nathan regarda son père droit dans les yeux. Même si le vocabulaire était choisi pour paraître inoffensif, sa requête était formulée avec la fermeté d’un ordre.
Sous les verrous
À l’entrée dans sa vingt-sixième année à la CIA, Jim Nicholson était un agent brillant. Élancé et athlétique, son beau visage orné d’une barbe élégante, il s’imaginait être le James Bond américain : il s’habillait chez les grands couturiers et aimait prendre des risques. Lors de son premier détachement, à Manille, il prouva son goût pour l’aventure, ce qui lui valut le surnom de Batman, pour l’excellent travail qu’il avait accompli aux côtés d’une jeune recrue nommée Robin. « C’était le duo gagnant », racontait Norbert Garrett, l’ancien chef de bureau à Manille, à GQ en 1998. « Ils étaient beaux, efficaces, agressifs et bourrés d’énergie. Ils n’en avaient jamais assez. »
Après Manille, Nicholson atterrit à Bangkok, d’où, tout au long des années 1980, il voyagea régulièrement au Cambodge et au Viêt-Nam. Il gravit rapidement les échelons de l’agence, aidé en cela par une remarquable habileté à recruter des agents doubles. En 1990, à l’âge de 39 ans, il devint le chef du bureau de Bucarest, en Roumanie. Mais son ascension fulgurante lui coûta sa vie privée. Sa femme, Laurie, le soupçonnait d’entretenir des liaisons dans toutes les villes où il posait ses valises. Leur mariage, affaibli par des années de conflits, s’effondra en 1992. Nicholson obtint la garde de ses enfants et les emmena à Kuala Lumpur – sa nouvelle affectation – où il servit en tant qu’adjoint au chef du bureau. C’est là, au cours de l’été 1994, que Nicholson franchit la ligne jaune et entama une liaison clandestine avec les services secrets russes, le SVR. La décision qu’il avait prise de trahir son pays, selon ses propres dires, était le fruit d’un mélange d’ego, de cupidité, de désespoir et de colère sourde envers ses supérieurs. Quelques temps avant, la CIA lui avait refusé une extension de mission d’un an en Malaisie, où il pouvait profiter d’une piscine, d’un logement de fonction et d’une femme de ménage. Une fois de retour aux États-Unis, le fardeau que représentait son emprunt combiné à la pension alimentaire qu’il versait tous les mois à son ex-femme sonnèrent le glas de sa confortable vie d’expatrié. « Il a pris ce refus comme un revers énorme », se souvient Tom Connolly, un ancien assistant du procureur qui s’occupait du dossier avec son collègue, Rob Chestnut. Nicholson commença à fournir aux Russes des informations peu de temps après sa nouvelle prise de fonction : il était instructeur dans un centre d’entraînement de la CIA à Williamsburg, en Virginie, plus connue au sein de l’agence sous le nom de « La Ferme ». Il fournit au SVR les biographies de plus de trois-cents stagiaires, dont beaucoup s’apprêtaient à travailler sous couverture diplomatique dans des pays étrangers. Une trahison dont les États-Unis paieraient encore les conséquences des décennies après. « On a des officiers de la CIA qu’on ne peut pas envoyer à l’étranger parce que Nicholson a divulgué leur identité », m’explique Michael Rochford, un ancien responsable du contre-espionnage au FBI. En octobre 1995, Nicholson échoua à un contrôle de routine au détecteur de mensonges, ce qui attira l’attention sur ses agissements. En 1996, le FBI commença à éplucher ses comptes. Insensible à l’enquête dont il faisait l’objet, Nicholson accrocha dans son bureau toutes les décorations dont il avait été honoré au cours de sa carrière. Il punaisa même une photo grandeur nature de lui sur un de ses murs. « Il se voyait comme un homme irrésistible », me confie Kathleen Hunt, une ancienne agent de la CIA qui travaillait pour Nicholson. « Il faisait des UV, était toujours tiré à quatre épingles et toujours bien coiffé. » Nicholson ne cachait pas qu’il ne se plaisait guère dans les bureaux du quartier général de l’agence. « Il se voyait plus comme un homme de terrain, ajoute Hunt. Et il ne manquait pas de souligner qu’il était beaucoup plus cher de vivre aux États-Unis qu’à l’étranger. »
À l’automne 1996, avant que Nicholson eût pu embarquer à bord d’un avion qui l’aurait emmené d’abord en Afrique du Sud, puis à Rome pour une affaire d’anti-terrorisme, des agents du FBI le cueillirent sur le tarmac de l’aéroport. Les mois précédents, des enquêteurs avaient réuni des piles de preuves contre lui, dont la preuve qu’il avait photographié des documents confidentiels. À l’aéroport de Dulles, dans l’État de Washington, Nicholson transportait dans ses bagages des dizaines de pellicules et de disquettes contenant des secrets d’État qu’il était sur le point de livrer au SVR. Après deux ans de service auprès des Russes, de rencontres à New Delhi, Jakarta, Zurich et Singapour, Nicholson avait récolté des centaines de milliers de dollars pour avoir divulgué des informations classées top-secret. Devant le juge, Nicholson n’exprima que peu de regrets. Lors de sa condamnation, en juin 1997, il annonça au juge qu’il avait fait tout cela pour ses enfants, pour compenser « le fait d’avoir trop travaillé et précipité mon mariage vers l’échec ». Mais bien qu’il fût vrai qu’il avait dépensé de l’argent pour ses enfants, dont 12 000 dollars donnés à Jeremiah pour qu’il s’achète une voiture, il avait aussi flambé en amenant ses petites amies thaïes en vacances, et déposé pas mal de liquidités sur un compte suisse. Au cours de séances de débriefing avec des officiers fédéraux, Nicholson se plaignit de la durée de sa peine. Il ne se doutait pas que les infos qu’il balançait aux Russes mettaient la vie de dizaine d’agents en danger. De plus, d’après sa propre expérience, tout le monde au sein de l’agence savait qui était agent double. Plutôt que de l’enfermer, il pensait que la CIA ferait mieux de le retourner contre les Russes. En prison, ses talents seraient gâchés.
À Sheridan, Nicholson mit un point d’honneur à se faire respecter. Il devint une figure incontournable au sein du clergé carcéral, menant les prières et assurant l’enseignement de la Bible. Au cours du printemps 2000, il se rapprocha d’un détenu, Phil Quackenbush, qui avait braqué des banques à Las Vegas – sans arme – pour se fournir en cocaïne. « J’ai vu cet homme pleurer parce qu’il ne voyait plus ses enfants », se remémore Quackenbush. Au cours des rassemblements religieux, Nicholson jouait l’homme pieux en quête d’une rédemption spirituelle. Il aidait à l’écriture de pièces de théâtre moralisatrices qui seraient ensuite montées par les détenus. À l’aide d’une machine à écrire empruntée au secrétaire de la prison, Nicholson mit des mois à écrire ce qu’il présentait à Quackenbush comme étant « ses mémoires ». Il rédigea un autre livre, sur l’étiquette cette fois-ci, qu’il espérait pouvoir publier, chaque page contenant un petit laïus sur l’attitude à adopter dans une situation donnée. « Je lui ai demandé : “Jim, tu te prends pour qui, un putain de docteur en savoir-vivre ?” se souvient Quackenbush. Et il m’a parlé des fêtes où il allait, des réceptions données en l’honneur de présidents ou de rois – et comment il arrivait à s’y incruster. Il a dû devenir un roi de l’étiquette au cours de ses missions. Il était fier de son éducation, de son expérience en tant qu’agent de la CIA et de son grade. » Au cours de ses conversations avec Quackenbush, il s’en prenait souvent au gouvernement. Il était agacé par la manière dont la CIA avait évolué. « Quand on a eu un nouveau maton, il m’a expliqué que le mec était juste un pantin à la solde de la bureaucratie », dit Quackenbush. Parce qu’il ruminait dans sa cellule, l’aigreur de Nicholson ne fit que grandir. Il voulut montrer au gouvernement qu’il n’était pas un détenu comme les autres. Tout ce dont il avait besoin, c’était d’un complice qu’il pouvait contrôler. Son plus jeune fils par exemple, Nathaniel.
L’apprenti
Nathan avait 12 ans quand son père fut jeté en prison. Aux yeux du garçon, le crime qu’il avait commis resterait à jamais une synthèse de ce qu’en dirent à l’époque les journaux télévisés, c’est-à-dire un survol rapide de la véritable histoire, un petite tache que ses larmes innocentes avaient chassée facilement. Pour Nathan, Nicholson était toujours « P’pa », l’homme qui le soutenait lors des matches de baseball, qui aidait son frère Jeremiah quand il était scout, et conduisait sa sœur, Star, à ses leçons d’équitation. Après l’arrestation de Jim, les trois gamins restèrent avec leur mère, Laurie. Elle était un brin nomade, ce qui les contraignit à vivre dans une voiture pendant deux semaines. Finalement, ils emménagèrent chez les parents de Jim, Marvin et Betty, à Eugene. Les enfants rendraient visite à leur père un samedi sur deux – Marvin et Betty, eux, iraient lorsque les gamins n’y iraient pas. Adolescent timide doté d’une fâcheuse tendance à rougir, Nathan avait peu d’amis. Ce qu’il préférait, c’était jouer à la Nintendo. Après ses études secondaires, achevées en 2002, Nathan s’inscrivit à l’Université d’État de l’Oregon, mais il baissa les bras au bout d’un semestre. il voulait devenir ranger, comme son père avant lui. En 2003, après l’entraînement de base, Nathan fut envoyé à Fort Bragg, en Caroline du Nord, mais ne il réussit pas les examens finaux pour devenir ranger. Au lieu de cela, il devint parachutiste à la 82e aéroportée. Là, au cours d’un saut de routine, son rêve prit fin. Il se fractura deux os au-dessus du coccyx et se fissura les tibias. « Après mes blessures, le monde s’est arrêté de tourner, écrirait-il plus tard. Je suis entré en dépression… J’avais l’impression d’avoir perdu toute valeur au sein de ma compagnie. » Déprimé, il retourna voir sa mère à Corvalis, pour finalement se disputer avec le mari de cette dernière, Bill. La confrontation fut si violente qu’au moment où Nathan partait, sa mère lui dit qu’il serait préférable qu’il ne revînt jamais. « J’ai compris qu’elle aurait préféré que je ne survive pas au prochain déploiement aérien, poursuit-il. De dépressif, je suis devenu suicidaire. » Lorsqu’il retourna à sa base ce soir-là, Nathan était sur le point de s’ouvrir les veines quand son père lui téléphona de la prison. Il n’avait plus eu de nouvelles de lui depuis des mois. « Dieu m’a demandé de t’appeler, lui dit son père. Je suis très fier de toi, et je t’aime très fort. » À la fin de l’appel, Nathan se décida à demander de l’aide. « J’ai laissé tomber mon couteau et j’ai appelé le sergent au secours », écrit-il. Jim avait sauvé la vie de son fils. Alors, ce jour d’été 2006, quand son père lui exposa son plan au cours de sa visite bi-mensuelle, Nathan acquiesça, surveillé du coin de l’œil par des gardes méfiants.
Puisque toute la correspondance de Jim était ouverte par la CIA, Nathan deviendrait son messager. Jim avait déjà réfléchi à un moyen pour communiquer vers l’extérieur depuis Sheridan : Nathan achèterait des snacks au distributeur et les déposerait sur une chaise près de son père, avec quelques serviettes de papier marron. Une fois rassasié, son père empilerait les emballages vides et les serviettes sur la chaise, en prenant soin d’y ajouter des boulettes de papier qu’il aurait auparavant noircies d’informations. Nathan emporterait le tout aux toilettes, récupérerait les notes importantes, les cacherait dans ses chaussettes, et jetterait tout le reste. Au cours des prochaines visites, ils répétèrent leurs mouvements, Nathan passant plusieurs messages au nez et à la barbe des matons. Pour prouver leur identité respective, le père et le fils se firent prendre en photo au parloir, devant une photo du Mont Hood, en Oregon. Nicholson donna également une lettre d’introduction à Nathan. En douze semaines, Jim avait appris à Nathan les bases de l’espionnage. Le 13 octobre 2006, Nathan se dirigea vers le sud, conduisant dix heures durant, en pleine nuit, pour arriver à San Francisco. Il ne s’arrêta que pour se rafraîchir et se raser. Le matin, il se rendit au consulat russe, un bâtiment en briques de six étages, un drapeau de la confédération flottant au sommet. Douze ans plus tôt à Kuala Lumpur, son père était entré dans un immeuble arborant le même drapeau pour offrir ses services au SVR. La visite de Nathan fut brève. Le chef de la sécurité, Mikhail Gorbunov, le conduisit dans une pièce insonorisée, prit ses notes et lui donna des formulaires à remplir, avant de lui demander de revenir deux semaines plus tard sur un ton glacé. Nathan se sentit rejeté, mais son père l’encouragea à retourner à l’ambassade. Quand il s’exécuta, le gros Russe accueillit Nathan comme un des siens, l’étreignant et s’excusant pour son attitude de la dernière fois. Il demanda des nouvelles du père, du frère et de la soeur de Nathan. Puis, par mesure de sécurité, il demanda à Nathan de dessiner le parloir de la prison de Sheridan. Ce dernier s’exécuta. Tout sourire, Gorbunov lui tendit une enveloppe contenant 5 000 dollars en coupures de 100. Et ce fut tout. Gorbunov annonça à Nathan qu’ils ne pourraient plus se voir sur le sol américain. Le prochain rendez-vous aurait lieu en décembre, au consulat russe de Mexico.
Sur la route du retour, le lendemain, Nathan se sentit chargé d’une mission pour la première fois au cours de son existence. Son père l’appela. Comme tous les coups de fil que ce dernier passait, il était enregistré. « — Salut, P’pa, répondit Nathan. Je suis sur la route, là, je rentre. — Tout s’est bien passé ? demanda Nicholson. — Oh oui, tout s’est très bien passé, dit Nathan. J’ai vendu pour 5 000 dollars de matériel. Je pense même pousser jusqu’au Mexique, en décembre. — Ah oui ? répondit Nicholson. Alors les affaires commencent à marcher, hein ? — Ouais. — Excellent, excellent. Je suis content de l’entendre. Très content. — Merci, dit Nathan en pouffant légèrement. —Bon, tout va bien par chez toi alors ? Les pneus tiennent bon, ça va ? — Oui, oui, tout fonctionne parfaitement », conclut Nathan avec la voix d’un homme qui semblait maîtriser parfaitement la situation.
Jérémie 1:5
Qu’est-ce que les Russes allaient bien pouvoir faire d’un homme comme Jim Nicholson, qui croupissait en prison depuis plus de dix ans ? Bien que la CIA se soit refusée à commenter l’affaire, j’ai pu rencontrer Robert Anderson Jr, un agent du FBI qui supervisait l’enquête qui se déroulait à Portland depuis Washington. D’un côté, m’a-t-il expliqué, les Russes espéraient trouver ce qui ne fonctionnait pas dans leur manière de traiter l’agent Nicholson – ce qui conduisit à son arrestation. Il a décrit cette partie de l’opération comme une sorte de service après-vente de l’espionnage. « Tout service secret cherche à savoir comment il peut améliorer sa manière de fonctionner », explique Anderson, faisant le parallèle avec des entraîneurs qui se repasseraient sans cesse les vidéos des matches de leur équipe. Qui plus est, les Russes n’avaient finalement obtenu de Nicholson qu’une pièce d’un vaste puzzle. « On ne sait pas quelles autres informations sur telle ou telle opération ils ont pu obtenir au cours des dernières années. Si j’étais eux, j’essaierais d’assembler le puzzle, et de mettre la main sur les pièces manquantes. » Michael Rochford, qui passa sa carrière au FBI à tenter d’empêcher la Russie d’espionner les États-Unis, ajoute que ce que les Russes tentaient de faire avec Nicholson était simplement la routine. « C’est exactement ce qu’ont fait les Américains quand, entre 1985 et 1994, les agents que nous avions retourné en Russie ont été arrêtés, emprisonnés et exécutés là-bas », me dit Rochford. Les services secrets américains ne comprirent jamais comment ces espions s’étaient faits repérer. « On a essayé de travailler ensemble, entre le FBI et la CIA, pour rassembler les familles de nos agents tombés ou emprisonnés. On s’entretenait avec eux pour comprendre les circonstances des arrestations de leurs proches. »
Quoi que les Russes aient pu apprendre des messages de Nicholson, il ne faisait aucun doute dans la tête des agents américains que Jim n’agissait pas pour l’argent, mais par pure aigreur. « Il a voulu montrer à son pays que le gouvernement ne pouvait pas le contrôler, même en prison, et qu’il avait toujours de la valeur aux yeux du SVR, qu’il pouvait toujours faire du mal aux États-Unis et en tirer profit », analyse Rochford. Le regard dans le vague, il a plissé ses yeux et secoué la tête. « Utiliser son fils de cette manière, c’est inconcevable… » En décembre 2006, Nathan s’envola pour Mexico. C’était là sa première occasion de vivre la vie internationale faites d’intrigues dont son père lui avait toujours parlé. Mais alors qu’il sortait du terminal de l’aéroport, il était obnubilé par la tache qu’il devait accomplir. Suivant ses instructions, il prit un taxi depuis son hôtel jusqu’au consulat, un bâtiment blanc pourvu de grandes arches et de colonnes imposantes. Là, il fit la rencontre de son nouveau contact, un Russe aux cheveux grisonnants du nom de Vassili Fedotov. Petit et trapu, Fedotov avait pris sa retraite du service clandestin soviétique dans les années 1990, après une longue carrière durant laquelle il avait brièvement opéré en 1986 en tant que chef du contre-espionnage, à l’ambassade soviétique de Washington D.C. Mais le SVR l’avait à présent réactivé pour s’occuper des Nicholson. Fedotov conduisit Nathan dans une salle semblait-il insonorisée, où il s’assit pour étudier les notes de Nicholson. Fedotov dit à Nathan de dire à son père qu’il avait bien reçu ses lettres (« Quelles lettres ? » pensa Nathan), puis il lui demanda de transmettre à son père une série de questions. Elles étaient toutes en rapport avec la capture de Nicholson. Qui l’avait interrogé ? Quand avait-il commencé à soupçonner qu’il était sous surveillance ? Nathan consigna méticuleusement les questions dans un carnet. Fedotov le regarda faire un moment, avant de suggérer qu’il valait peut-être mieux utiliser un code. Nathan ignora son conseil, et écrivit « cause et conséquence » au-dessus des questions pour se rappeler qu’elles portaient sur les circonstances qui avaient menées à l’arrestation de son père. Fedotov interrogea Nathan à propos de la couverture qu’il utilisait durant son séjour mexicain. Lorsque Nathan répondit qu’il comptait prétendre qu’il s’intéressait à l’architecture de Mexico, Fedotov lui suggéra de passer prendre des brochures à l’école d’architecture de la ville. Nathan acquiesça, bien qu’il n’eût pas la moindre intention de s’exécuter. Puis Fedotov tendit à Nathan un sac en papier brun contenant 10 000 dollars en liquide, avant de porter son attention sur un calendrier. Un instant plus tard, il dit à Nathan de revenir à Mexico pour un autre rendez-vous durant ses prochaines vacances universitaires, à l’été 2007. La transaction s’était faite en un clin d’œil. Nathan avait plus d’argent dans les poches qu’il ne pouvait en dépenser. Il aurait pu en liquider une partie au cours d’une folle soirée à Mexico, ou peut-être courtiser une fille, comme son père l’avait fait en son temps. Au lieu de quoi il passa le reste du séjour enfermé dans sa chambre, à jouer à la Playstation et à écouter de la musique sur son iPod. Il n’avait mis le nez dehors qu’à une seule occasion, pour acheter un sombrero et quelques autres babioles pour son cousin.
Nathan ne parvint pas à apprécier pleinement son succès avant d’être de retour à Sheridan, où il savoura l’éloge de son père. Nicholson dit à son fils qu’il avait surclassé de loin même les meilleurs de ses stagiaires à La Ferme. Nathan lui transmit les question de Fedotov, qu’il avait recopiées sur son bras et sa main depuis son carnet. Au cours des semaines qui suivirent, Nicholson écrivit ses réponses sur des documents vierges, détaillant les circonstances de son arrestation de 1996. Il avait dû être suivi de Malaisie à Singapour… Un contact qu’il avait rencontré à Singapour devait être « sali »… Cette personne n’était « pas de la partie », ce n’était pas non plus un agent des renseignements russe… Même s’il savait qu’il n’aurait pas dû, Nathan lut les messages. Son père y livrait de nombreux détails : le nom de l’examinateur du test polygraphique qu’il avait subi et l’existence de tunnels reliant deux pays, entre autres. Tout cela devenait soudain bien réel. Alors que Nathan commençait à s’inquiéter, il reçut des nouvelles de son père. Dans ses lettres écrites en prison, il encourageait Nathan en employant des termes élogieux, citant les Écritures : « Avant de te former dans le ventre de ta mère, je te connaissais, et avant que tu naisses, je t’avais consacré, je t’avais désigné prophète pour les nations. » À son insu, Nathan était devenu une marionnette entre les mains de son père.
Rendez-vous à Chypre
Le FBI ne divulguera pas de quelle manière il a eu vent des agissements de Nicholson et de son fils, mais des agents commencèrent à enquêter peu après le second voyage de Nathan à Mexico. L’enquête était menée par Jared Garth, du bureau de Portland, un new-yorkais de souche au phrasé rapide qui travaillait aux côtés des agents spéciaux Scott Jensen et John Cooney. Avec l’autorisation d’un tribunal, les agents placèrent Nathan sous surveillance. Le 5 décembre 2007, le FBI installa un tracker électronique sur la voiture de Nathan. Trois jours plus tard, lorsque les agents arrivèrent au bureau, ils découvrirent que le véhicule était garé à l’aéroport de Portland. Jensen s’écria : « Oh, merde ! » Perdre la trace de Nathan porterait un sale coup à l’enquête – surtout s’il ne comptait pas remettre les pieds aux États-Unis. En fouillant dans les écoutes téléphoniques, ils tombèrent sur un coup de fil que Nathan avait passé à trois heures du matin à sa petite amie, durant lequel il lui disait au revoir depuis l’aéroport. Jensen prit sa voiture et se rendit à sur place accompagné d’un autre agent, et les deux hommes coururent d’un comptoir à l’autre pour retrouver le vol de Nathan. Ils finirent par apprendre qu’il avait embarqué à bord d’un avion Continental Airlines pour Lima, au Pérou, avec une escale à Houston.
Tandis que le FBI jouait au chat et à la souris, Nathan était à Lima, marchandant des secrets d’État contre 10 000 dollars. Son père l’avait envoyé là-bas pour transmettre verbalement les détails d’un plan d’évasion. Le plan prévoyait de faire atterrir un hélicoptère sur l’héliport de l’établissement correctionnel fédéral de Sheridan, de transporter Nicholson par les airs hors des murs de la prison et de le larguer au large des côtes de l’Oregon, où un sous-marin l’attendrait pour l’emporter au loin… Pour s’assurer qu’il serait correctement identifié durant l’évasion, Nicholson avait tatoué son groupe sanguin sur son bras : « O+ ». Fedotov rit en entendant cette idée fantaisiste. Il fit la remarque que si les Russes agissaient de la sorte, « cela pourrait déclencher une guerre ». Sans compter que Fedotov était mécontent de Nathan, qui n’avait pas suivi les instructions qu’il lui avait données à Mexico. Nathan était supposé avoir confirmé sa venue à Lima en laissant un message pour Fedotov au Mexique. Il ne le fit jamais. Fedotov lui intima de ne pas refaire la même erreur avant d’embarquer la semaine d’après pour son prochain rendez-vous, à Nicosie, sur l’île de Chypre. Il donna également à Nathan des instructions concernant un signal secret et un mot de passe qu’il aurait à utiliser là-bas. Quand Nathan retourna aux États-Unis, faisant escale à Houston avant son vol pour Portland, Garth et Cooney l’attendaient. Ils donnèrent l’ordre à des agents des douanes d’embarquer Nathan pour le fouiller, et de l’autre côté d’un miroir sans tain, ils les regardèrent ouvrir ses bagages. « Nathan est resté de marbre tout le temps que ça a duré, raconte Garth. À un moment, j’ai mis un badge des douanes et j’ai prétendu passer en revue la fouille. Je faisais les cent pas dans la salle pour pouvoir entendre la conversation entre Nathan et les deux inspecteurs. »
Les agents des douanes trouvèrent 7 013 dollars dans les affaires de Nathan, dont 4 000 dollars étaient enfouis à l’intérieur de la boîte d’un jeu Playstation. Lorsqu’ils lui demandèrent pourquoi il transportait autant d’argent sur lui, Nathan répliqua qu’il avait quitté les États-Unis avec 9 000 dollars en liquide car il avait atteint le plafond de ses cartes de crédit. Dans le sac à dos de Nathan, les agents des douanes trouvèrent son carnet et, dans son portefeuille, des cartes de visite couvertes de notes. Tandis que Nathan restait assis l’air indifférent, un des agents amena le carnet et les cartes de visite dans l’arrière-salle, où Garth et Cooney s’empressèrent de les photocopier. « Le contenu était éloquent », se rappelle Garth. Les pages du carnet étaient noircies d’instructions révélant les lieux et l’heure des rendez-vous de Nathan à Lima et à Chypre. Certaines feuilles étaient pleines de questions qu’il devait transmettre à son père, et d’instructions qui lui étaient destinées si jamais il parvenait à sortir de prison : « Si papa sort, trouver un passeport le plus vite possible. Aller dans un pays près de la Russie. Papa décide (ex : Finlande)… L’emmener au département des visas de l’ambassade (Amis) » Les pages faisaient aussi mention d’un compte Yahoo, Jonemurr2@yahoo.com.mx, que Nathan devait utiliser pour confirmer son rendez-vous chypriote. Tout était là : de l’espionnage, bien en vue. Mais Garth et Cooney n’étaient pas persuadés que ces notes cryptiques seraient suffisantes devant un tribunal. Les douaniers laissèrent Nathan partir, et les agents remirent leurs preuves à deux procureurs adjoints américains de Portland, Pamala Holsinger et Ethan Knight, qui décidèrent d’ouvrir une enquête criminelle. « Toute la question, c’était de savoir si le rendez-vous de Chypre allait avoir lieu et si nous ne ferions pas mieux d’attendre jusque là », explique Garth. Ils optèrent pour cette solution.
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Nathan était désormais sous surveillance constante. Le FBI mit son appartement sur écoute, enregistrait ses appels et le prenait en photos. En plongeant dans son monde, les fédéraux découvrirent un garçon qui avait encore un pied enraciné dans l’adolescence. Il vivait avec sa petite amie et faisait régulièrement de l’exercice pour contrebalancer un régime fait intégralement de pizzas. Quand il ne jouait pas aux jeux vidéo, il passait des heures à regarder des films d’arts martiaux. Il y eut une pause miraculeuse dans cette routine lorsqu’il se rendit à une convention manga à Portland – pour l’occasion, il s’était dessiné des tatouages sur le corps et portait des lentilles de contact rouges, pour ressembler à un personnage de dessin animé. Les agents notèrent que Nathan était accommodant au possible, toujours soucieux de faire plaisir aux autres. Dans les appels enregistrés par le FBI, il donnait à son frère des conseils pour s’exercer correctement. Il réconfortait sa sœur après qu’elle eût rompu avec son petit ami, l’assurant qu’elle finirait par rencontrer la bonne personne. Et quand la sœur de la copine de Nathan eut besoin qu’on réparât son toit, il passa des heures à y poser des bardeaux. Les week-ends, Nathan assistait aux sermons de l’église Door Christian Fellowship, jusqu’à ce qu’il ne se disputât avec le pasteur, qui avait de l’avis de Nathan fait une remarque désagréable à propos de son père. À une génération de distance de la guerre froide, Nathan ne semblait pas conscient du sens que revêtaient ses actions. Mais il avait été secoué par la fouille de l’aéroport de Houston, et désormais la perspective de finir en prison lui traversait parfois l’esprit comme une ombre fugace. Inquiet à l’idée d’être épié, il colla une bande de ruban adhésif en travers de la porte de son grenier. Il saurait ainsi si quelqu’un avait pénétré dans son appartement. Son père l’avait mis en garde à propos de la surveillance et lui avait appris à se servir des reflets des vitrines des boutiques pour s’assurer de ne pas être suivi. Pendant ce temps, les agents continuaient de surveiller le compte Yahoo que Fedotov avait ordonné à Nathan d’utiliser. En mai, ils virent un message envoyé depuis le compte, qui recoupait les instructions dont Nathan avait pris note dans son carnet. Le sujet du message était « Hola Nancy ». Il disait en partie : « Il semble que je pourrai finalement partir en vacances ! » Le week-end d’après Thanksgiving, le FBI dépêcha un agent dans la salle des visites de Sheridan pour écouter ce que se disaient Nathan et son père. Le rendez-vous de Chypre était confirmé.
Être un homme
Pour une fois, Nathan fit exactement comme Fedotov lui avait dit : Le soir du 10 décembre, il marcha du Hilton Hotel, dans le centre de Nicosie, jusqu’à un TGI Friday, portant une casquette de baseball. Là, il attendit sur le trottoir, tenant un sac à dos dans sa main droite, mâchant un chewing-gum et regardant sa montre quand des voitures passaient devant lui. À sept heures du soir, Fedotov se montra, vêtu d’un manteau noir et de lunettes de soleil griffées. « – Connaissez-vous le chemin du bureau de poste ? demanda-t-il avec un grand sourire. – Il devrait se trouver dans le coin », répondit consciencieusement Nathan. Le Russe emmena Nathan jusqu’à une berline bleu sombre garée près de là, et ils conduisirent pendant une vingtaine de minutes jusqu’à un parking souterrain.
Dans la pénombre, Nathan donna à Fedorov une lettre de six pages que son père lui avait envoyée depuis la prison. Elle contenait des informations sur la santé de Nicholson et des détails sur l’affectation de Jeremiah à la Tyndall Air Force Base, où il travaillait sur la guerre électronique. Nicholson, semblait-il, n’offrait pas seulement ses services au SVR, mais également la possibilité de recruter Jeremiah, son fils le plus aguerri. Nathan n’apporta aucune note manuscrite à Chypre. Au terme du rendez-vous, Fedotov lui indiqua où et quand ils devaient se voir la prochaine fois : le soir du 16 décembre, un an plus tard, devant une station de métro à Bratislava, en Slovaquie. Fedotov donna à Nathan 12 000 dollars en coupures de 100 dollars et lui souhaita un joyeux Noël. Il était plus de minuit le 15 décembre quand Nathan atterrit à Portland. La neige tombait, tapissant les rues d’un manteau blanc qu’illuminaient les réverbères. Quand Nathan revint à son appartement, l’aube se lèverait dans une heure. Le quartier était plongé dans un silence immaculé. Il jeta son sac à dos au sol et sombra dans le sommeil. Puis on frappa lourdement à la porte. À moitié endormi, Nathan ouvrit la porte aux agents Garth et Cooney. Il proposa calmement de leur servir un verre, mais ils refusèrent. Lorsqu’ils passèrent en revue les informations sur son passé, énonçant qu’il n’avait pas de casier judiciaire, il intervint pour préciser qu’il avait une fois reçu une amende de 500 dollars de la part du National Park Service pour avoir abîmé une barque contre un arbre.
Il mentit à propos de ses voyages, prétendant qu’il avait revu des « copains de chambrée » de l’époque de son service militaire. Cooney, un agent aux épaules carrées et au regard perçant, affichait un air impassible lorsqu’il dit à Nathan que le récit qu’il faisait de ses voyages ne collait pas avec les informations que détenait le FBI. Après un moment de silence, Nathan déclara qu’il n’avait rien fait d’illégal. Mais la confiance avec laquelle il avait déballé ses réponses longuement répétées s’était envolée. Sur un ton apaisant, Cooney proposa à Nathan ce qu’il présenta comme un mulligan – au golf, cela signifie s’accorder le droit de rejouer une balle ratée sans pénalité. Nathan accepta. Durant les heures qui suivirent, il narra les détails de sa vie de messager espion. Quand Garth l’informa qu’il avait violé une loi interdisant à quiconque d’agir comme agent non-enregistré au service d’une puissance extérieure, Nathan fit la remarque qu’il n’avait jamais entendu parler d’une telle loi. Garth répondit qu’il savait qu’elle n’était pas très connue. « C’est un peu comme lorsque tu as été contraint de payer pour avoir esquinté une barque sur un arbre », lui dit Garth. À Sheridan, Nicholson se montra bien plus réticent au cours de son entretien avec Jensen, qui débuta la conversation en déposant sur la table une carte postale sur laquelle on pouvait lire « Bons baisers de Chypre ». « Je lui ai dit que Nathan ne se serait jamais lancé de lui-même dans une telle mission, et qu’il devrait se comporter en homme et faire ce qu’il fallait pour son fils, raconte Jensen. En substance, il a dit qu’il était bien au courant que son fils avait voyagé de-ci de-là, mais seulement pour aller voir des copains de chambrée. Il a joué à l’imbécile pendant toute la durée de l’interrogatoire. » En fouillant l’appartement de Nathan, les agents retrouvèrent le carnet dont le FBI avait copié les pages à l’aéroport de Houston. Mais Nathan avait arraché toutes les pages pouvant servir à l’incriminer, réalisant après coup que ce qu’elles contenaient pouvait potentiellement poser problème. Il avait, malgré tout, noté le lieu de son prochain rendez-vous à Bratislava, tentant de dissimuler sa signification en écrivant le nom de sa belle-sœur, Anastasia, juste en dessous. En dépit de ses efforts, Nathan n’était décidément pas espion. À l’issue de l’interrogatoire du FBI, Nathan éprouva une étrange sensation de soulagement, même s’il ne savait pas ce que lui réserverait le futur. Après ces deux années passées à garder le secret pour lui seul, il était finalement libre de le partager avec sa famille et ses amis. Il appela sa sœur, Star, pour s’excuser. Lorsqu’il lui raconta ce qu’il avait fait, la première réaction de Star fut une objection incrédule : « Sérieusement ?! » Il lui dit qu’il ne pourrait pas lui offrir de cadeau à Noël : le FBI lui avait confisqué son argent. Mais il ne pensait pas qu’il irait en prison, et Dieu merci le FBI n’avait pas pris sa Wii.
Le 9 janvier 2009, une condamnation fut prononcée au tribunal de district de l’Oregon, accusant le père et le fils d’avoir agi comme agents au service d’une puissance étrangère, et d’avoir blanchi de l’argent. Garth et les autres conduisirent Nathan hors de son appartement les menottes aux poignets, et l’enfermèrent dans une prison locale. Depuis qu’il avait appris que son père avait été mis à l’isolement à Sheridan, il dormait sur le sol pour se punir. Malgré le fait que son père avait orchestré toute l’opération, il confia aux autorités qu’il se sentait responsable pour ce qui était arrivé. Le 7 décembre 2010, Nathan fut condamné à cinq ans de probation. Le juge lui ordonna d’effectuer cent heures de travaux d’intérêt général à l’administration des anciens combattants. Le 18 janvier 2011, Nicholson fut amené menotté devant la cour. Assis au premier rang, Nathan enfouit son visage dans l’épaule d’un membre de sa famille et se mit à pleurer. Nicholson, à sa manière, assuma finalement la responsabilité d’avoir corrompu son fils : « Votre honneur, j’ai traversé dans ma vie plusieurs coups d’État, une révolution et une guerre », s’enquit Nicholson, lisant à haute voix une déclaration. Mais le pire jour de sa vie, dit-il, « fut le jour où j’ai appris que mon plus jeune fils avait été arrêté et accusé de faits dont je suis l’unique responsable ». Il poursuivit en disant qu’il s’était tourné vers la Fédération de Russie pour venir en aide à sa famille, mais qu’il avait réalisé au cours de ces deux années de solitude que « tout ce dont mes enfants ont jamais eu besoin, c’était de mon amour ». Le juge Brown resta de marbre, relevant que Nicholson n’avait pas une fois demandé le pardon des États-Unis. Elle le condamna à huit ans de prison supplémentaires – il doit désormais être libéré en 2024, et il purge sa peine à Florence, dans le Colorado.
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Le Bureau des Prisons a rejeté ma demande d’entretien avec Nicholson, pour des questions de sécurité semble-t-il. Nathan également a refusé de parler. Jeremiah est le seul des enfants a avoir accepté de me confier son sentiment sur l’affaire. « Mon père est un homme très charismatique, qu’on apprécie facilement », m’a-t-il écrit dans un e-mail. « Peut-être que c’est parce que mon père a été emprisonné pendant la période la plus déterminante de la vie de mon frère qu’il a ressenti le besoin d’avoir ce genre de connexion avec lui. Quelque chose qu’il avait eu l’impression d’avoir perdu en étant séparé de lui si longtemps. Honnêtement, je ne sais pas. » Il n’est pas évident que Nicholson ait entièrement échoué dans ses plans. Les agents pensent que Nicholson pourrait avoir envoyé des lettres aux Russes avant l’implication de Nathan, et son compagnon de cellule, Quackenbush, m’a parlé d’une liasses de papiers épaisse d’un pouce contenant les « mémoires » de Nicholson, que ce dernier avait envoyé à ses parents, Marvin et Betty, après la libération de Quackenbush en 2002. Le paquet était possiblement à destination des Russes. Par une soirée venteuse de février, je me suis rendu à la maison de Marvin et Betty à Eugene. J’ai frappé à leur porte, mais ils ne m’ont pas permis de les interroger à ce sujet. Dehors, sur le porche, les carillons éoliens tintaient dans le vent. Le son était porté à l’intérieur de la maison et, alors que je me tenais debout dans le couloir, j’avais l’impression d’entendre l’hymne d’un pays secret séparé du reste des États-Unis par ces quatre murs, le pays de Nicholson, le seul devant lequel il semble aujourd’hui prêter allégeance. C’est peut-être dans ce pays que Nathan a vécu durant ses deux années de voyages secrets. Mais plus maintenant. Dans une lettre adressée au juge Brown, qu’il lui a remise avant sa délibération, il affirmait qu’il en avait fini avec ces fariboles d’espions auxquelles son père l’avait fait rêver malgré lui. Il avait fini par réaliser qu’il voulait vivre pour lui-même et non pour quêter l’approbation de son père. Depuis sa libération de la prison du comté en avril 2010, écrivait-il, il comptabilisait plus de quatre-vingt quatre crédits d’université et suivait à présent des cours à l’Université d’État de l’Oregon, où il étudiait le génie du développement durable. « En définitive, j’ai décidé qu’il fallait que j’arrête de vivre comme un enfant, la tête dans les nuages, et que je commence à agir comme un homme. »
Traduit de l’anglais par Benoit Marchisio et Nicolas Prouillac, d’après l’article « My Father and Me: A Spy Story », paru dans GQ. Couverture : Les nouveaux quartiers généraux de la CIA. Création graphique par Ulyces.