L’Afghanistan ne connaît aucun repos, pas même le dimanche. Dans la journée du 16 septembre 2018, le pays a subi une nouvelle série d’attentats commis par les talibans. Quatre policiers ont été tués vers la ville de Qala-I-Naw, au nord-ouest dans la province du Bâdghîs, et trois soldats ont été abattus dans le Wardak, à l’ouest de Kaboul. Le sommeil des morts n’est guère plus calme. Sept jours plus tôt, un motard s’est fait exploser au milieu des commémorations du meurtre du commandant Massoud, dans la capitale. Sept personnes ont péri, dont le conducteur d’une voiture recouverte de photos du « Lion du Panshir ».
À 7 000 kilomètres de là, le même jour, un autre motard pense justement à lui. Quittant la place du Trocadéro, où les Afghans de Paris saluent la mémoire de Massoud, Jean-Marie Montali fait le deuil d’un « pays décapité », fui par tous ceux qui le peuvent. Un homme pour qui l’éducation était essentielle aurait pu éviter ce désastre, songe le journaliste, mais il n’existe plus qu’en épitaphes. Pour légendaire qu’elle soit, sa résistance invétérée à l’invasion soviétique (1979-1989) puis aux talibans (1996-1991) n’a reçu aucun soutien.
Le courage d’Ahmed Chah Massoud est sur toutes les lèvres au Trocadéro. Invité à se joindre aux louanges, Jean-Marie Montali a refusé d’enfoncer cette porte béante comme les plaies d’Afghanistan. Oui, le guérillero était téméraire, mais enfin il était seul. Personne ne l’a soutenu contre les talibans. Montali en a la preuve. De retour d’Afghanistan, en 1998, le reporter du Figaro a publié un texte du chef militaire. Cet appel à l’aide est resté lettre morte. Massoud a fait l’expérience du silence avant de s’y enfoncer définitivement, trois ans plus tard.
Aujourd’hui, alors que les talibans poursuivent leur œuvre funeste, l’ancien grand reporter exhume cette lettre pour autopsier tout un État. Il prépare aussi un livre, Chroniques afghanes, à paraître aux éditions du Cerf, ainsi qu’un documentaire. Devenu célèbre en narrant sa résistance dans la presse, le commandant originaire du Panshir avait pu éviter un tel chaos. « Je pense sincèrement qu’on a raté la paix en l’abandonnant, en refusant de le financer », confie Montali. Et c’est peu dire qu’il le connaissait bien.
Quel cheminement vous a conduit en Afghanistan ?
Ma mère est originaire d’Alsace, mon père d’Italie. Il vient d’un coin de montagne situé à une centaine de kilomètres de Parme, dans les Apennins. L’été, il reste huit habitants dans ce village de paysans et d’éleveurs perché à 1 000 mètres d’altitude. J’ai grandi dans un environnement bien différent. Je suis né à Paris et j’ai passé mon enfance dans le quartier de la Bastille. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours voulu faire du journalisme. Peut-être que petit garçon, j’ai un moment pensé à devenir policier ou pompier, mais la littérature, et notamment les écrivains voyageurs, m’ont vite donné envie de prendre la plume. Quand on rêve d’aventure on n’a pas envie de se retrouver dans une routine qui ankylose et anesthésie.
De 17 à 21 ans, j’ai habité à Colmar. C’est là que j’ai commencé dans le métier en tant que correspondant pour les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA). Évidemment, on ne me donnait pas les gros dossiers à traiter, mais je prenais plaisir à couvrir l’anniversaire d’un doyen ou la réunion de l’amicale des Portugais de Colmar. Lorsque les fréquences ont été ouvertes dans les années 1980, j’ai créé la première radio libre d’Alsace avec des amis. C’était du travail d’amateur, on avait un petit émetteur ; je présentais les actualités le matin et une émission de blues.
Ensuite je suis revenu à Paris, où j’ai pigé pour différents titres dont le Figaro magazine. Je faisais beaucoup de reportages sur la montagne et les sports extrêmes. Comme c’était la grande époque des sujets d’aventure, on m’a par exemple envoyé en expédition en Himalaya. Une fois engagé, j’ai glissé vers des sujets d’actualités. Après avoir traité plusieurs catastrophes naturelles dont l’éruption du volcan philippin Pinatubo, en 1991, j’ai raconté les histoires de guérillas en Bosnie et en Somalie. Avec Jacques Torregano, nous avons été les premiers à suivre le sous-commandant Marcos et sa guérilla zapatiste au Mexique. Nous avons aussi été les premiers à interviewer le « boucher des Balkans » Radovan Karadžić.
Qu’est-ce qui vous a permis d’accéder rapidement à ces figures dirigeantes de mouvements armés ?
On ne peut pas les comparer donc je vais prendre le cas du sous-commandant Marcos. Je ne connaissais pas grand-chose de sa geste révolutionnaire ni de son modèle Emiliano Zapata, mais je me suis renseigné à son sujet. J’ai appris que c’était un coureur de jupons. Il a eu plusieurs femmes et, de mémoire, sept enfants. À cette période, trois étaient encore en vie, deux garçons et une fille. Je les ai retrouvés et interrogés. Puis je me suis entretenu avec les derniers guérilleros de la révolution mexicaine de 1910.
J’ai envoyé les articles à l’intelligentsia de gauche de Mexico afin de lui suggérer de me donner le contact de Marcos. L’idée était de dire : imaginez ce qu’on peut faire si quelqu’un nous introduit auprès du sous-commandant ; et imaginez l’impact que cela aura dans un journal conservateur. On m’a appelé dix jours plus tard. Je crois que pour bien approcher quelqu’un comme lui, il faut s’intéresser à son combat de près avec une certaine humilité. Car c’est le genre de personne qui risque sa vie à travers un combat.
Avez-vous eu la même approche pour le commandant Massoud ?
Comme ses références révolutionnaires étaient contemporaines, je disposais de plus d’éléments. J’ai lu le roman de Joseph Kessel, Les Cavaliers. Ça m’a fasciné. Voilà un pays de paysans qui se fait envahir par l’armée la plus puissante du monde et la tient en échec à l’aide des pétoires datant de la guerre contre l’empire britannique, au milieu du XIXe siècle. Ces résistants se disent : « Nous avons le temps, nous allons gagner. » On fait difficilement plus romanesque. Le documentaire de Christophe de Ponfilly et Jérôme Bony Une Vallée contre un empire, sorti en 1981, en témoigne. Massoud était un vrai personnage.
Je l’ai rencontré lors de mon premier séjour en Afghanistan. Afin de m’y rendre, je passais par Peshawar, au Pakistan. Il y avait ensuite deux solutions pour traverser la frontière : soit intégrer une caravane humanitaire – ce qui n’a jamais marché pour moi – ou se joindre à un groupe de moudjahidin. Sitôt arrivé, j’ai voulu rencontrer le commandant. Sa recherche a alimenté mon premier article. Comme il avait autre chose à faire que me recevoir, j’ai travaillé sur les enfants à la guerre. Au bout de trois semaine, on m’a donné un rendez-vous avec Massoud. L’entretien a duré deux ou trois heures, ce qui n’était pour moi pas suffisant puisque le magazine du Figaro ne se contentait pas d’une interview. Il fallait une histoire avec de la photo. Je lui ai donc dit que je reviendrais.
« Sans lui, ce n’était plus le même pays pour moi. »
Quelle attitude avait-il avec vous ?
Il était complètement ouvert et l’a, je pense, toujours été. Pendant la guerre contre les Soviétiques (1979-1989), c’était le seul dirigeant armé à accepter les journalistes mais aussi les humanitaires, au point qu’un autre chef de guerre, bien moins conciliant, les appelait « les putains de Massoud ». Il était très curieux. À chaque fois, je restais au moins trois semaines et, quand nous avions le temps, il me posait tout un tas de questions sur Paris, sur le boulot, les terrasses, le foot, Charles de Gaulle et la Résistance.
Massoud aimait le général, et admirait sa volonté de ne pas s’avouer vaincu quand tout s’écroule, de se battre sans armée. Ayant étudié au lycée français de Kaboul, il a toujours apprécié la France. Un lien existe entre les deux pays depuis qu’au début du XXe siècle, des archéologues français se sont intéressés aux traces laissées dans la région par Alexandre le Grand, lorsque celui-ci épousa une princesse de Bactriane.
Le commandant était donc capable de parler français. Il le faisait lorsque nous étions seul à seul mais, ne voulant paraître hésitant en public, il avait le reste du temps recours à un interprète. Pour l’aider à progresser, je lui notais des mots en phonétiques, comme « pastèque ». Étant donné qu’il aimait le football, je lui ai apporté la cassette de la finale de la Coupe du monde 1998. Sauf que j’avais oublié qu’il n’avait ni télé, ni électricité…
Au cours d’un repas, nous avons même parlé de la taille du poulet, celui que nous partagions étant étique par rapport au standard français. En dehors des conversations un peu banales sur mes enfants, le goût de la pastèque ou la taille du poulet, nous parlions beaucoup de politique. Il m’a surpris par sa tolérance. Bien que très croyant, il ne me faisait aucune remarque en me voyant fumer contrairement à certains de ses hommes. Il était très généreux intellectuellement et très attentif.
Comment êtes vous parvenu à garder contact ?
Depuis la France, je correspondais avec lui par l’intermédiaire d’un attaché. Je lui faisais parvenir des photos par exemple, et je lui offrais des cadeaux à chaque venue, notamment des livres sur Paris. Comme il avait un mouvement de l’épaule récurrent, une espèce de tic, je lui avais apporté des ampoules de vitamines pour combler une éventuelle carence. Même s’il ne demandait jamais rien, j’apportais aussi des médicaments.
Je ne veux pas parler d’amitié mais nous étions assez proches. J’étais régulièrement chez lui, à la sortie de Kaboul. Avec le photographe australien Stephen Dupont, nous l’avons suivi dans son rôle de père, chez lui, mais aussi en tant que ministre de la Défense, chef de guerre et combattant. Lors d’un séjour à Kaboul, bien qu’il m’ait dit que j’étais son invité, j’ai payé en partant. Deux ou trois mois plus tard, l’ambassade m’a donné rendez-vous pour me rendre les quelque 300 dollars de la part de Massoud. Bien sûr j’ai refusé l’argent et l’ai laissé à la représentation diplomatique, qui avait à peine de quoi se chauffer.
Dans quel contexte décide-t-il d’écrire une lettre à destination des Français ?
En 1998, les hommes de Massoud tiennent une toute petite portion du territoire ; les talibans sont partout. Nous en parlons longuement et ainsi naît l’idée de la lettre. Puisque la guerre est perdue sur le terrain, il faut gagner l’opinion internationale en montrant le danger représenté par les talibans. Je lui propose d’écrire un appel. Au départ, il refuse. Face à mon insistance, il répond qu’il n’a pas le temps. Alors je lui dis que je l’ai, moi, le temps. Je l’attends donc une quinzaine de jours dans le Panshir. Finalement, il accepte de dicter un texte. À la sixième version, il me fait venir un matin, tôt, pour me dire que tout y est mais qu’il regrette la forme, peu littéraire. Or, il aimait beaucoup la poésie et la littérature. Sa prose a donc été traduite, je l’ai remise en forme, faxée et il a donné son accord pour publication.
Quel a été l’impact de cette lettre ?
Elle a touché les gens qui s’intéressaient à l’Afghanistan mais c’est tout, autrement dit bien peu de monde à l’époque. Entre le départ des Soviétiques et l’arrivée des talibans, en 1996, tout le monde se fichait du pays. On s’en est davantage préoccupé après les attentats du 11 septembre 2001. La lettre a été exhumée à la mort de Massoud qui est intervenue à la même période.
Comment avez-vous vécu l’annonce de son décès ?
L’attentat a été commis le 9 septembre 2001 mais je l’ai appris quelques jours plus tard. Massoud a été tué par deux envoyés d’Al-Qaïda qui se faisaient passer pour des journalistes. Il a manqué de méfiance à leur égard. Sa mort a été officialisée le 16. Je dirigeais alors les journaux régionaux du Figaro. Le jour où on me l’a annoncée, j’étais à Cannes pour un grand raout sur un yacht. On avait de beaux costumes et des souliers vernis, c’était très people. Je suis remonté à Paris le lendemain. Je ne suis pas parti en Afghanistan tout de suite car sans lui, ce n’était plus le même pays pour moi.
Je m’y suis rendu l’année suivante, puis deux ou trois ans plus tard. Je suis allé voir un de ses proches, Abdullah Abdullah. Ce dentiste est devenu ministre après la mort de Massoud, puis candidat à la présidentielle. Je lui ai apporté la lettre. Il pleurait en la lisant.
Le commandant était vraiment un héros national et pas seulement chez les tadjiks, son ethnie. À un moment, il a refusé la présidence tournante en sachant qu’il poserait problème, car le pays a toujours été dirigé par des pachtounes. Il était pourtant le seul à avoir une vision nationale et non tribale du pays parmi les chefs de guerre. Il essayait de fédérer les ethnies dans l’Alliance du nord.
D’où viennent ces divisions ?
Au XIXe siècle, souhaitant protéger son empire en Asie, Londres a envoyé l’officier Mortimer Durand tracer une frontière. Ce dernier est allé au sommet de la montagne qui sépare aujourd’hui l’Afghanistan du Pakistan et a partagé la région en deux. D’un point de vue géographique, c’est simple ; d’un point de vue politique, c’est une erreur. L’ethnie pachtoune s’est retrouvée scindée. Là-dessus, le drame de l’Afghanistan est un peu celui de la Pologne au milieu du XXe siècle : il a pâti de se trouver entre deux grands empires.
« On a raté la paix en l’abandonnant, en refusant de le financer. »
Lorsque le Pakistan a gagné son indépendance sur l’Inde, en 1947, il a cherché à disposer d’une profondeur stratégique à travers l’Afghanistan. Son armée compte de nombreux pachtounes. Islamabad n’a pas hésité à financer la guérilla pachtoune contre l’Union soviétique, autrement dit à appuyer des extrémistes religieux. Dans le contexte de la guerre froide, Washington a délégué sa politique afghane aux Pakistanais pour ne pas entrer en conflit ouvert avec Moscou. Avec la bénédiction des États-Unis, les Pakistanais ont donné des missiles à la guérilla islamiste. Dans l’esprit des Américains, on pouvait chasser un extrémisme politique, communiste, par un extrémisme religieux.
Massoud a-t-il reçu des soutiens ?
Non, car c’était un tadjik. Je pense sincèrement qu’on a raté la paix en l’abandonnant, en refusant de le financer. Dans sa lettre, il lance un appel en vain. À Paris, personne ne l’a reçu. Seule Nicole Fontaine, alors présidente du parlement européen, a accepté de lui parler. Il s’attendait à autre chose. Al-Qaïda est célèbre depuis 2001, mais Ben Laden était pourchassé par les Américains bien avant. Massoud m’a raconté une histoire à ce sujet. Un jour qu’il l’avait localisé, il a demandé de l’aide pour le frapper à Washington. On la lui a refusée soi-disant car il risquait d’y avoir des dommages collatéraux.
La situation est-elle différente aujourd’hui ?
À de nombreux égards, elle est identique. Le Pakistan, qui a soutenu le mollah Omar via ses services secrets, arme toujours les talibans. Cela dit, le monde s’intéresse à l’Afghanistan depuis 2001. La coalition internationale ainsi qu’un tas d’humanitaires ont débarqué. Aujourd’hui, j’ai plus de contacts avec la diaspora qu’avec les Afghans sur place. Je ne pense pas que beaucoup de gens y soient retournés sans émotion. C’est un peuple qui ressemble à son pays : très dur, très beau, mais très généreux.
Couverture : Massoud et ses hommes. (Richard MacKenzie, 1987)