Durant le mois de décembre, les États-Unis et certains de leurs alliés, ainsi que le régime de Bachar el-Assad à Damas, ont intensifié la campagne de bombardement contre la place forte de l’État islamique dans la ville de Racca, dans le nord de la Syrie (même si 97 % des frappes aériennes en Syrie ont été effectuées par les États-Unis). Aux côtés des Américains dans les bombardements, on pouvait compter les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite. Les pays occidentaux tels que la Grande-Bretagne, la France et l’Australie, membres de la coalition américaine contre l’EI, ne prennent part qu’aux opérations se déroulant sur le sol irakien. D’autres pays y participent de façon moins active, en mettant à disposition du personnel et du matériel. L’organisation djihadiste est longtemps restée impénétrable quant aux déplacements de son leader, Abou Bakr al-Baghdadi, et de ses responsables.
Des habitants de la région disent qu’ils se déplacent entre la Syrie et l’Irak. Mais Racca est généralement considérée comme la « capitale » du califat auto-proclamé de Daesh, la ville à laquelle l’organisation est le plus souvent associée. À en juger par les images diffusées par le groupe, Racca serait à la fois centre d’un État islamique utopique et foyer d’extrémistes dont les habitants brigueraient une version radicale de l’islam, jouiraient d’exécutions publiques, et supporteraient avec ferveur leurs impitoyables chefs de guerre vêtus de noir. La décapitation du journaliste américain James Foley, ainsi que de nombreux autres otages, a été filmée sur une colline à la périphérie de la ville. Dans ses déclarations, l’EI prétend que ces exécutions de victimes américaines et anglaises sont leurs réponses aux bombardements américains en Syrie. Comme pour beaucoup d’autres actions de l’organisation, il s’agit de renvoyer à l’Occident une image de puissance et d’horreur. Et pourtant, cette ville provinciale, qui selon les différentes estimations compte entre 250 000 et 500 000 habitants, ne laisse pas forcément deviner de telles tendances islamistes ou djihadistes. Par ailleurs, Racca n’a pas été rattachée au conflit syrien avant 2013.
Une position stratégique
Vivant à Damas avant la guerre, j’ai pu visiter Racca à plusieurs occasions, et j’ai été frappée par sa banalité. Un coin poussiéreux, à l’écart des grandes villes du pays. Elle comptait peu d’équipements publics, et la plupart des Syriens que je connais ayant eu l’opportunité de la visiter s’en sont plaints. Il est vrai que la population locale, un mélange de tribus et de Bédouins sédentarisés, était presque entièrement d’obédience sunnite, mais à la différence de villes situées plus à l’ouest comme Hama et Alep, il n’y avait pas ici de tradition d’activisme islamique. Un habitant d’al-Tabqah, une ville voisine de Racca dont la base aérienne a été conquise par l’État islamique en août, affirme ainsi : « L’ironie, c’est que nous étions réputés pour ne pas prier ! » L’importance relative de Racca aux yeux du régime syrien les aura menés à céder le contrôle de la ville. Pourtant, sa taille conséquente, sa proximité avec la frontière irakienne et sa distance relative des lignes de front principales ont joué un rôle majeur dans la volonté de l’EI d’en faire le centre d’un grand État centralisé. Suite à d’intenses bombardements sur ses bases et ses équipements, ses forces ont reculé de Kobané sur la frontière turco-syrienne, mais elles ont gagné ou consolidé leur mainmise sur d’autres territoires, dont les villes de Hit et Ramadi en Irak, et gardent fermement le contrôle de Racca.
Depuis que Daesh a pris possession de Mossoul, la seconde plus grande ville irakienne, le 10 juin 2014, certains analystes avancent qu’elle est devenue la nouvelle capitale du groupe. Il est vrai que l’EI est historiquement une organisation irakienne, excroissance d’Al-Qaïda en Irak. La plupart de ses dirigeants, y compris Abou Bakr al-Baghdadi, sont irakiens. Mais à Mossoul, dont la population est estimée à plus d’un million de personnes, le pouvoir est toujours dans une certaine mesure partagé avec d’autres groupes sunnites, qui comptent en leur sein d’anciens baasistes du régime de Saddam Hussein, ainsi que d’autres tribus. L’EI doit faire face à davantage de menaces armées en Irak qu’en Syrie, avec les milices chiites, les Peshmerga kurdes, l’armée irakienne disparate, ainsi que quelques tribus sunnites et la coalition menée par les États-Unis. A contrario, avant même que l’État islamique ne prenne le contrôle de l’est de la Syrie, à commencer par les petites villes et villages, puis Racca en juin 2013, pour s’étendre au reste du territoire en 2014, le régime syrien avait largement abandonné la région, afin de se concentrer sur celles plus densément peuplées de l’ouest du pays.
Une fois le groupe au pouvoir dans la région, le régime l’a quasiment laissé de côté, sa croissance permettant à Damas de présenter unilatéralement l’opposition comme des « terroristes ». Les rebelles syriens, à l’origine de la prise de Racca des mains du régime en avril 2013, sont un amalgame de petits groupes bien plus faibles que l’EI. Même si des pays sympathisants tels que les États-Unis, la Turquie, le Qatar ou l’Arabie Saoudite ont appris à mieux coordonner leur financement des rebelles syriens, ces groupes demeurent fragmentés. Les organisations islamistes, même celles alimentées par des fonds privés, sont plus puissants que les combattants laïques appuyés par l’Amérique. Mais même ces derniers sont insignifiants comparés à l’État islamique. Racca est également facile à rallier, en particulier pour les recrues étrangères de l’EI, pour la plupart entrées en Syrie par la frontière sud de la Turquie (le pays a depuis resserré les contrôles). Bien que les frappes aériennes des Américains et de leurs alliés arabes, ainsi que les récents raids du régime d’Assad, aient rendu la vie plus difficile à l’EI, la ville est devenue l’axe central crucial d’un territoire plus grand que bien des pays, et compte entre six et huit millions d’habitants, de l’Irak à la Syrie. « On a toujours l’impression que Racca est leur capitale », affirme Sarmad Jilani, un exilé syrien vivant désormais en Turquie. Il est le coordinateur de Raqqa Is Being Slaughtered Silently (On massacre Racca en silence), un groupe d’activistes ayant des correspondants au sein de la ville.
L’État islamique occupe plusieurs bâtiments de Racca, tels que le palais du gouverneur, la mairie et l’Église catholique arménienne des martyrs. Ils ont le contrôle des zones proches de la ville, comme la Division 17, une ancienne base aérienne, ainsi que des complexes pétroliers. Nombre de ces lieux ont été la cible d’attaques aériennes américaines. Et beaucoup d’otages qui ont par la suite été exécutés ou libérés contre des rançons étaient détenus dans ces sites à l’extérieur de la ville. Les leaders de Daesh comptent en la personne d’Abou Ali al-Anbari un ancien militaire baasiste irakien, qui fut un temps général sous Saddam Hussein. On dit qu’il est aujourd’hui l’adjoint d’al-Baghdadi. Les leaders ont construit l’organisation du groupe sur la hiérarchie et la discipline. Selon Abou Hamza, un renégat syrien ayant œuvré dans leurs services de renseignements, que j’ai rencontré à l’automne dernier dans le sud de la Turquie, le groupe est dirigé par une vingtaine d’hommes, qui ont séparé le bras armé de l’EI de sa branche sociale. Des dirigeants spécifiques sont responsables des forces armées et de sécurité de l’EI. Il existe aussi des administrations civiles dirigées par des imams, bien qu’elles ne semblent pas être géographiquement centralisées. Abou Hamza m’a expliqué que chaque province syrienne contrôlée par Daesh disposait d’un émir et d’adjoints civils et militaires. Ils supervisent l’organisation de l’administration locale. Le groupe a instauré de nouveaux tribunaux, des forces de police locales, ainsi qu’une administration économique extensive, tout en récupérant les systèmes existants d’éducation, de santé, de télécommunications, ainsi que les réseaux électriques (certains services publics restent gérés par le gouvernement syrien). Selon l’interprétation stricte que l’État islamique fait de la charia, les femmes doivent porter un niqab, les hommes ne doivent pas porter de t-shirts à motifs, fumer est interdit, les magasins doivent fermer pour les cinq prières journalières (comme c’est le cas en Arabie Saoudite), et seules des femmes ont le droit de travailler dans des magasins de vêtements féminins.
Depuis août 2014, les femmes doivent avoir un mahram, un accompagnateur masculin, pour sortir. Le respect de ces règles est encadré par une brigade entièrement féminine baptisée al-Khansa, et par les forces de l’hisbeh masculine. Deux femmes en ville m’ont confié que les membres saoudiens de l’EI – venant donc d’un pays doté d’une police religieuse et d’une vision de l’islam très proche de celle de l’EI – étaient souvent les plus à cheval sur la question de ces transgressions morales. Racca est également un modèle de mise en place des taxations pour l’EI : des commerçants de Racca rencontrés dans le sud de la Turquie m’ont expliqué que le groupe soutirait 2,5 % de leurs revenus, considérés comme le zakât (l’aumône pour les plus démunis dans l’islam), ainsi qu’une somme forfaitaire mensuelle de 1 500 livres syriennes (SYP), soit environ 7 euros. Il n’y est jamais fait référence comme à un impôt. L’EI collecte environ 400 SYP par mois pour les lignes téléphoniques, bien que les coûts soient encore supportés par le régime d’Assad. Des habitants ont également signalé que certains militaires et membres de l’administration touchent un salaire mensuel d’au moins 400 dollars. Au nom du droit à la consommation, l’EI régule le prix et la qualité des biens.
La prise de Racca
Tout cela aurait été inimaginable ne serait-ce qu’il y a deux ans. Bien que certains aient protesté au début de la révolution en Syrie en mars 2011, les habitants de Racca sont restés plutôt loyaux au régime d’Assad, en partie à cause de l’appui fourni par Damas aux tribus locales, et en partie parce qu’une large portion des réfugiés syriens qui se sont installés dans la ville durant les premières années du conflit ne comptait pas se rebeller. Toutefois, en mars 2013, de nombreuses milices islamistes, dont les dévots Ahrar al-Sham et Jabhat al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaïda), ont arraché Racca au régime d’Assad. La prise de pouvoir est venue de forces extérieures, et de nombreux habitants en étaient mécontents.
La pression des groupes armés et le manque de financement régulier du conseil ont empêché la formation d’un gouvernement local à part entière.
Quand j’ai visité la ville deux mois plus tard, en mai 2013, on avait hissé les drapeaux noirs de Jabhat al-Nosra dans la rue, près du bureau du gouverneur, que le groupe occupait désormais. Mais la ville n’était pas aux mains d’une faction en particulier. Les miliciens et groupes rebelles préféraient gagner l’approbation des habitants, plutôt que de leur imposer leurs lois. Ils se sont disputés le terrain avec des activistes modérés, qui organisaient des ateliers sur des sujets tels que le droit des femmes ou la tolérance religieuse, et appuyaient l’élection de corps locaux, comme un conseil municipal. On y trouvait encore des marques d’ouverture et de tolérance, ce pour quoi la Syrie était réputée. J’ai pu rencontrer par exemple une infirmière alaouite tout à fait ouverte quant à son culte, bien que la minorité alaouite à Racca soit étroitement associée au régime d’Assad (aujourd’hui, elle y serait décapitée sur le champ du fait de son appartenance religieuse). Certains habitants qui avaient à cœur de maintenir le fonctionnement des services publics ont instauré ce conseil municipal, plaçant un avocat à sa tête. Ils ont réussi un temps à maintenir les salaires des agents de voirie, ou bien la gestion d’un service d’ambulances. Beaucoup de jeunes gens se sont révélés grâce à cette émancipation du régime d’Assad, nouvellement acquise. Les graffitis et les œuvres d’art étaient visibles partout. Mais la pression des groupes armés et le manque de financement régulier du conseil (qui venait par intermittence de nations étrangères, comme la France ou le Qatar), ont empêché la formation d’un gouvernement local à part entière. C’est ce qui a permis à l’EI de prendre de force une grande ville, et d’en faire le cœur de leur soi-disant État islamique. Y voyant une opportunité, les leaders d’Al-Qaïda en Irak ont envoyé un groupe de djihadistes en Syrie au début de la guerre civile. Ils y ont créé le groupe Jabhat al-Nosra.
En avril 2013, Abou Bakr al-Baghdadi, alors leader de l’EI en Irak, affilié à Al-Qaïda, a décidé de revendiquer la connexion, et déclaré que les deux groupes seraient fusionnés pour former l’EIIL (État islamique en Irak et au Levant). Mais Abou Mohammad al-Joulani, le chef de Jabhat al-Nosra, a refusé la fusion des groupes. Contrairement à Jabhat al-Nosra, l’EI a immédiatement fait savoir que son but premier n’était pas de lutter contre Assad, mais bien de conquérir des territoires et d’y imposer aussitôt la charia. Il était prêt à user de tactiques bien plus brutales qu’Al-Qaïda pour y parvenir, en particulier en assassinant des civils. La direction d’Al-Qaïda a longtemps critiqué sa branche irakienne, l’accusant d’être trop brutale. Après le conflit entre Baghdadi et al-Joulani, Daesh a rompu d’avec Al-Qaïda, faisant de Jabhat al-Nosra la branche syrienne de l’organisation terroriste.
En août 2013, les forces de l’EI ont lancé une violente attaque contre les groupes rebelles à Racca, prenant rapidement le contrôle de la ville, alors que les autres milices se retiraient. Ainsi, l’EI est parvenu à détenir une capitale régionale, et plus seulement des villages et petites villes : Racca est de facto devenue le QG de l’organisation. Les détails quant aux responsabilités respectives restent flous. Mais le groupe a installé des bases à Racca, tenues par des Syriens et des Irakiens, ainsi que par de nombreux combattants étrangers. Beaucoup d’autres s’y sont installés alors que la ville gagnait en notoriété. Ils continuent toujours d’affluer depuis que l’EIIL, rebaptisé État islamique, en a fait son califat, suite à la prise de Mossoul en juin 2014. Reste la question qui préoccupe les agents américains : Pourquoi l’EI attire-t-il tant de combattants ? Il s’agit de la plus rapide mobilisation guerrière de combattants étrangers, loin devant la guerre contre les soviétiques en Afghanistan ou celle contre Saddam Hussein en Irak, selon les experts du djihad. La réponse repose en partie sur l’utilisation sans précédent que fait Daesh des réseaux sociaux pour attirer des candidats, ainsi que sur la facilité relative à entrer et à vivre en Syrie. À quoi il faut ajouter que les gouvernements des pays du Moyen-Orient et d’Occident manquent d’idéologies convaincantes, et sont souvent perçus comme corrompus par leurs citoyens, musulmans ou pas. On ne sait précisément de quels soutiens l’EI bénéficie à Racca, mais il est certain qu’ils sont moins nombreux qu’en Irak, où des groupes sunnites désabusés se sont alliés à l’EI après avoir été marginalisés par le gouvernement chiite de Baghdad qui a suivi la destitution de Hussein.
Pendant les premiers temps de l’EI au pouvoir, des habitants m’ont révélé avoir été horrifiés par les excès de l’État islamique, mais satisfaits que ces derniers aient mis fin à la corruption et au chaos liés aux pratiques des groupes rebelles tels que Ahrar al-Sham, ou d’autres groupes moins dévots. Un homme d’affaires de Racca qui vit désormais en Turquie m’a avoué qu’en dépit de sa haine pour l’organisation, il était plus facile de faire circuler des marchandises sur le territoire de l’EI, car le bakchich aux points de contrôle ne s’y pratiquait pas, comme c’était le cas avec d’autres groupes rebelles.
Certains habitants enclins à travailler avec n’importe quel pouvoir ont témoigné leur soutien à Daesh. Les leaders du groupe ont également fait preuve de jugeote en conservant des services municipaux (dont les opérateurs téléphoniques gérés par le gouvernement) à Racca, gardant des employés formés à leurs postes, mais en leur faisant bien comprendre qu’ils travaillent désormais pour l’État islamique. On autorise encore les enseignants à faire cours, mais le programme éducatif a été modifié, des matières comme la chimie et le français ont été supprimées, et l’enseignement coranique imposé. Une interne des hôpitaux âgée d’une vingtaine d’années, en exil depuis le mois de septembre, m’a raconté comment les chefs de service de son hôpital à Racca ont été remplacés par des hommes de l’EI, arborant des titres tels que « émir en médecine généraliste ». Les femmes médecins ne sont désormais autorisées à pratiquer que sur des patientes du même sexe, et seulement recouvertes d’un voile intégral. « Mais comment voulez-vous que j’opère quand je dois porter des gants noirs et que je peux à peine y voir ? » m’a-t-elle rétorqué.
al-Jahim
Il est vite apparu que la capacité de l’EI à conserver le pouvoir dépend indubitablement de la répression pure et simple. Bien que les décapitations de deux journalistes et d’un humanitaire américains, ainsi que de deux agents humanitaires anglais ont fait les gros titres, davantage de Syriens et d’Irakiens ont été victimes du groupe. Nombre d’entre eux ont été torturés. Un groupe syrien de monitoring des droits de l’homme installé au Royaume-Uni estime que l’État islamique est responsable de la mort de 1 880 personnes depuis la déclaration de son califat en juin. Ce nombre inclut 1 177 civils, et au moins 120 de ses propres combattants, qui auraient pu vouloir quitter le groupe. Le renégat Abou Hamza m’a confié que la volonté de l’État est principalement dictée par les forces de sécurité, comme c’était le cas sous le régime baasiste en Irak, et continue de l’être sous Assad en Syrie. Les forces de sécurité de l’EI, dit-il, sont composées de plusieurs nationalités mais comptent suffisamment de Syriens pour connaître le passé de leurs concitoyens. « Ils étudient toutes les menaces pour l’État islamique, de Bachar el-Assad à l’Amérique, mais leur ennemi numéro un, ce sont les rebelles », dit-il en se référant aux nombreux groupes en activité en Syrie, d’Ahrar al-Sham aux unités soutenues par les États-Unis.
Les habitants se disent terrorisés par les odieux châtiments infligés par le groupe. Sur la place centrale de Racca, des têtes ont été plantées sur des piques, surmontés d’écriteaux indiquant quels transgressions ont été commises pour mériter ce sort. La place s’appelait Sahat al-Naem, le paradis. On y fait désormais référence comme à Sahat al-Jahim, l’enfer. Le médecin que j’ai rencontré m’a dit avoir emprunté un chemin trois fois plus long pour se rendre au travail, afin de pouvoir l’éviter. Aucun des habitants avec qui j’ai pu m’entretenir n’était sûr que les tribunaux de la charia de l’EI prêtent une quelconque attention aux preuves fournies, mais beaucoup ont remarqué que des châtiments horribles sont parfois infligés sur le champ, pour propager la terreur. Un ancien professeur de Manbij, une ville contrôlée par l’EI au nord-est d’Alep, m’a raconté comme s’il n’y croyait pas lui-même qu’il avait été témoin de la mise à mort d’un homme qui fumait une cigarette, traversant sans le savoir une zone de l’EI. Après son arrestation, il a tenté d’expliquer que fumer n’était pas interdit par l’islam. Les miliciens sont alors montés dans sa voiture et lui ont roulé sur la tête. Bien que l’EI soit incapable de surveiller électroniquement les téléphones et les ordinateurs du régime syrien, le groupe parvient à réunir des informations sur pratiquement tout le monde. Il organise des contrôles inopinés des téléphones, fait décapiter quiconque les utilise pour filmer (d’où la rareté des images prises en ville), et fait surveiller les rassemblements sur les places publiques. De nombreux Syriens m’ont dit avoir effacé photos et musique de leurs téléphones de peur d’être pris.
« Quand j’ai quitté Racca, elle n’avait plus rien d’une ville syrienne. » — Le médecin
Il y a plusieurs mois de cela, des habitants de Racca ont commencé à raconter comment les djihadistes venus de l’étranger faisaient venir leurs familles, ou épousaient des femmes, syriennes ou étrangères, qui, comme les hommes, ont été attirées par l’EI en plus grand nombre que n’importe quel autre mouvement djihadiste précédant. Beaucoup de volontaires ont été impressionnés par l’établissement d’un véritable « califat », et des bénéfices qu’il y aurait à y vivre. L’État islamique offre des logements à ses combattants, et selon certains rapports, les veuves reçoivent des aides calculées en fonction de leur nombre d’enfants à charge. L’EI comprend l’importance des enfants pour son futur. Des parents m’ont affirmé que Daesh ne forçait pas les enfants à aller à l’école, mais qu’il recrutait les jeunes avant leur majorité, organisait un enseignement et des activités coraniques pour les plus jeunes, et faisait en sorte que les jeunes enfants assistent aux décapitations et autres manifestations de violence pour les y habituer. Des images tournées par une femme ayant caché son téléphone sous son niqab montrent des Françaises dans un cybercafé, disant à leurs familles qu’elles ne rentreront pas à la maison. Dans une ville où, il fut un temps, tout le monde se connaissait, un grand nombre d’habitants ne parle plus la même langue, m’assure le médecin. « Quand j’ai quitté Racca, elle n’avait plus rien d’une ville syrienne. » Il reste à déterminer où les vidéos de l’EI et le magazine en langue anglaise Dabiq sont conçus, mais des habitants de Racca assurent de la présence d’équipements high-tech en ville. Des échoppes vendent des kits de connexion à Internet par satellite, car il s’agit du seul moyen de disposer d’une connexion. Abou Hamza m’a indiqué qu’un réalisateur islandais avait rejoint le groupe (le gouvernement islandais nie pour sa part la présence de ses ressortissants au sein de Daesh), et qu’il était l’auteur des vidéos professionnelles réalisées pour attirer de nouvelles recrues et effrayer l’Occident. Dans une de ces vidéos, des extraits d’articles bilingues de Dabiq suggèrent que le magazine est écrit et dirigé par des anglophones. Par exemple, certains passages évoquent des discours de politiciens américains comme John McCain, et dans le dernier numéro de Dabiq, on trouve une discussion d’économie mondiale, traitant de la volonté de l’EI de créer sa propre monnaie.
Malgré toute cette expertise venue de l’étranger (Abou Hamza m’a confirmé qu’on trouve entre autres dans le groupe des experts en drones chinois et des pirates informatiques égyptiens), beaucoup d’habitants de Racca estiment que l’État islamique échoue à asseoir son pouvoir, particulièrement depuis le début des frappes aériennes américaines à la rentrée 2014. Une habitante, mère de deux enfants, m’a raconté l’automne dernier dans le sud de la Turquie que « les réseaux électriques ne fonctionnent presque jamais, tout le monde utilise donc des générateurs. L’eau potable devient rare quand les pompes ne sont pas alimentées ; l’aide médicale se raréfie ; la plupart des écoles a fermé et les rues sont couvertes de détritus. » Les frappes aériennes menées par l’Amérique semblent avoir eu plus d’impact sur la capacité de l’EI à gouverner que sur ses forces militaires (bien qu’il leur soit désormais impossible de faire circuler des convois dans le désert sans craindre une frappe). Elles ont touché au moins seize raffineries, compromettant une des ressources principales de l’État islamique (mais seulement en Syrie, le gouvernement irakien refusant de porter atteinte à sa propre infrastructure). Les résidents de Racca m’ont appris que les jours ayant suivi la première frappe américaine, les combattants de Daesh se sont mêlés à la population, les rendant ainsi plus difficiles à cibler. Mais ils ont aussi été obligés de mettre en berne l’appareil répressif, en ville comme aux postes de contrôle. Ce n’est que le soir que le groupe a réinvesti la ville, pour assurer aux habitants que la campagne américaine était une guerre contre l’islam.
Pas d’alternatives
Certains habitants de Racca déclarent qu’avant les frappes américaines, on était en sécurité tant que les règles, aussi perverses soient-elles, étaient respectées. Ces dernières sont affichées sur les murs et circulent vite avec le bouche-à-oreille. Mais les frappes aériennes ont rendu l’EI paranoïaque et enclin à procéder à des arrestations de manière arbitraire. Dans le même temps, certains disent que le commandement irakien de l’organisation essaie de consolider sa mainmise sur la population locale en le « syriannisant », c’est-à-dire en lui attribuant des responsables locaux, comme cela a été le cas en Irak. Abou Hamza, qui a dirigé les programmes d’entraînement de l’EI puis rejoint ses services de renseignements, rapporte que les promesses de promotion à des postes à responsabilité au sein du groupe ont accru l’attractivité de l’État islamique auprès des Syriens – il admet d’ailleurs que cela l’a séduit au moment de rejoindre le groupe. En outre, Jilani, l’exilé à qui j’ai parlé en Turquie, m’a confié que depuis la fin novembre et le début des frappes aériennes par le régime d’Assad (frappant plus de zones civiles que de bases armées), les habitants sont plus à l’écoute du groupe, le voyant comme leur seule protection contre Damas.
Beaucoup de gens se demandent pourquoi les populations sous la coupe de l’EI ne se révoltent pas. Après tout, l’histoire de Racca, sous le régime d’Assad et durant les premiers mois sous contrôle rebelle, semble indiquer qu’une grande partie de la population originaire de la ville aurait la volonté de résister à l’EI, qui, selon les dires de certains habitants, est un régime bien pire que celui d’Assad. De plus, l’espoir que les sunnites se soulèvent contre l’EI reste, après les frappes aériennes, un point central de la stratégie américaine. Mais les gens de Racca que j’ai rencontrés avouent avoir trop peur pour s’y opposer ouvertement. Ils signalent que chaque soulèvement, contre le régime d’Assad puis, dans les mois qui ont suivi la prise de la ville, contre l’EI, s’est soldé par un véritable massacre. Un nombre estimé entre 700 et 900 membres de la tribu Chaitat a lancé en août une attaque contre l’EI dans la province de Deir ez-Zor, à l’est de Racca, près de la frontière irakienne. Ils ont été massacrés, mais personne n’y a prêté attention. De nombreux habitants de Racca sont partis, mais des étrangers affluent en nombre pour s’y installer. La population devient ainsi logiquement de plus en plus loyale à l’EI. Dans le même temps, l’opposition menée par les Occidentaux dans les territoires contrôlés par Daesh a été décimée, et perd du terrain ailleurs, à cause d’un manque de moyens et de support. Le plan de la coalition menée par les USA d’entraîner des rebelles syriens, sélectionnés pour en faire la force armée dirigée contre l’EI au sol, ne débutera pas avant le courant de l’année, et certains responsables américains ajoutent qu’il ne sera pas réellement opérationnel avant 2016.
Quand j’ai demandé à une vieille dame de Racca qui elle choisirait d’Assad ou de l’État islamique, elle m’a répondu : ni l’un, ni l’autre.
Pendant ce temps-là, les rebelles syriens déclarent que les aides doivent aussi leur permettre de lutter contre Assad, leur ennemi historique. Bien que certains responsables américains avouent qu’Assad est à l’origine de la situation, on fait désormais peu de cas des nombreux crimes que son régime continue de perpétrer. Puisque les États-Unis tentent d’établir un accord sur le nucléaire iranien, pays qui a fourni armes et ressources financières à Assad, ainsi qu’entraîné des forces paramilitaires pour lui, il est désormais peu probable qu’ils désirent s’attirer les foudres de Téhéran. Certains Syriens vivant sous le joug de l’EI m’ont dit croire qu’il ne leur restait plus que la résistance passive, un peu comme ce fut le cas contre Assad. Ils continuent à chuchoter chez eux, à regarder des programmes télévisés non-islamiques à la maison et à écouter de la musique dès qu’ils quittent le territoire de l’EI. Quand j’ai demandé à une vieille dame de Racca dont les fils avaient combattu avec les rebelles qui elle choisirait d’Assad ou de l’État islamique s’ils étaient ses deux seules options, elle m’a répondu : ni l’un, ni l’autre. Elle a, comme tant d’autres, quitté le pays pour de bon. A contrario, Abou Hamza affirme que l’EI devient rapidement la seule option pour les sunnites de Syrie qui ne cherchent pas la réconciliation avec le régime. L’État islamique échoue peut-être dans sa tentative de les gouverner, mais pour ces gens, il n’existe pas d’alternative.
Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan, d’après l’article « How ISIS Rules », paru dans The New York Review of Books. Couverture : Des immeubles de Racca. Création graphique par Ulyces.