Extrait du livre The Red Web: The Struggle Between Russia’s Digital Dictators and the New Online Revolutionaries, paru chez PublicAffairs.
Le système Abachine
Moscou, 27 mai 2011. Le grand ciel lumineux de cette fin de printemps est trompeur, la soirée s’annonce encore glaciale. À l’est de la ville, une foule dense commence à s’agglutiner au pied du stade du Lokomotiv, l’un des grands clubs de football de la capitale russe. C’est soir de match à Moscou. Le Lokomotiv s’apprête à recevoir le FK Anji Makhatchkala, une équipe venue du lointain Daghestan. Le coup d’envoi sera donné en début de soirée, afin que les supporters puissent rallier l’antre du Lokomotiv dès la sortie des bureaux.
Le FK Anji peut compter sur le soutien d’une cohorte de fans inconditionnels. Plus de 1 500 d’entre eux ont fait le long voyage depuis les rives de la mer Caspienne. L’arrivée massive de ces supporters daghestanais n’est pas sans susciter quelque appréhension chez les Moscovites. Ces jeunes hommes – presque tous ont la vingtaine ou la trentaine – viennent tout droit du Caucase septentrional, une région qui laisse aux Russes un souvenir cuisant. Il y a peu, l’armée russe y a mené deux violentes guerres de contre-insurrection contre des rebelles tchétchènes. Alors qu’ils se pressent devant les grilles du stade, tickets en main, on les dirige vers une entrée située un peu à l’écart. Des policiers les y attendent, ainsi qu’un détecteur de métaux d’apparence très banale.
La file de supporters ne prête guère attention à l’objectif braqué sur chacun d’eux, à mesure qu’ils s’approchent du détecteur de métaux. La caméra se fige sur chaque visage s’offrant à elle, en emprisonne les contours dans un halo numérique verdâtre, puis en cartographie rapidement chaque trait, chaque signe distinctif, comme la distance entre les deux yeux. En une fraction de seconde, l’appareil photo s’enclenche, capturant une rafale de clichés.
Assis non loin du détecteur, un opérateur de la société Ladakom-Service pianote sur un ordinateur portable. Sur son écran défilent en temps réel les images enregistrées par la caméra. Dans une autre fenêtre, les visages mitraillés s’affichent les uns après les autres, tandis qu’un algorithme les compare avec ceux de la base de données gouvernementale des passeports. Lorsqu’une concordance est établie, photographie et fiche d’identité apparaissent au bas de l’écran. Le gouvernement dispose désormais d’un portrait récent de l’individu, et d’une preuve formelle de sa présence au stade Central Lokomotiv. Autant d’éléments que l’État pourra utiliser à sa guise, à toutes fins qu’il jugera utiles. Personne n’a eu vent du fichage en règle dont il avait été l’objet ce soir-là.
Ces jeunes hommes du Nord-Caucase étaient montés à la capitale à seule fin d’assister à un match de football ; du moins, le croyaient-ils. En réalité, ils venaient de tomber dans les rets d’un système de surveillance ultra-moderne, et potentiellement omniscient.
Depuis 2011, les services de sécurité de la Fédération de Russie ont élargi tous azimuts le champ d’application de la reconnaissance faciale. Cette technologie ne sert plus seulement à pister les criminels, mais bien n’importe quel citoyen ; en tout lieu et en toute circonstance. C’est précisément en 2011 que Ladakom-Service a déployé ses caméras à reconnaissance faciale dans le vaste hall d’Okhotny Riad, l’une des stations les plus fréquentées du métro moscovite. L’endroit est stratégique à plus d’un titre, à un jet de pierre de la Douma et des tours du Kremlin, et au coin de l’une des artères les plus passantes de la capitale. À peine un usager du métro a-t-il posé le pied sur l’escalator que son visage est traqué par les caméras ; une série d’images sont prises à la volée, et aussitôt expédiées vers les serveurs des services de sécurité. Là encore, nul n’est informé que ses faits et gestes viennent d’être enregistrés.
Ce système est l’œuvre d’un certain Alexander Abachine, le directeur général de Ladakom-Service. L’homme n’est autre qu’un ancien du renseignement militaire russe. Douze années durant, il a travaillé à perfectionner cette technologie, tout en tissant sa toile dans le pays. L’ex-barbouze a écumé tout ce que la Russie compte de gares, d’aéroports et de stades pour y installer ses caméras. Une idée fixe l’habite, faire de la reconnaissance faciale une arme au service du maintien de l’ordre – partout, jusque dans les écoles et les immeubles d’habitation. Le bien-fondé de sa mission, il le puise pour partie dans son propre vécu. Abachine fut un jour victime d’un cambriolage ; il s’attela alors à éplucher les bandes des caméras de surveillance, qu’il confronta aux bases de données des services gouvernementaux. L’identité des malfrats eut tôt fait d’émerger…
Le patron de Ladakom-Service se plaît à souligner que son dispositif a atteint un tel degré de sophistication qu’il est capable de capturer dix millions d’images en moins de sept secondes. Ces visages numérisés par milliers sont directement envoyés au poste de contrôle du métro, mais également aux ministères des Situations d’urgence et de l’Intérieur, ainsi qu’au Service fédéral de sécurité, mieux connu sous le nom de FSB.
La genèse du système d’Alexander Abachine permet de lever un coin du voile sur une discrète survivance de l’ère soviétique : aujourd’hui comme hier, les services de sécurité de l’État n’ont jamais cessé de mettre à contribution la matière grise du pays pour développer leurs outils de surveillance. Les chercheurs soviétiques ne se préoccupaient que des seules capacités de leurs systèmes, sans jamais interférer dans l’emploi qui en était fait ensuite.
Dalsvyaz & SpeechPro
Le Parti communiste avait le monopole de la puissance publique et ne pouvait souffrir la moindre concurrence. Un strict carcan était imposé à chaque catégorie de la population, et les ingénieurs ne faisaient aucunement exception à la règle. Ils devaient se plier à la feuille de route de l’État et satisfaire ses exigences techniques – sans discussion. Pour gravir les échelons, il n’y avait d’autre choix que de mener un projet en se gardant d’émettre des réserves quant à sa finalité. Les ingénieurs soviétiques recevaient une formation scientifique de pointe, mais spécialisée à l’excès ; de sorte qu’ils restaient dans une ignorance quasi totale des sciences humaines et sociales.
Contrairement aux médecins, les ingénieurs n’étaient pas initiés aux questions de philosophie ou d’éthique. Ils étaient destinés à n’être que les serviteurs techniques du Parti. Des générations d’ingénieurs travaillèrent toute leur vie sans réelle notion de ce que pouvait être la chose politique. Ces chercheurs vouaient leur carrière entière à relever les immenses défis technologiques imposés par l’État. Cet ordre des choses strictement établi, ils l’approuvaient sans barguigner. Leur rigorisme scientifique ne les portait guère à adhérer au concept de liberté. L’effondrement de l’empire soviétique et ses répercussions en cascade ne firent que les conforter dans ce manichéisme. Les coupes sombres dans les dépenses militaires frappèrent de plein fouet les ingénieurs appartenant au gigantesque complexe militaro-industriel ; nombre d’entre eux furent laissés au bord du chemin sans autre forme de procès. De ce chaos émergea un ressentiment tenace. Pour cette population sacrifiée, il ne pouvait y avoir qu’un seul responsable : l’Occident.
Sergueï Koval est l’un de ces laissés-pour-compte. En 1973, il sort diplômé du département de physique de l’université d’État de Leningrad, avant d’être recruté par un centre de recherche en acoustique, sa spécialité. Un centre d’un genre particulier, qui dissimule en réalité un discret laboratoire militaire spécialisé dans les communications. Koval y intègre rapidement sa branche la plus secrète, celle qui a pour mission de mettre au point une technologie de reconnaissance vocale (un système d’avant-garde, qui doit permettre au KGB d’identifier des personnes par leurs seules conversations téléphoniques). À la chute de l’Union soviétique, Koval et ses collègues passent dans le secteur privé avec armes et bagages, bien décidés à tirer profit de leur expertise. Les années 1990 voient leur petite affaire prospérer. Et pour cause ; leur principal client n’est autre que le FSB – ainsi que d’autres services de sécurité fédéraux. Sa collaboration avec les services secrets, soviétiques puis russes, ne lui posa jamais le moindre cas de conscience.
Sous la férule de Staline, l’appareil sécuritaire soviétique avait une manière radicale de mener à bien ses recherches secrètes.
Nous avons demandé à Koval s’il s’interrogeait sur les implications morales de son métier. Nous l’avons aussi questionné sur le fait que des dictatures fassent usage de sa technologie pour liquider des dissidents. Sa réponse fut tout en nuances : « Tout ce baratin sur ces systèmes qui permettraient d’arrêter des opposants politiques, c’est des conneries », assène-t-il. « C’est de la guerre psychologique, typique de celle que les Américains emploient contre leurs adversaires. Si vous voulez mon avis, je pense que tous ces arguments sur les droits de l’homme, c’est de l’hypocrisie pure et simple. »
Non sans fierté, Koval énumère les pays qui ont déjà recours à son système de reconnaissance vocale : le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, la Biélorussie – tous sont des régimes répressifs issus de l’URSS –, ainsi que l’Arabie saoudite, l’Algérie, le Yémen et la Turquie. Il n’a aucun scrupule quant à l’éventualité que sa technologie puisse être utilisée contre des journalistes, des opposants politiques ou des militants des droits de l’homme. « Qu’est-ce qu’on peut y faire ? » plaide-t-il. « Nous, on ne fait que fournir le matériel. C’est un outil qui a été développé dans le simple but de maintenir l’ordre public. Certes, on peut aussi s’en servir contre des personnes qui n’ont rien à se reprocher. Mais d’une manière ou d’une autre, ces États finiront par avoir accès à ces technologies de surveillance, que ce soit nous qui leur fournissions ou pas… Et puis, si des gouvernements écoutent les conversations des gens, ce n’est pas le microphone qui est à blâmer ! »
Sous la férule stalinienne des années 1930 et 1940, l’appareil sécuritaire soviétique avait une manière radicale de mener à bien ses recherches secrètes. Plutôt que de recruter les cerveaux dont ils avaient besoin, les services plaçaient tout bonnement les chercheurs en état d’arrestation et les embastillaient dans des infrastructures spéciales – qu’on appelait charachkas —, coupées du monde extérieur et solidement gardées. Ingénieurs et scientifiques qui y travaillaient étaient fortement incités à produire des résultats rapides, sous peine d’être déportés en camps de travail s’ils avaient le malheur d’échouer. À la mort du Petit père des peuples en 1953, le système des charachkas fut aboli, sans toutefois complètement disparaître. Il mua en un réseau tentaculaire d’instituts de recherche, où des milliers d’ingénieurs soviétiques continuèrent d’œuvrer pour la recherche militaire.
En 1960, un scientifique suédois du nom de Gunnar Fant publie une étude sur l’acoustique de la voix, s’appuyant sur ses travaux au Massachusetts Institute of Technology de Boston. Fant est parvenu à découper un enregistrement vocal en plusieurs séquences, puis à identifier chacune d’elles en usant d’une combinaison de formules physiques et mathématiques. Cette étude, traduite en russe quatre ans plus tard, fait naître aussitôt une frénésie de recherches secrètes en Union soviétique. Une telle découverte ouvre la voie au développement de technologies nouvelles, et, déjà, Gunnar Fant pressent qu’elle est une arme en devenir aux mains d’agences gouvernementales. Ses craintes ne tardent pas à se confirmer.
Lors d’une visite en Suède en 1970, John Edgar Hoover, le patron du FBI, expose au quotidien stockholmois Dagens Nyheter les prometteuses perspectives de la reconnaissance vocale pour la sûreté de l’État. Gunnar Fant réplique vivement, arguant que sa méthode n’est qu’un procédé expérimental encore bien trop imprécis pour identifier qui que ce soit. La critique est aussi cinglante qu’inattendue. Le Dagens Nyheter ne se prive pas de mettre en scène l’algarade, et publie deux portraits à sa une ; celui de Hoover tournant ostensiblement le dos au savant suédois. « Ce montage me présentait comme le potentiel ennemi numéro un du FBI », écrira Fant quelque temps après.
Les chercheurs soviétiques ne s’embarrassent pas d’états d’âme de la sorte. Un vaste programme national est lancé pour donner corps à un système de reconnaissance vocale. Des laboratoires ouvrent dans tout le pays, sous la houlette de l’Académie des sciences d’URSS, chargée d’orchestrer les recherches – du moins, officiellement. Chacun sait que le KGB est en réalité à la manœuvre.
Un laboratoire de Leningrad était tout particulièrement en pointe : l’Institut de recherche sur les communications à longue distance, communément appelé « Dalsvyaz ». C’est ici qu’est engagé Sergueï Koval à sa sortie de l’université, en 1973. Une carrière logique pour un homme intéressé depuis toujours par la science du son – et peut-être aussi par l’appât du gain, car un tel poste offrait un salaire revalorisé de 15 %.
Dalsvyaz était une ruche immense et mystérieuse. Officiellement, ses 10 000 employés dépendaient d’un obscur ministère des Télécommunications industrielles ; mais l’armée était bel et bien l’unique destinataire de leurs travaux. L’Institut fonctionnait dans le secret le plus total, et, telle une poupée matriochka, il abritait en son sein une cellule plus secrète encore : l’unité d’acoustique appliquée. L’accès à ce bureau d’études clandestin était gardé en permanence par des cerbères lourdement armés. Quant aux 300 ingénieurs qui y travaillaient à huis clos, ils ne répondaient qu’aux seuls ordres du KGB. Dans les années 1970, l’unité d’acoustique appliquée de Sergueï Koval était devenue le fer de lance de la recherche sur la reconnaissance vocale. La quête de cette technologie avait commencé dès les années 1940 ; ils n’étaient alors que sept scientifiques à en ébaucher les principes fondamentaux dans un petit labo d’acoustique… Trente ans plus tard, c’est un véritable empire aux moyens quasi illimités qui est à l’œuvre.
Un empire qui chancela lors de la dislocation de l’URSS, mais ne sombra pas… À l’aube de la décennie 1990, le KGB sabre dans ses programmes de recherche. « Nous avons brutalement cessé d’être financés, et les deux tiers des employés de Dalsvyaz ont dû partir », se souvient Koval. Lui aussi quittera le navire. Mais ni lui, ni son chef, Mikhaïl Khitrov, ne sont décidés à raccrocher. En 1993, ils montent leur propre entreprise, Speech Technology Center – déposée sous le nom de SpeechPro aux États-Unis. Les deux acolytes tenteront même leur chance dans le monde civil, en développant notamment un livre audio pour la Société des aveugles et malvoyants.
Mais bien vite, leurs vieilles connaissances des services de sécurité se rappellent à leur souvenir. Un premier contrat est signé avec le ministère de l’Intérieur pour concevoir un outil d’identification par phonoscopie. Puis vient le tour du FSB, demandeur d’un microphone capable d’isoler la voix du bruit de fond. La petite entreprise de Koval ne cesse de croître. Au tournant des années 2000, elle emploie près de 350 personnes ; soit plus encore que l’ex-unité secrète de Dalsvyaz. « Je ne peux pas divulguer la nature de notre collaboration avec les services », explique Koval. « Mais tout a repris comme au bon vieux temps. Ce qu’on faisait à l’époque, on le refait aujourd’hui. » À l’en croire, sa société serait détentrice de technologies aux capacités uniques. Un dispositif en mesure d’emmagasiner une foule de données biométriques, de l’échantillon de voix à la simple photographie, puis d’établir une correspondance avec un individu précis. Le système de reconnaissance vocale, quant à lui, peut identifier un locuteur en décomposant les caractéristiques physiques de sa voix, quels que soient la langue, le dialecte ou l’accent.
Saint-Pétersbourg, janvier 2012. Par une de ces maussades journées d’hiver au froid mordant, nous retrouvons Sergueï Koval dans un café presque désert aux abords de la station de métro Tchernychevskaïa. Avec force enthousiasme, il nous relate la trame des événements récents. Quelques mois plus tôt, en septembre 2011, Gazprombank, la troisième plus grosse banque de Russie, se portait acquéreur de 35 % de SpeechPro. Cet investissement porte en réalité le sceau d’un certain Youri Kovaltchouk ; Gazprombank est l’une des propriétés de son vaste empire économique. Mais surtout, l’oligarque est au cœur du pouvoir, plus proche encore que ne le sont les services secrets. Il n’est autre qu’un des hommes de confiance du premier ministre d’alors, Vladimir Poutine.
Révélations
Nombre de scientifiques et d’ingénieurs originaires des pays de l’ex-URSS connurent une trajectoire analogue à celle de Koval. Tous présentent cette façon de penser façonnée par l’État, cet assentiment conditionné quant à l’emploi qui était fait de leurs inventions. Éminent historien au Massachusetts Institute of Technology et spécialiste de la science soviétique, puis russe, Loren Graham nous livre un début d’explication : « Contrairement à la grande majorité de leurs homologues occidentaux, les chercheurs russes ne s’intéressent guère aux problématiques éthiques ou morales de leur travail. »
« À l’époque soviétique, les scientifiques comprenaient rapidement que le fait de soulever des questions morales était considéré comme de la “sédition” par les autorités, et qu’ils seraient punis en conséquence. Alors, ils apprenaient à se tenir cois. Au fil du temps, cette soumission silencieuse s’enracinait si profondément qu’elle en devenait un réflexe professionnel. L’Union soviétique a beau avoir disparu depuis belle lurette, ces comportements ont perduré. »
« La formation des ingénieurs en Russie se concentre presque exclusivement sur l’ingénierie pure, et ne fait que survoler les sujets philosophiques ou sociaux », ajoute l’historien. « Aux États-Unis, nous sommes confrontés au même écueil ; quoique dans une mesure largement moindre. Par exemple, il faut savoir que le MIT – où j’enseigne – impose à ses étudiants de suivre un cours de littérature et de sciences humaines à chaque semestre, et ce tout au long de leurs quatre années d’études. Ils y apprennent ce qu’est le sens moral et l’éthique ; ce qu’une formation purement technique ne traiterait pas. Ces enseignements ont un réel impact – ils conduisent l’élite scientifique de demain à s’interroger, à prendre toute la mesure de ses futures responsabilités sociales. Nos écoles d’ingénieurs ont bien compris cet enjeu de société, et nombre d’entre elles se sont dotées d’un département d’études des sciences et technologies pour aborder toutes ces questions. »
Anatoli Leventchouk est un de ces virtuoses de l’informatique. Dans le courant des années 1990, il fut l’un des architectes de Relcom, le tout premier fournisseur d’accès à Internet en Russie. Un temps, il travailla pour le gouvernement. Son constat est éloquent : « Je mets en garde mes étudiants de ne pas travailler dans l’ingénierie des systèmes pour le compte de l’État. Ça peut être très dangereux. Quand on est à la solde du gouvernement, il est conseillé d’avoir des valeurs solidement ancrées et de savoir dire non. S’ils vous recrutent comme ingénieur système, vous finirez par ériger des prisons. Mettons qu’on vous charge de contrer une menace… Un ingénieur, ça circonscrit la menace sous une chape de plomb, une prison. On éteint tout. Plus de son, plus d’image. C’est comme ça que ça se passe. »
Leventchouk cessera de coopérer avec les services gouvernementaux en 2006. Il se reconvertit comme professeur à l’Institut de physique et de technologie de Moscou, l’université où sont formés les futurs ingénieurs nucléaires du pays. Leventchouk a des idées neuves et l’ambition de dépoussiérer l’enseignement traditionnel ; aussi exhorte-t-il ses étudiants à développer sans relâche leur curiosité intellectuelle, à se forger une conscience politique. Mais la riposte des chiens de garde de l’institution universitaire ne tarde pas. En avril 2013, une lettre ouverte est publiée sur le réseau social LiveJournal.com. On l’accuse de propager un enseignement et des valeurs « fascistes », et d’œuvrer à détruire « l’héritage de l’école soviétique ». Les auteurs du réquisitoire ne s’arrêtent pas là. Ils demandent aux parlementaires de la Douma d’engager une procédure auprès du procureur général de Russie, afin qu’une enquête soit diligentée contre ce professeur aux « idées pro-occidentales » qu’on soupçonne d’être un agent de l’étranger. Cette cabale en est la preuve manifeste, les vieux réflexes soviétiques n’ont pas pris une ride. Gare à quiconque s’écartera de la stricte orthodoxie scientifique.
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Dans les faubourgs de Saint-Pétersbourg, un centre d’affaires rutilant est sorti de terre. Une société baptisée « Protei » y a établi ses quartiers. En 2011, lorsque nous leur avions rendu visite, leurs bureaux n’étaient encore qu’un fatras de tables et de câbles enchevêtrés – ils venaient tout juste d’y emménager. Mais, déjà, plusieurs États s’intéressaient de près à cette petite société.
Car Protei vend un matériel sensible, à même d’étendre le réseau Sorm à des pays comme le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. Sorm est une création de l’ex-KGB, une toile d’araignée qui n’a cessé d’évoluer pour intercepter toute forme de communication, du téléphone au trafic Internet ; une bénédiction pour des régimes assez peu portés sur les droits de l’homme. En décembre 2011, le site lanceur d’alerte WikiLeaks et l’ONG Privacy International lançaient le projet Spy Files – sorte d’inventaire à la Prévert de toutes les entreprises impliquées dans le commerce de systèmes de surveillance. Au nombre des mis à l’index, on trouve pour l’essentiel des sociétés britanniques, israéliennes, allemandes et américaines, mais SpeechPro et Protei y figurent en bonne place.
Les révélations de WikiLeaks ne semblent guère émouvoir Vadim Sekerech, le flegmatique quadragénaire à la tête de la division Sorm de Protei. « Je n’y ai prêté aucune attention », tranche-t-il. Comme d’autres ingénieurs russes, ce diplômé de mathématiques appliquées a fait son trou dans le petit monde de la surveillance secrète. Et comme tant d’autres de ses pairs, il a toujours fait fi de l’éthique et de la morale dans l’accomplissement de son travail. « Je n’ai pas pris la peine de lire ce rapport, parce que toute cette affaire m’indiffère. Nous, que je sache, on ne fabrique pas des micros espions ou des mouchards. Et puis… de toute façon, les technos qu’on développe, on est loin d’être les seuls à travailler dessus. » Quelques mois plus tard, Sekerech nous envoya ce courriel : « Beaucoup d’affaires criminelles sont résolues grâce à la technologie. C’est un fait, une évidence, que n’importe quel système peut être détourné à des fins condamnables. Mais ceux qui les conçoivent n’y sont pour rien. »
En d’autres termes : « Nous, on ne fait que fournir le matériel. »
Traduit de l’anglais par Florian Martin d’après un extrait du livre The Red Web: The Struggle Between Russia’s Digital Dictators and the New Online Revolutionaries, paru chez PublicAffairs.
Couverture : Le Kremlin, de nuit.