Vol de nuit
Le vol de nuit en direction de Pékin quitte le tarmac avec six minutes de retard, à 00 h 41. Il vire au-dessus de Kuala Lumpur, avant de mettre le cap sur le nord-est, droit vers les ténèbres qui s’étendent au-dessus de la mer de Chine méridionale. L’avion, un Boeing 777 biréacteur, est une merveille de technologie et d’avionique, l’une des machines les plus sûres jamais créées pour le transport de passagers. Aux commandes, un professionnel avec plus de trente ans d’expérience derrière lui. Le copilote, jeune homme et futur marié, n’était pas encore né quand le pilote réalisait ses premiers vols, mais il est néanmoins qualifié et compte déjà des milliers d’heures de pilotage. Volant pour la dernière fois ce 8 mars 2014, le vol 370 de Malaysia Airlines transporte à son bord dix autres membres d’équipage et 227 passagers. Plus des deux tiers d’entre eux sont des citoyens chinois, et 38 autres sont malaisiens. Il y a un Russe et deux Canadiens en classe affaires, deux Ukrainiens en classe économique, ainsi que deux Iraniens voyageant avec des passeports volés, d’Italie et d’Autriche, espérant passer en Europe. Il y a un Italien en 34C et un Néo-Zélandais en 19C. Une mère française et ses deux enfants, ainsi que la petite amie de son fils, occupent la rangée médiane. Et du côté gauche de l’avion, deux couples d’Australiens qui viennent de passer quatre jours en Asie, au cours d’un voyage organisé planifié depuis un an.
Il y a aussi un adulte américain, assis côté couloir dans la première rangée en classe économique. Il s’appelle Philip Wood et supervise les ventes avec de gros clients pour IBM. L’entreprise l’a muté de Pékin à Kuala Lumpur, et il rentre pour clôturer des comptes et aider sa compagne, Sarah Bajc, à faire les cartons. 24 secondes après le décollage, l’avion monte à 18 000 pieds au niveau de la balise IGARI, un point dans le ciel situé à la frontière de l’espace aérien malaisien – l’un des milliers de repères de navigation aux noms étranges que suivent les avions. En l’espace de huit minutes, le MH370, l’indicatif d’appel du vol, se voit autorisé une montée à 25 000 pieds, puis 35 000, son altitude de croisière. Juste avant 1 h 08, son ACARS (Aircraft Communication Addressing and Reporting System), qui rend compte automatiquement des différents systèmes mécaniques et logistiques de l’avion, renvoie un message de routine au satellite jusqu’à la station au sol. Rien d’anormal n’est à signaler. Les contrôleurs en Malaisie voient le numéro du MH370, une suite de lettres et de chiffres, clignoter sur leurs écrans en direction d’IGARI. Là, l’avion est hors de portée de la radiodétection primaire. À cette distance, le trafic aérien se fait par radar secondaire, un dispositif à longue portée qui récolte l’information : indicatifs d’appel, altitudes, directions, vitesse, à partir des transpondeurs de chaque avion. Les vols commerciaux en comportent deux, car chaque système est doublé en cas de panne. À 1 h 19, juste avant que le MH370 n’atteigne IGARI, les contrôleurs malaisiens donnent l’ordre à l’équipage de l’avion de passer leur fréquence radio sur la tour de contrôle de Hô Chin Minh-Ville, qui doit prendre la relève à partir de ce point. Le copilote répond d’une voix professionnelle : « Bonne nuit, Malaisie trois sept zéro. » Le MH370 passe par IGARI à 1 h 21. Douze secondes plus tard, son indicatif radar disparaît. Dix-sept minutes s’écoulent avant que quiconque ne s’inquiète assez pour se mettre à chercher l’avion. Les contrôles aériens en Malaisie et au Vietnam appellent par radio. Silence. Les pilotes sur d’autres lignes essayent à leur tour. Grésillements. Une personne du centre des opérations de Malaysia Airlines appelle la cabine de pilotage, deux fois, sur le téléphone par satellite. Aucune réponse. Tous les systèmes de communication sont devenus injoignables, même ACARS, qui n’enverra finalement jamais sa mise à jour prévue pour 1 h 37. À Singapour, le contrôle aérien ne relève aucun signal inhabituel. Rien non plus à Hong Kong ni à Phnom Penh. Un avion moderne vient purement et simplement de disparaître, un événement aussi rare que désastreux.
Quelques heures plus tard, à Pékin, Sarah Bajc vérifie l’état du vol 370 en ligne. En retard. Elle a envoyé une voiture chercher Wood à l’aéroport le temps d’attendre l’arrivée des déménageurs, qui doivent venir à neuf heures. Plus tard, elle retourne devant l’ordinateur : des sites d’actualité signalent la perte de contact avec un avion de Malaysia Airlines. Avant même qu’elle ne reçoive l’appel officiel – étant listée dans les proches de Wood –, elle sait déjà qu’il s’agit du MH370. La compagnie aérienne ne peut pas lui en dire plus.
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Neuf mois plus tard, lorsque je rencontre Bajc pour la première fois, personne ne peut expliquer avec certitude ce qui est arrivé à ce vol de nuit vers Pékin. L’avion n’a toujours pas été retrouvé. Aucun élément – valise, magazine distribué à bord ou gilet de sauvetage – ne s’est échoué sur le rivage, du moins pas qu’on sache. Alors, peut-être que Philip Wood, peut-être que tous les autres sont encore en vie… Il y a encore de l’espoir, et Sarah Bajc est encore prête à y croire. « Pas de manière irréaliste », me dit-elle dans un café malaisien, par un matin ensoleillé. « Les chances sont maigres, très maigres. Avec beaucoup de zéros dans le pourcentage. Mais rien ne prouve qu’il se soit écrasé, ce qui veut dire qu’il s’est peut-être posé. On ne sait pas. » Quand rien n’est certain, tout est possible.
Rétention d’information
Les avions commerciaux s’écrasent très rarement, mais lorsque cela arrive, il reste toujours des débris. Aucune importance que l’avion ait explosé à 35 000 pieds, qu’il ait plongé en eaux profondes ou qu’il se soit écrasé sur une montagne désolée de l’Antarctique : il y aura des débris. Cela peut prendre des jours ou des semaines avant que des enquêteurs ne les découvrent, mais ils finissent par trouver des fragments et, habituellement, un enregistrement sonore de la cabine de pilotage, parmi des milliers d’autres micro-données sur le vol. De là, ils apprennent avec un degré raisonnable de certitude pourquoi tel ou tel avion est tombé du ciel. Ils peuvent ainsi déterminer si une étincelle provenant d’un câble lâche a enflammé les émanations d’un réservoir quasi-vide (vol TWA 800, en 1996), si un indicateur de vitesse a givré (vol Air France 447, en 2009), ou si le pilote a commis une erreur (Air France également – et comme pour près de la moitié de tous les crashs, souvent en conjonction avec une mauvaise météo, une défaillance mécanique, ou les deux).
L’organisation des détails peut prendre un certain temps : les enregistrements du vol Air France 447, par exemple, n’ont pas été retrouvés avant deux ans. Mais il y a toujours une explication. La recherche de ces restes commence logiquement près de la dernière position connue de l’avion. Ainsi, aux premières lueurs du 8 mars, des bateaux, des hélicoptères et des avions lents ont commencé à inspecter les eaux en-dessous d’IGARI. Ils n’ont rien trouvé du MH370, pas même une trace arc-en-ciel de kérosène. Cela n’a rien d’étonnant au vu de la situation, puisque la mer est vaste et que les avions ne chutent pas à la perpendiculaire. À la fin du deuxième jour, les enquêteurs sont revenus bredouilles une fois de plus. À ce moment-là, le gouvernement malaisien savait peut-être déjà que le MH370 se trouvait très certainement loin de là, car il avait accès à deux informations et gardait la plus cruciale des deux pour lui, sans la partager avec le public ou les équipes de recherche.
La première, d’après une source bien placée, était que les autorités malaisiennes savaient depuis le 9 mars au matin que le MH370 avait sûrement continué à voler longtemps après que son signal radar a cessé de clignoter sur les écrans des contrôleurs. Pendant près de sept heures, d’ailleurs, ce qui signifie qu’il était probablement encore en l’air pendant que les équipes de recherche et de sauvetage fouillaient la zone sous IGARI. Ils savaient qu’à 2:25 du matin, un peu plus d’une heure après le dernier contact avec l’avion, son SDU (Satellite Data Unit) s’est allumé. Depuis une antenne placée au-dessus de la cellule de l’appareil, l’avion a envoyé une demande d’accès à un satellite vieillissant flottant dans l’espace au-dessus de l’équateur, qui a relayé le signal à une station au sol basée à Perth – les deux appartenant à une entreprise britannique appelée Inmarsat. Par ce cri surgissant du vide, le MH370 affirmait distinctement : « Je suis encore là. » Toutes les heures, la station de Perth renvoyait un signal entre le satellite et l’avion, demandant si le MH370 était encore en ligne. Dans le jargon, on appelle cela un handshake (ou « poignée de main »), et l’avion a répondu à cinq d’entre eux – encore là, heure après heure. Puis, à 8:19 du matin, heure malaisienne, le SDU a envoyé une seconde demande d’accès. Elle ne sera jamais complétée, et l’avion ne donnera plus signe de vie. Aucun de ces handshakes n’indiquait la direction du vol de MH370, sa vitesse ou son altitude, et encore moins l’endroit où il a fini. Tout cela allait devoir être déchiffré, en espérant que cela soit possible ; le système était destiné à fournir un lien de communication pour les téléphones et autres outils semblables, pas une géolocalisation. Mais une chose était sûre cependant : l’avion en vol depuis sept heures se trouvait très certainement à des kilomètres de là où les recherches avaient débuté.
D’après un sondage de CNN, 10 % des Américains croient que la disparition de l’avion est due à un enlèvement extraterrestre.
Ce qui nous amène à la seconde information initialement cachée par les autorités : un radar militaire malaisien a suivi le MH370 après la coupure. Tandis que les civils essayaient frénétiquement de contacter un avion de ligne porté disparu, un point non-identifié se déplaçait sur les écrans militaires. Après son silence radio au-delà d’IGARI, l’avion a viré complètement à gauche et volé vers l’ouest, au-dessus de la péninsule malaise, puis au nord-ouest, à travers le détroit de Malacca, comme indiqué par le radar presque tout du long, et pourtant ignoré. « Les militaires devraient être sur le qui-vive, tout le monde le sait », affirme Julian Tan Kok Ping, un législateur malaisien. « Ils auraient dû sortir les avions de chasse. S’ils laissent un avion pénétrer dans un espace contrôlé sans transpondeur et que personne ne fait rien, c’est criminel ! Imaginez que le MH370 se soit retourné sur KLCC. » Il veut parler du centre-ville de Kuala Lumpur, où se dressent les tours Petronas – les tours jumelles les plus hautes du monde à l’heure actuelle. « En tant que députés, nous avons évoqué cela à plusieurs reprises dans la presse, et abordé le sujet plusieurs fois au parlement », souligne Tan. « On n’a reçu aucune réponse. » Impossible de dire avec exactitude quand les Malaisiens ont remarqué que les militaires avaient suivi le MH370.
En mai 2014, dans un bilan des recherches, le ministère des Transports a affirmé que l’information était tirée d’une « reprise d’un enregistrement de radar primaire militaire », ce qui suggère que personne n’y prêtait attention lors de l’enregistrement. D’un autre côté, certains articles – notamment de Reuters – affirment que des responsables militaires ont vu en temps réel un aéronef non-identifié et sans réponse, sans pour autant réagir, semble-t-il. En tous les cas, le radar militaire a été rendu public le deuxième jour, et la recherche étendue au détroit de Malacca et à la mer d’Andaman. Cependant, les données d’Inmarsat suggéraient fortement que le MH370 ne se trouvait pas non plus dans ce coin. Le 15 mars, une semaine après la disparition de l’avion, le Premier ministre malaisien Najib Razak a annoncé que la recherche serait avancée jusqu’au sud de l’océan Indien en accord avec ce qu’il a appelé alors, à plusieurs reprises, « de nouvelles données satellite » – celles d’Inmarsat. On pourrait penser, comme l’a fait Razak qui n’a peut-être pas tout à fait tort, que révéler de telles informations immédiatement aurait été un geste prématuré. La présence des handshakes ne réduisait pas sensiblement la probabilité que le MH370 se soit écrasé. Le fait d’annoncer qu’il avait volé pendant des heures sans qu’on puisse déterminer sa localisation aurait au mieux donné un espoir injustifié, au pire donné des cauchemars horribles liés à un voyage mortel et terrifiant, long de sept heures.
D’un autre côté, on pourrait aussi penser que révéler les données d’Inmarsat aurait établi une norme de transparence, et donc de crédibilité, pour le reste de la recherche. Pourtant, le gouvernement malaisien (à peu de choses près le même depuis la proclamation de l’indépendance du pays en 1957) n’a jamais été un modèle de transparence, et se faire pointer du doigt par les médias internationaux aurait été se couvrir d’un ridicule embarrassant. Un crash d’avion est une tragédie. Mais perdre la trace d’un avion qui pénètre dans un espace aérien souverain sans aucune conséquence et continue à voler sept heures durant, c’est une tragédie doublée d’une farce. Ce retard d’information est ensuite devenu le péché par omission qui a semblé corrompre toute la suite des événements. Quand les gouvernements masquent la vérité, ils donnent lieu au soupçon. Et quand ils le font dans une affaire concernant la vie de 239 civils dans l’un des avions de ligne les plus sûrs et les plus fiables pour un vol, ils invitent à la création de théories fumeuses.
Mille théories
Si la disparition du vol MH370 semble invraisemblable (quand un téléphone à 100 euros peut indiquer sa position, comment un avion à 269 millions de dollars peut-il se perdre ?), alors la raison de cette disparition, dans une mer de spéculations invérifiables, doit l’être tout autant. Le vide laissé par l’enquête est devenu une toile énorme sur laquelle toute peur, rationnelle ou délirante, peut être esquissée pour élaborer une théorie qui marche. D’après un sondage de CNN, 10 % des Américains croient que la disparition de cet énorme avion implique un enlèvement extraterrestre, rien que ça. Les scénarios les plus récurrents, bien sûr, impliquent des terroristes. L’un d’eux, écrit par le romancier Marc Dugain pour Paris Match, plaide en faveur d’un hijacking terroriste déjoué par des missiles américains envoyés depuis la base secrète de Diego Garcia, au sud de Maldives.
Puisque aucun débris n’a jamais été retrouvé, il existe tout un ensemble de théories du détournement de l’avion : le MH370 aurait atterri quelque part. Différentes versions affirment qu’il aurait atteint l’île Christmas, les Maldives, l’Afghanistan ou le Kazakhstan, pour être armé en vue d’une utilisation ultérieure, ou détenu pour une raison mystérieuse que personne ne parvient encore à saisir. La possibilité d’un atterrissage au Kazakhstan a été expliquée point par point par Jeff Wise, journaliste et aviateur qui a longuement étudié le cas du MH370 depuis mars. Dans un travail spéculatif en six parties posté sur son blog, il a suggéré que le Russe en classe affaires et les deux Ukrainiens en économique auraient pu être des agents des services de renseignement, capables de prendre d’assaut l’équipage et de suivre un trajet précis jusqu’à une base spatiale de l’époque soviétique. Les détails sont très techniques, et il subsiste des problèmes de raccord entre certaines parties et les données disponibles. « Le type de carburant », dit-il par exemple, « ne le permet pas réellement ». Le trajet passerait par un espace aérien militaire hautement surveillé, et le motif reste obscur – en dehors du prétexte de l’irrationalité de Vladimir Poutine. Toutefois, c’est un travail raisonné effectué en bonne foi, et Wise affirme que le Kazakhstan est plus probable que tout autre site d’atterrissage, et pas moins improbable qu’un crash en plein océan. « On peut penser que les débris ont dû être rejetés par la mer à l’heure qu’il est, ou qu’il a échappé à tous ces radars dans le nord », réplique-t-il. « Qu’est-ce qui vous semble le plus impossible ? » Difficile de répondre. Un an plus tôt, tout semblait possible. Peut-être s’agissait-il par exemple d’un détournement qui aurait échoué. Peut-être y a-t-il eu une lutte et qu’une grenade a explosé, perçant un trou dans le fuselage, l’avion se serait dépressurisé, et tout le monde – le capitaine, l’équipage et les passagers – serait mort d’hypoxie, avant que l’avion ne passe en auto-pilote pendant sept heures jusqu’à être à court de carburant. Un détournement d’avion semble plausible, vu la disparition soudaine de MH370 des écrans radars, comme si quelqu’un avait tiré sur plusieurs disjoncteurs l’un après l’autre. Ces disjoncteurs se trouvent dans un compartiment sous le cockpit accessible soit par la soute, soit par une trappe située sous la moquette près des toilettes en classe affaire. Cette trappe n’est ni fermée à clé, ni difficile à trouver – d’ailleurs, des vidéos sur YouTube montrent comment accéder au compartiment électronique, et ce qu’il y a dedans. (La théorie de Wise demande l’utilisation de ce compartiment.)
Mais qu’en est-il alors du pilote, Zaharie Shah ? Au royaume injustifiable des hypothèses, Shah prend soit des allures de fou, soit de héros. La théorie accablante dit qu’il aurait plongé son avion dans l’océan pour un massacre suicidaire car son mariage battait de l’aile, ou par acte de dissidence politique –aussi inefficace soit-il, puisqu’il n’a jamais pris la peine d’en parler à quiconque. Et dans les cas d’autres pilotes s’étant délibérément écrasés, aucun n’a volé pendant des heures au préalable. Dans la version héroïque, le MH370 aurait connu une défaillance catastrophique assez grave pour couper la communication, mais pas assez pour faire s’écraser l’avion ; et le pilote aurait fait de son mieux avant de succomber aux fumées ou à l’hypoxie. Mais là non plus, rien de sûr, puisque la première chose que ferait un pilote serait de descendre à 10 000 pieds, là où l’air est respirable, et rien ne prouve que le MH370 a volé aussi bas. Il y a aussi les opérations spéciales. En Malaisie, par exemple, deux personnes bien informées et parfaitement saines d’esprit m’ont dit que la clé résidait dans les tonnes de mangoustans entreposées dans la cale à marchandises. Peut-être n’était-ce pas des mangoustans, ont-ils suggéré, mais plutôt une technologie militaire que quelqu’un – probablement les Américains puisque ceux-là font beaucoup de choses abominables – ne voulait pas voir atteindre Pékin. Ils auraient ainsi pris contrôle à distance de l’avion et envoyé le MH370, tel un drone, vers une destination inconnue, avant de tuer tout le monde. Possible ? Eh bien, oui. Ces Malaisiens n’étaient pas les seuls à évoquer « l’auto-pilote ininterruptible » du Boeing, un gadget contre le terrorisme qui, d’après son brevet de 2006, peut être allumé « à distance grâce à un lien de communication ». Cependant, même si l’avion en comportait un, cela représenterait beaucoup d’efforts et de morts pour un problème qui aurait pu être réglé via un téléphone portable : « Arrêtez cet avion ! » ou au moyen d’une poignée d’agents qui se seraient faufilés au milieu des dispositifs de sécurité de l’aéroport – que deux réfugiés iraniens avec de faux passeports n’ont eu aucun mal à contourner. Ces théories sont-elles si faciles que cela à rejeter ? Peut-être, tant qu’il n’y a rien de personnel en jeu. Mais si votre femme, votre fils ou votre grand-père étaient à bord de ce vol de nuit jusqu’à Pékin, l’avion que personne ne parvient à retrouver, qui n’a laissé aucune trace et sur lequel on vous a menti, par incompétence ou par duperie, dans les heures qui ont suivi sa disparition… alors les choses ne sont plus si simples. Et n’ont aucune raison de l’être. L’espoir est tenace, surtout lorsqu’il est associé à la méfiance.
Le combat de Ghyslain Wattrelos
La mère française présente à bord du vol MH370 s’appelait Laurence Wattrelos. Elle voyageait avec deux de ses trois enfants : sa fille Ambre et son fils Hadrien, âgés respectivement de 14 et 17 ans, et de la petite amie d’Hadrien, une autre Française nommée Yan Zhao. Après une semaine passée sur les plages malaisiennes, ils rentraient à Pékin, où ils vivaient, car le mari de Laurence, Ghyslain, y travaillait depuis des années en tant que cadre à Lafarge, une firme spécialisée dans le ciment et les matériaux de construction. Lafarge avait muté Ghyslain à Paris quelques mois auparavant, mais sa famille restait sur place afin qu’Hadrien et Ambre puissent finir leur année scolaire. Je rencontre Ghyslain Wattrelos par un matin grisâtre de décembre, dans un club privé non loin de l’Arc de Triomphe. La première chose qu’il tient à me faire savoir est que beaucoup de gens l’ont contacté depuis mars, et qu’il les divise en trois catégories. Le groupe le plus important peut largement être taxé de dingues. Ils prétendent savoir ce qui est arrivé à sa femme et à ses enfants, car ils en auraient eu la révélation dans un rêve ou une vision, voire dans les entrailles d’une chèvre… Ensuite, il y a les pleureurs, ces gens qui ont aussi perdu une femme, un mari ou des enfants et qui veulent partager leur malheur ou apaiser son chagrin, quand ce n’est pas les deux. La troisième catégorie est composée de journalistes, ou plutôt : de ceux qui se présentent en tant que tel. Il les recoupe en deux sous-catégories, car certains d’entre eux n’ont absolument pas l’air d’en être. Ils posent des questions, affirme-t-il, et il leur fournit des réponses, mais ils ne donnent jamais suite et n’écrivent jamais rien, il n’en entend plus parler. Il les suspecte carrément d’être des espions essayant de voir à quel point il s’approche de la vérité sur ce qui est arrivé au vol MH370.
Je lui assure ne pas en être un. Wattrelos m’adresse un petit signe de tête et un demi-sourire. Quoi qu’il en soit, un véritable espion ne l’avouerait pas. Il était dans les airs lorsque sa femme et deux de ses trois enfants sont montés à bord du MH370. Il avait quitté Paris la nuit d’avant afin de les rejoindre à Pékin pour une semaine, et son avion s’est posé aux environs de quatre heures de l’après-midi. Tandis que son avion roulait encore sur la piste d’atterrissage, il a allumé son téléphone. Sur l’écran s’est affiché un message d’un ami de Lafarge. « Je suis désolé, Ghyslain », m’a-t-il lu, « pour ce qui s’est passé. » Des diplomates français l’attendaient à la porte. Depuis, il n’en a parlé qu’à une poignée de véritables journalistes, et d’habitude, c’est de cela qu’ils veulent parler. Souvent, ils demandent à le photographier seul à la maison, de préférence pleurant devant quelques clichés de sa femme et de ses enfants, ce qu’il comprend, sans pour autant se sentir à l’aise. Et sincèrement, est-il vraiment nécessaire de mettre en scène l’évidence ? « Bien sûr que c’est horrible, ce qu’on traverse », confirme-t-il d’un ton catégorique, simplement pour en finir avec le sujet. « À présent, je suis seul la nuit. C’est un gouffre. C’est atroce. » Il n’y a rien à ajouter pour décrire ce chagrin. Wattrelos ne m’a pas invité autour d’un petit déjeuner pour parler de ses émotions, à l’exception de celle qui ressort du lot. « Je ne suis plus triste », me confie-t-il. « Je suis… je ne sais pas comment dire en anglais. En français, c’est “en colère”. Mais c’est plus que ça… » Furieux ? « Oui, c’est cela. Furieux. » Il est furieux, car il n’arrive pas à croire que les autorités malaisiennes – et très probablement, à divers degrés, les autorités américaines, britanniques, australiennes, françaises, indonésiennes, thaïlandaises et singapouriennes – ont été honnêtes. Ce qui se comprend, compte tenu du fait que les Malaisiens n’ont effectivement pas joué franc-jeu à la suite de la disparition de l’avion. « Ils avaient quelque chose à cacher dès le début, c’est tout ce que je dis. Ça me met en rogne que des journalistes appellent ça un mystère, le plus grand mystère de l’histoire de l’aviation. Non, ça n’en est pas un ! C’est une couverture. Peut-être qu’il y a une bonne raison à cela, mais nous avons besoin de savoir. »
« Tout est possible, mais ils nous mentent. » — Ghyslain Wattrelos
Une bonne raison, dit-il, serait que le MH370 ait été détourné, ce qu’il a d’abord pensé. « Si c’est un détournement d’avion, vous n’avez pas le choix : vous l’envoyez quelque part et vous l’abattez. Ça, je peux le concevoir. Que la Malaisie ou les États-Unis le détruisent pour éviter un nouveau 11 septembre, je pense que tout le monde comprendrait. » Néanmoins, quand les semaines ont passé sans qu’aucun débris ne soit trouvé, Wattrelos a commencé à soupçonner que l’avion s’était posé, sans toutefois savoir où ni pourquoi. Il est bien renseigné sur toutes les théories, mais n’en privilégie aucune. « Tout est possible, dit-il, mais ils nous mentent. » Le mépris de Wattrelos pour le gouvernement français est personnel, et il est apparu après un silence officiel. « Quand il arrive quelque chose à des Français, ils disent toujours un truc », explique-t-il. « Toujours. Pour ce vol, pas un mot. Rien. Moi, cela me paraît très étrange. » Il a écrit une lettre à François Hollande, soulignant ses inquiétudes, et a reçu de banales généralités de la part d’un conseiller. « À mon avis, ils ne peuvent pas dire qu’ils n’en savent rien », avance Wattrelos. « Il ne voulait pas me mentir. »
En mars, Wattrelos a demandé à un juge français de lancer une enquête criminelle sur le vol MH370 pour acte de terrorisme ; fin août, sa demande a été rejetée pour des raisons de juridiction qu’il ne trouve pas très convaincantes. « C’est pourquoi je crois fermement qu’ils (à savoir : le gouvernement français et, par extension, certains autres) savent ce qui s’est passé. » Il lui reste un enfant, son fils de 21 ans. « Je me réveille chaque matin pour deux choses : mon fils et mon combat », insiste-t-il. « Mais tout le reste est horrible. Et quand la lutte sera terminée, qu’arrivera-t-il ? Ce pourrait être pire, c’est vrai. Mais pour l’instant, j’ai ce combat à mener. » Cette lutte demande en partie de faire appel à un détective privé. Ghyslain Wattrelos, Sarah Bajc et les familles de deux passagers indiens ont collecté quelques milliers d’euros sur le site de financement participatif Indiegogo pour le payer, mais vers décembre, l’argent a commencé à manquer et le détective ne rencontrait pas tellement de succès dans son enquête. Cela aurait peut-être été plus simple si davantage de gens avaient participé, comme les familles des citoyens chinois et malaisiens à bord. « L’un de nos problèmes », avoue Wattrelos, « c’est qu’en tant qu’association, nos familles ne pèsent pas lourd. »
Une semaine après notre rencontre à Paris, Wattrelos est parti à Kuala Lumpur pour y retrouver Bajc et le détective. Je le retrouve pour prendre un café dans le hall d’un hôtel donnant sur une autoroute. Lorsqu’il vivait à Pékin, Wattrelos visitait régulièrement la Malaisie. Un endroit sympathique pour des vacances. Cependant, c’était son premier retour dans le pays depuis la disparition de sa femme et de ses enfants. « L’aéroport », me dit-il, alors que nous parlons de mensonges, « on dit que c’est du gruyère ». Comment ces deux Iraniens aux passeports volés auraient-ils pu passer, autrement ? Cette fois, il me parle de sa fille. Avant de monter à bord du MH370 avec sa mère et son frère, elle écrivait à un ami. Je suis très heureuse de rentrer à Pékin, dit-elle dans son dernier message. Je vais voir mon père. Wattrelos regarde la foule un moment. « Voilà à quoi je pense, quand je vois cet aéroport. »
Un problème coûteux
Sarah Bajc et Philip Wood étaient ensemble depuis l’automne 2011. Elle a vécu huit ans à Pékin, d’abord employée par Microsoft, puis par une entreprise chinoise de technologie, mais elle a quitté les deux pour retourner sur les bancs de l’école pour passer un master en enseignement, afin d’enseigner le commerce et l’économie aux lycéens. Un soir, elle est sortie avec des amies dans un bar étranger et ils ont voulu aller danser. Mais pas elle. Elle est restée au bar et a commandé à boire. « Je n’ai jamais vu une femme boire du bourbon », a lancé un homme installé deux tabourets plus loin. « Surtout du Wild Turkey. »
Ils n’ont pas tardé à emménager ensemble. Tous deux étaient divorcés, m’a confié Bajc, et c’était bien que ses enfants la voient avec Philip, un homme respectueux, gentil et ouvertement affectueux. Leurs personnalités les rassemblaient : ils étaient la plupart du temps calmes et enjoués. « Quand des amis le rencontraient, des amis de longue date », précise Bajc, « ils me disaient : “Oh mon Dieu, c’est toi mais en homme.” » Les déménageurs sont arrivés à temps ce matin du 8 mars, deux heures après l’atterrissage prévu de Philip. Elle a reçu l’appel officiel alors que des étrangers étaient présents dans son appartement, s’affairant à emballer sa vie en Chine pour sa nouvelle vie à Kuala Lumpur. CBS l’a interviewée le jour suivant. Elle a prononcé les mots que les gens disent dans ces cas-là, durant les premières heures qui suivent une perte douloureuse : elle n’acceptait pas que l’homme de sa vie soit réellement parti. « Personnellement, je ne suis pas prête à perdre espoir qu’on retrouve des survivants, qu’on retrouve l’avion », dit-elle. « Il doit bien y avoir une chance. » Ce n’était pas du déni, pas un réflexe, selon elle. Pas plus tard qu’en décembre dernier, elle ne croyait pas que le vol MH370 était simplement tombé du ciel. « Vers le 9, j’étais certaine que c’était quelque chose d’intentionnel », assure-t-elle. C’était en partie instinctif, mais aussi logique. Même au début, il existait des indices évidents. Les avions de ligne, avec leurs multiples systèmes (et en double), ne font pas silence radio d’un coup à moins d’avoir été détruits ou détournés. Pourtant, aucune épave à l’horizon dans les eaux peu profondes et fréquentées sous la balise IGARI, ce qui suggère que les transpondeurs, radios et autres équipements avaient été délibérément éteints. « Tout portait à croire à un enlèvement », insiste-t-elle. « Et je pense qu’à ce moment-là, je savais déjà qu’on devait en parler. Avant que ce soit tourné autrement. » Bajc est persuadée que le gouvernement malaisien sait déjà ce qui est arrivé au vol MH370. Si les autorités n’étaient pas honnêtes dès le début, rien ne lui dit qu’elles le sont à présent. « Ce pays tente d’étouffer l’affaire », maintient-elle. « On devrait considérer cela comme un acte criminel, cette dissimulation. Ce qu’ils couvrent, ça, on ne le sait pas. » Nous nous trouvons dans un café situé dans un quartier plaisant de Kuala Lumpur, près de l’appartement qu’elle et Philip avaient choisi, et non loin de l’établissement scolaire où elle enseigne. Elle vit seule, en dehors de son chat. « C’est l’endroit où nous avions décidé de nous construire une nouvelle vie. C’est là que j’ai passé mes derniers moments avec lui », explique-t-elle. « Il fallait que je m’en rapproche. Et j’espérais encore entendre une nouvelle. Jamais je n’aurais cru rester aussi longtemps dans l’ignorance. »
J’ai rencontré le capitaine Desmond Ross, un des plus grands experts dans le domaine de la sécurité aérienne, dans un bar près de chez lui, dans le quartier de Pyrmont, à Sydney. Il est né à Belfast, a appris à voler dans la Royal Air Force et a passé la plus grande partie de sa carrière dans la sécurité aérienne, notamment en Asie du Sud-Est. Il est bien conscient, comme tous les professionnels de l’aviation, que certains protocoles doivent être suivis lorsqu’un avion de ligne disparaît des écrans radar. La tour de contrôle de Hô Chin Minh-Ville aurait dû entrer en contact avec Kuala Lumpur dans les trois minutes qui ont suivi la perte de contact avec le MH370, même deux de préférence, mais certainement pas dix-sept minutes. Les contrôleurs civils auraient dû contacter leurs homologues de l’armée, et il devrait y avoir un enregistrement, écrit et sonore, de ces communications. Si de tels enregistrements existent, ils n’ont jamais été rendus publics.
Plus important encore, lorsqu’un avion non-identifié, et qui ne répond pas aux appels, apparaît sur les écrans militaires, des avions de chasse sont censés décoller en urgence. Les pilotes de chasse ont pour mission d’identifier visuellement l’avion en question, de lui signaler d’un mouvement d’aile qu’il a l’obligation d’atterrir, et au besoin, de se rapprocher s’ils n’obtiennent pas de réponse. « Ils peuvent voir à l’intérieur du cockpit. Ils peuvent voir si le pilote est à sa place. Ils peuvent voir si le pilote est mort », maintient Ross. « On ne laisse aucune place au hasard, c’est le protocole standard. Tout le monde le connaît, tout le monde le comprend. » Si ce protocole avait été suivi, on saurait ce qu’il était advenu du MH370. Le fait qu’il ne l’ait pas été laisse, selon Ross, deux éventualités : « Soit il s’agit d’incompétence, d’un mépris total du sens du devoir qui confine à la négligence criminelle ; soit il s’agit d’un complot. Quelle autre possibilité y a-t-il ? » Il reste silencieux quelques instants, avant d’ajouter : « La plupart des théories du complot ne tiennent pas la route. » Il écarte les plus répandues, et leurs différentes variantes. Rien ne prouve que le pilote ou le copilote aient été suicidaires. « Détourner un avion et ne pas le revendiquer n’a aucun sens. À moins qu’ils aient raté leur coup et qu’ils restent discrets avec l’intention de recommencer », explique Ross. Depuis, neuf mois après les faits, personne n’a réessayé. Quant à voler l’avion ? « Si quelqu’un croit réellement qu’on peut aujourd’hui cacher un avion et ses 239 passagers », dit-il, « il se met le doigt dans l’œil. »
Reste donc l’incompétence et le mépris du devoir. C’est l’option à laquelle adhère Ross. Elle expliquerait pourquoi les questions restent sans réponse, pourquoi les enregistrements ne sont pas publiés, et pourquoi le récit du vol de MH370 est à ce point rempli de trous béants, qui ne demandent qu’à être comblés par des théories délirantes. « Les Malaisiens se sont creusés une tranchée parce qu’ils veulent sauver la face », dit Ross. « C’est un facteur à ne pas sous-estimer, ça. Dans ce cas-ci, ils ont creusé une sacrée tranchée, si profonde qu’ils pourraient y enterrer tout Kuala Lumpur. » À quelques kilomètres de là, à Canberra, Martin Dolan tient un discours semblable. Il est directeur du Bureau australien de la sécurité des transports (Australian Transport Safety Bureau, ou ATSB) qui est chargé des recherches. Mais il y a des limites à ce qu’il peut révéler. Par exemple, qu’en est-il des radars indonésiens ? Ils auraient dû détecter le MH370. « Le radar n’a rien détecté… », commence Dolan. « Non, attendez, pardonnez-moi. Il n’y a pas eu de détection. Je dois bien choisir mes mots. Je ne peux rien dire de plus sur les Indonésiens, mais ils ne nous cachent rien. » Lorsqu’on aborde la question du radar australien, il choisit ses mots avec plus de prudence encore. « Il… euh… il n’était pas pointé dans cette direction, à ce moment-là. C’est tout ce que je peux dire. » Dolan est conscient que ce genre de propos est un terreau fertile pour les théories du complot. Mais il est également conscient des aspects bureaucratiques de l’affaire. « J’ai fait toute ma carrière dans le service public. “Si tu as le choix entre un complot et du baratin, choisis le baratin.” C’est une bonne règle de base. »
Le vol 370 de Malaysia Airlines gît probablement quelque part au fond de l’océan Indien. C’est en tout cas la thèse répandue parmi un grand nombre d’experts, bien trop nombreux pour qu’on puisse croire à l’existence d’un complot. Cette conclusion est basée sur les sept handshakes entre Inmarsat et l’avion. Le signal de chacun de ces brefs échanges de données a dû passer par une station au sol en Australie vers un satellite dans l’espace, puis redescendre vers l’avion en vol, avant de refaire le chemin en sens inverse (et vice-versa pour les demandes de connexion initiées par l’appareil). Le signal voyage à une vitesse fixe : en mesurant le temps nécessaire au signal pour effectuer son trajet, des ingénieurs ont pu calculer la distance entre le satellite et l’avion à chaque handshake. Ces calculs ont permis de déterminer sept cercles, chacun d’entre eux centré sur le satellite, à partir duquel le trajet possible de MH370 peut être extrapolé. Pour des raisons pratiques (l’avion n’avait ni le temps ni le carburant pour passer à l’ouest du satellite, par exemple), ces cercles ont été découpés en arcs, l’un d’eux s’étendant au nord, de la Thaïlande au Kazakhstan, l’autre traversant des milliers de kilomètres d’océan au sud. En partant du principe que l’avion est tombé pendant ou juste après le dernier handshake incomplet, il se trouverait sur un point de l’une de ces longues courbes, ou directement à proximité.
La prochaine étape consistait donc à deviner dans quelle direction avait tourné le MH370 après avoir traversé le détroit de Malacca, où l’armée malaisienne l’a repéré pour la dernière fois. Comme l’avion était en mouvement, la fréquence du signal qu’il a envoyé s’est étirée ou compressée pendant sa route vers le satellite. Même principe, pour recourir à un exemple simple, avec le sifflement d’un train qui semble changer de tonalité alors qu’il passe à toute vitesse. La différence entre la fréquence attendue par la station au sol et celle reçue indiquerait si l’avion volait vers le satellite, ou s’en éloignait : s’il volait vers le nord ou vers le sud. Les algorithmes nécessaires pour le déterminer ont dû être développés à la volée. Toutefois, les ingénieurs d’Inmarsat avaient calculé à la mi-mars que le MH370 avait contourné la pointe nord de l’île de Sumatra, puis viré vers le sud, apparemment jusqu’à épuisement de ses réserves de carburant. Le lieu exact du crash dépend de certaines variables : altitude, vitesse, vent, précision du dernier virage – si tant est qu’il s’agisse bien du dernier. L’avion « aurait aussi pu tourner en rond et terminer sa course à peu près n’importe où sur le dernier arc », ont-ils écrit dans un article publié à l’automne dernier dans le Journal of Navigation.
Néanmoins, ils avaient réussi à le localiser sur une étroite, et très longue tranche de l’océan Indien. Les ingénieurs d’Inmarsat ne sont pas les seuls à être parvenus à cette conclusion. De même pour les analystes travaillant pour cinq gouvernements différents, dont les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie, même si leurs opinions divergent quant au point exact de la chute sur le septième arc. Peut-être plus important encore, certains sceptiques au sein des civils, possédant une grande expertise dans les domaines concernés (satellites, avionique, technologies de communication et autres), ont eux aussi parcouru les données. Parmi les « dangereux paranoïaques » qui peuplent Internet, quelques dizaines de scientifiques et de techniciens, dont Jeff Wise avec son postulat du Kazakhstan, se sont réunis au printemps dernier dans ce qu’ils appellent le Groupe indépendant. Ils ont dû travailler sur des données limitées, piochées dans des documents et des bases de données publiques (le groupe n’a jamais eu accès aux données complètes d’Inmarsat). Pour le radar de l’armée malaisienne, ils se sont servis d’une image d’une diapositive montrée lors d’un briefing pour les proches des passagers, prise par un photographe de presse. Un ingénieur de Lenovo, Bill Holland, a extrait quelques colonnes de données non publiées à partir d’un reportage de CNN sur Inmarsat. « C’est vraiment de la rétro-ingénierie très, très moche », dit-il.
Les membres du Groupe indépendant ont confronté les données disponibles à d’innombrables scénarios, à différentes vitesses et altitudes. En septembre dernier, ils ont produit un rapport selon lequel le MH370 s’est probablement écrasé dans l’océan à 2 400 kilomètres au sud-ouest de Perth. À ce moment-là, l’ATSB avait établi sa principale zone de recherches à 1 000 kilomètres plus au nord sur l’arc. Le 8 octobre, après avoir affiné ses propres analyses, l’ATSB s’est déplacé au sud, presque au point-même désigné par le Groupe indépendant. Au mois de janvier de cette année, quatre navires ont passé au peigne fin environ 50 000 kilomètres carrés d’océan, envoyant des ondes sonar vers le fond, qui atteint par endroit plus de 4 200 mètres de profondeur. L’un de ces signaux finira peut-être un jour par toucher une large structure métallique (comme un moteur à réaction Rolls-Royce Trent 892), et la récupération du MH370 pourra alors commencer. « Nous sommes très confiants », m’assure Martin Dolan. « Si l’avion se trouve là où nous l’indiquent nos calculs, nous le trouverons. » La fin des recherches est prévue pour le mois de mai. Et si l’avion n’est pas retrouvé ? « Alors on ira chercher les gouvernements », lance Dolan. « On leur dira qu’on a un problème. Un problème coûteux. »
Le cauchemar recommence
Tôt un matin de l’année dernière, un avion de ligne commercial a disparu au-dessus de l’Asie du Sud-Est. C’était un gros avion, un appareil moderne, bien entretenu et piloté par un équipage expérimenté sur un vol de routine. Les contrôleurs aériens l’ont regardé s’éloigner de l’aéroport pendant près d’une heure, des lettres et des numéros d’identification clignotant vers le haut de leurs écrans radar. La météo était difficile dans la zone, chargée de cumulonimbus typiques de la saison des pluies. Le pilote avait demandé au contrôle aérien s’il pouvait dévier de son plan de vol, on l’y a autorisé. Il a demandé à monter jusqu’à 11 500 mètres. On le lui a refusé, en raison du trafic aérien dans la zone.
Cinq minutes plus tard, le signal du vol Air Asia QZ8501 avait disparu. Il n’apparaissait plus sur les écrans de contrôle, ses systèmes de communication s’étaient tus, et on a présumé, puisque c’est toujours à cela qu’on pense quand ces choses se produisent, que l’avion avait chuté. Les recherches par bateau, par hélicoptères et au moyen d’avions lourds et lents ont commencé à l’endroit le plus logique : le dernier point où on avait repéré QZ8501. Les recherches se sont poursuivies jusqu’à la nuit, puis le lendemain, sans résultat. On retrouve toujours des débris, excepté l’unique fois où il n’y en a pas eu, et tout à coup, on se dit que le cauchemar recommence. Le deuxième jour, avant qu’on ne retrouve l’épave, un homme du nom de Calvin Shim m’a envoyé un message. Il vit dans l’immensité urbaine de Kuala Lumpur, et nous tentions d’entrer en contact depuis des semaines, d’abord en Malaisie, puis par téléphone. « Pour moi, QZ8501 est un nouveau choc », m’a-t-il écrit. Un instant plus tard, un deuxième message : « Je suis disponible pour que vous m’appeliez maintenant. » Nous avons principalement parlé de sa femme, Christine Tan, hôtesse de l’air pour Malaysia Airlines pendant plus de vingt ans. Elle travaillait sur des longs courriers pour Paris et Londres, mais il lui arrivait de se trouver sur des vols de nuit vers Pékin. La compagnie envoyait parfois une voiture pour conduire sa femme à l’aéroport, mais elle avait pris un taxi la veille de son départ pour son dernier vol. Shim l’avait accompagnée dehors pour lui dire au revoir. Leur petite fille de 6 ans aussi.
« Maman », avait-elle dit alors que Tan montait dans le taxi, « est-ce que je peux te faire un dernier bisou avant que tu partes au travail ? » Shim a grimacé intérieurement. « Je me souviens de cette phrase », dit-il, « parce qu’elle m’a mis mal à l’aise. » Il ne savait pas pourquoi. Aujourd’hui, il dit à ses enfants qu’ils devraient toujours demander un bisou de plus, et pas un dernier bisou. Sa femme avait disparu depuis presque dix mois lorsqu’il m’a raconté cette histoire. Il voulait être objectif, réaliste, croire à ce qu’on lui avait dit, croire qu’on ne lui avait pas menti. Mais quand rien n’est certain, tout est possible. Et si l’une de ces autres théories qu’on écarte d’un geste de la main était vrai ? Et si l’avion avait atterri quelque part ? Comment peut-il savoir ? Il ne peut pas. Alors, il continue à payer, chaque mois, la facture du téléphone portable de sa femme. Et quand sa mère tante de réconforter ses petits-enfants, quand elle leur dit que maman est au Paradis, il la corrige gentiment : « Ne leur dis pas que leur mère est au Paradis. On n’en sait encore rien. »
Traduit de l’anglais par Anastasiya Reznik et Florent Bahuaud, d’après l’article « The Vanishing », paru dans GQ. Couverture : Le vol MH370. Création graphique par Ulyces.