Les conséquences
District de Kono, en Sierra Leone — Un bruit sourd. Presque tous les soirs, la femme du tailleur écrase du manioc pour le dîner de son mari et de ses enfants. Deux bruits sourds. Dans sa maison aux murs de boue séchée, Salome Kamara s’assoit sur un petit tabouret en bois et ancre ses pieds nus sur le sol en terre battue pour avoir meilleure prise sur le lourd bâton qu’elle martèle sur les feuilles que contiennent un tronc d’arbre creusé. Le bâton est peu maniable : presque aussi grand que la jeune femme de 28 ans aux habits colorés et de l’épaisseur de son bras. Au début de l’année dernière, deux événements dramatiques ont capté toutes les pensées de Kamara, sans toutefois bouleverser son quotidien. En Sierra Leone, dans le district rural de Kono, le premier l’entourait : d’abord une rumeur lointaine, Ebola s’est transformé en une peste mortelle, tuant des centaines de personnes dans la région. Les riverains se sont mis à paniquer, certains professionnels de santé ont pris la fuite et des militaires en armes sont arrivés pour faire appliquer une série de quarantaines et de confinements. Mais à mesure que la crise avançait, Kamara a appris une autre grande nouvelle : elle attendait son quatrième enfant.
Plus son ventre grossissait, s’est-elle souvenue plus tard, plus elle avait du mal à manier le bâton pour écraser le manioc. La dernière nuit du mois de mars a été la plus pénible. Après avoir préparé le dîner pour toute la famille, Kamara s’est allongée dans le noir pour dormir. Sa maison, comme la plupart des habitations du district de Kono, est dépourvue d’électricité et son matelas est formé de sacs d’herbe. À quatre heures du matin environ, elle a été réveillée par de violentes douleurs dans le ventre. Le bébé arrivait. Bientôt, la mère de Kamara, sa belle-mère et une accoucheuse traditionnelle l’ont rejointe. À 5 h 30, elle a entendu les premiers cris de son nourrisson. Seulement, le travail n’était pas fini. À sa grande surprise, Kamara attendait des jumeaux, mais le second bébé était mal positionné : il se présentait par les pieds, une complication très inquiétante. Dans presque un cas sur cinq, le cordon ombilical est compressé et ne transmet plus d’oxygène au cerveau du bébé, ce qui peut causer des lésions cérébrales ou même la mort. Dans un hôpital moderne, on aurait pratiqué une césarienne, mais dans le district de Kono, où seule une poignée de médecins soigne plus de 500 000 habitants, ce type de complication peut s’avérer fatal pour la mère et pour l’enfant. Kamara faisait face à un choix. Elle pouvait rester chez elle et laisser l’accoucheuse s’occuper d’elle en priant pour le mieux. Après tout, les accoucheuses surveillent des accouchements en Sierra Leone depuis des siècles. Mais récemment, les responsables de la santé publique avaient répété les avertissements : les bébés nés avec l’aide d’une accoucheuse ont plus de chance de mourir que ceux qui naissent dans les centres médicaux. Une étude publiée par Médecins du Monde en avril a révélé que, dans le district de Moyamba, à l’autre bout du pays, les femmes qui accouchaient chez elles avaient 165 fois plus de chance de perdre leur bébé que celles qui le faisaient dans des cliniques, accompagnées par des professionnels de santé compétents.
Pour Kamara, l’alternative était juste à côté. À peine quelques kilomètres plus loin, sur une route sale et pleine d’ornières, l’hôpital gouvernemental de Koidu avait un service maternité. Cependant, les membres de sa communauté lui ont expliqué que les employés y demandaient des pots de vin pour pratiquer les accouchements. Qui plus est, l’hôpital était désert à cause d’Ebola. À cette époque, la plupart des cas étaient traités dans ces centres spécialisés et le district de Kono avait officiellement éradiqué le virus depuis un mois. Pourtant, l’hôpital restait stigmatisé, selon Ronald Marsh, son directeur médical. « Les patients ont peur », confiait-il en avril. « Il est très difficile de les faire venir. » Deux infirmières du service maternité sont mortes, contaminées par une femme venue pour une fausse-couche. Kamara ne tenait pas à y aller. Elle s’est rallongée sur son lit et a observé les femmes dans la pièce. Le temps filait, elle examinait ses options.
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Les taux de mortalité de la Sierra Leone pour les nourrissons, les jeunes enfants et les mères sont parmi les pires du monde, tout comme l’espérance de vie des femmes (à peine 46 ans). Une femme sur 17 risque de mourir pendant la grossesse ou l’accouchement. Environ 3 % des bébés sont morts-nés. Pour mille enfants qui survivent au parcours du combattant de la naissance, 39 décèdent pendant le premier mois de leur vie – des suites d’infections bactériennes, de pneumonies et d’autres maladies. Entre 2008 et 2013, même les données incomplètes qui ne prennent pas en compte certaines catégories de morts infantiles montrent que, à mesure que les nourrissons grandissent, le taux de mortalité augmente : jusqu’à 92 avant leur premier anniversaire et 156 à l’âge de cinq ans. Beaucoup d’entre eux succombent à la malaria ou aux organismes parasites qui prolifèrent dans l’eau potable non traitée. La somme de tous ces dangers constitue une donnée statistique comparative qui permet de mettre l’épidémie d’Ebola en perspective : le virus mortel qui a engendré des milliards de dollars d’aide internationale a tué près de 4 000 individus en Sierra Leone (pour un total de 14 122 personnes infectées). Le nombre d’enfants de moins de cinq ans décédés d’autres causes chaque année est dix fois supérieur. Des signes indiquent pourtant que ces deux tendances s’entrecroisent dangereusement : dans les années à venir, les ravages d’Ebola sur le système de santé de la Sierra Leone pourraient bien entraîner la mort d’encore plus de mères et d’enfants.
En 2014, alors qu’Ebola évinçait tous les autres problèmes sanitaires, les infrastructures déjà tremblantes du pays de son écroulées. « La Sierra Leone lutte pour se sortir des ravages d’une guerre dévastatrice », explique Anders Nordstrom, représentant de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la Sierra Leone. « L’épidémie d’Ebola a rajouté une charge supplémentaire sur les épaules d’un système déjà fragile. » En novembre 2014, six mois après les premiers cas d’Ebola, l’OMS rapportait que « peu de patients ont accès à des établissements de soins et que beaucoup sont fermés. Beaucoup de professionnels de santé sont morts ou ont démissionné par peur. »
Le rapport révèle que la présence dans les cliniques a chuté de 90 %. Effrayés, les parents ont gardé leurs enfants atteints de maladies graves chez eux. Les programmes de vaccinations, qui commençaient seulement à combattre efficacement d’autres maladies meurtrières comme la rougeole et la fièvre de Lassa, ont été décimés. Par conséquent, les médecins de la région et les ONG internationales, dont Care USA, estiment que pour chaque personne morte à cause de l’infection par Ebola, plus d’un Sierra-Léonais va succomber aux effets secondaires de la crise. À la fin du moins d’août, au cœur de la saison des pluies – quand les maladies hydriques se répandent facilement – Nordstrom confesse que les cas d’Ebola ont chuté : le pays a passé deux semaines sans qu’aucun nouveau cas ne soit déclaré. Mais il explique que le signal d’alarme des conséquences à long terme de l’épidémie sonne très fort. « C’est le moment… Nous pouvons nous attaquer massivement à cette effroyable cause de pertes humaines », insiste Nordstrom. « On devrait vraiment traiter ce problème en urgence. »
Le fléau
Autrefois, la Sierra Leone partageait ses misères sanitaires. En 1981, le taux de mortalité infantile – 166 pour 1 000 enfants de moins d’un an – plaçait le pays ex-æquo avec, entre autres, la Guinée. Mais là où la Guinée s’en est au moins partiellement sortie, la Sierra Leone est à la traîne. Un rapport des Nations Unies daté du 9 septembre estime le taux de mortalité infantile de 2015 en Sierra Leone à 87 et celui de la Guinée à 61. De la même manière, 35 ans auparavant, deux ans seulement séparaient l’espérance de vie des femmes en Guinée et en Sierra Leone (43 et 41 ans). Il y a maintenant une différence de 11 ans : 46 ans en Sierra Leone et 57 en Guinée.
Pour certains professionnels, les pots-de-vin sont une question de nécessité.
C’est le résultat d’une longue bataille pour l’amélioration du système de santé de la Sierra Leone, qui s’est déroulée sur fond de conflit sanglant et a échoué pratiquement en tout point. En 1988, le pays semblait prêt à s’attaquer à l’un des problèmes majeurs de son système de santé en fondant la première faculté de médecine, l’Université de médecine et des sciences de la santé, à Freetown, la capitale du pays. Elle était censée faire office de canal pour acheminer le personnel médical dans les zones sous-desservies de la Sierra Leone. Mais au même moment, l’hostilité du public à l’égard du président corrompu, le général Joseph Saidu Momoh, grandissait. En 1991, alors que la faculté de médecine s’apprêtait à délivrer sa première fournée de professionnels, le Revolutionary United Front (RUF), un groupe rebelle, a déclenché l’insurrection. Entre autres principes énoncés, le RUF promettait de rendre gratuit l’accès à la santé dans tout le pays. La révolution s’est néanmoins transformée en une guerre civile de onze ans, au cours de laquelle des bandes de rebelles armés de machettes et d’armes à feu parcouraient le pays pour terroriser ses citoyens. Les espoirs d’un meilleur système médical se sont rapidement évanouis.
En 2000, un article de la New York Review of Books qualifiait la Sierra Leone de « pire endroit sur la Terre », en se basant sur la dernière place qu’occupait le pays dans le classement des Indices de développement humain de l’ONU et sur les effroyables chiffres de ses indicateurs de santé, dont la mortalité infantile. De nombreux praticiens de santé ont quitté le pays pour ne jamais revenir. En 2002, à la fin de la guerre, le nouveau président, Ahmad Tejan Kabbah, a promulgué un décret permettant aux groupes les plus vulnérables de se faire soigner gratuitement dans toutes les infrastructures de santé du pays – cette directive incluait les femmes enceintes et allaitantes. Mais la mise en place était, au mieux, inégale. Certains professionnels de santé étaient si mal rémunérés qu’ils rechignaient à laisser les patients partir sans payer. En 2008, six ans après le décret de Kabbah, un sondage commandé par le gouvernement rapportait que, pour 80 % des femmes de Sierra Leone, le prix était le plus gros obstacle à l’accès aux soins. En avril 2010, les législateurs ont voté une initiative pour la gratuité de l’accès aux soins, qui stipulait, entre autres, une hausse des salaires pour les personnels de santé. En 2011, un article du New York Times, qui remarquait l’augmentation des jeunes enfants traités dans les centres médicaux et la baisse du taux de létalité de la malaria pour les jeunes enfants soignés à l’hôpital, citait les louanges de Robert Yates, économiste de la santé au département du Développement international du Royaume-Uni (DDI), pour cette loi. En outre, dans un autre sondage de 2013, le nombre de femmes pour qui le coût était le principal obstacle à l’accès aux soins était tombé à 67 %.
D’autres éléments indiquent pourtant que les effets de cette loi ont été limités. Selon une étude menée en 2012 par le groupe de recherche ReBUILD, financé par le DDI, les augmentations de salaire avaient bien accru le nombre des professionnels de santé, mais que l’absentéisme, le manque de motivation et les salaires irréguliers versés par le gouvernement, surtout dans les zones rurales, restaient un problème. Les pénuries de personnel dans les cliniques publiques et les hôpitaux allaient de 40 à 100 %. La culture de corruption endémique restait vivace : en 2013, 48 % des sondés lors d’une enquête nationale dirigée par Transparency International déclaraient qu’eux-mêmes ou quelqu’un de leur foyer avait dû payer un pot-de-vin pour recevoir des soins au cours des 12 derniers mois. 55 % décrivaient les services de santé comme corrompus ou extrêmement corrompus. Certains professionnels de santé font remarquer que, pour eux, les pots-de-vin sont une question de nécessité : « Sans ces frais, ils n’auraient pas de quoi se nourrir », explique Adama Momodu, employé au centre de soins communautaire affilié à l’hôpital gouvernemental de Koidu, dans le district de Kono. Ces chiffres montrent à quel point la situation est urgente.
En 2013, selon l’OMS, le gouvernement de la Sierra Leone ne couvrait que 14,3 centimes pour chaque dollar dépensé en soins de santé dans le pays – le deuxième chiffre le plus bas au monde et en baisse de 29 centimes par dollar par rapport à l’an 2000. Ces statistiques révèlent l’importance des sommes dépensées par les citoyens de la Sierra Leone pour payer leurs soins. En 2013, la population payait 61 centimes pour chaque dollar dépensé en soins de santé (l’équilibre est venu de l’aide internationale). « On a peu de renseignements sur l’utilisateur final, qui continue de financer une grande partie des fonds de santé en Sierra Leone », notait ReBUILD en 2012. « Dans un contexte de grande pauvreté, il faudrait mener une investigation rigoureuse sur le mécanisme compensatoire de l’utilisateur final, sa perception du système de santé et ses schémas de dépenses. »
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Malgré les difficultés qu’il éprouve à financer un système de santé performant, le gouvernement s’est attaqué aux inquiétudes liées aux risques des accouchements à domicile pour les femmes enceintes – comme Salome Kamara – et leurs bébés, en décourageant le recours aux accoucheuses traditionnelles. La loi sur la santé de 2010, par exemple, recommande aux communautés l’adoption de règlements « pour empêcher les accouchements à domicile » et préconise « la suppression progressive des accoucheuses qui pratiquent sans aide ». Dans certaines régions, il apparaît que la loi a permis l’éviction et la pénalisation des accoucheuses.
Pour les femmes de Sierra Leone, l’éventualité de devoir payer un pot-de-vin dans un hôpital lointain reste pourtant moins encourageante que de donner naissance chez soi, entouré de sa famille. Le fait que ce cadre soit moins hygiénique et que les accoucheuses ne soient pas préparées aux nombreuses complications ne diminue en rien son attrait. Des experts espèrent trouver une troisième voie pour accompagner les mères – un cadre qui offrirait les avantages d’un hôpital bien réputé, combiné au soutien qu’apportent les accoucheuses. Parmi eux, Raphael Frankfurter, directeur général de Wellbody Alliance, une petite ONG née en 2006 d’un partenariat entre le personnel médical de Sierra Leone et les États-Unis, qui gère une clinique dans le district de Kono. Au départ, Wellbody essayait d’amener plus de femmes dans les maternités gérées par le gouvernement à travers des campagnes de sensibilisation du public, en payant des accoucheuses pour qu’elles enseignent la façon la plus sûre d’accoucher aux mères de la région. Mais le programme a échoué à faire augmenter la fréquentation des maternités de l’hôpital gouvernemental de Koidu ou des cliniques communautaires associées. Frankfurter a été perturbé lorsqu’il a appris pourquoi. « Certaines femmes le formulent clairement », explique-t-il. « Elles vous diront : “Je sais que j’ai plus de chances de perdre le bébé, mais, à l’hôpital, on ne nous traite pas aussi bien.” » « Si elles s’adressent à des accoucheuses », a commenté Frankfurter après avoir compris, « c’est parce qu’elles ont quelque chose en plus. »
Wellbody a donc décidé d’envisager la santé maternelle sous un autre angle. L’ONG qui gérait déjà une clinique de santé générale a entrepris la construction d’un centre de maternité dans le district de Kono, équipé de la seule machine à échographie de toute la région et composée d’un mélange d’accoucheuses traditionnelles et d’assistants à formation médicale. « Nous ne voulons pas seulement contraindre les accoucheuses à intégrer le système de santé », précise Frankfurter. « Nous voulons apprendre d’elles et les aider dans ce qu’elles font, c’est-à-dire prodiguer aux femmes une attention et des soins particuliers. » Wellbody avait prévu d’ouvrir son centre à l’été 2014. Mais Ebola est arrivé.
L’effrondrement
Pendant des mois, les responsables de la santé publique n’ont rien pu faire pour juguler le taux de mortalité croissant. Frankfurter, qui participait aux réunions nationales de planification des stratégies de réponse à Ebola, se souvient de la terreur des participants. « Les gens se regardaient les uns les autres et se demandaient quoi faire… Personne n’avait de réponse. » Dans le district de Kono, on s’est mis à craindre les services de santé. Les patients, qui étaient parfois atteints d’une forme aiguë d’Ebola, s’enfuyaient de l’hôpital gouvernemental de Koidu. La rumeur se répandait : les médecins auraient délibérément inoculé le virus aux habitants pour affaiblir l’opposition politique au gouvernement en place. Les quarantaines imposées par l’armée ne faisaient qu’empirer les choses. Un jour, Frankfurter a entendu une femme crier dans la rue. « Ebola n’existe pas ! » rapporte-t-il. « Ils envoient les gens à l’hôpital gouvernemental pour qu’ils meurent ! »
L’expérience de Kamara illustre le fil sur lequel la Sierra Leone chancelle lorsqu’il s’agit de santé.
Les centres de santé indépendants du gouvernement ont fermé à leur tour. Le taux de présence dans la clinique de Wellbody a chuté de 95 %. Les dirigeants de Wellbody ont fini par la fermer car le bâtiment n’était pas équipé pour protéger son personnel de l’exposition à Ebola. L’ouverture de la nouvelle maternité a été reportée pour une durée indéterminée. « On n’avait pas d’autre choix », explique Frankfurter. « Tout le monde connaissait quelqu’un qui avait été infecté. Nous avions peur et nous ne pouvions pas risquer la vie de nos employés. » L’année dernière, des groupes du secteur de la santé ont essayé de quantifier l’impact de l’effondrement du système de santé sur la Sierra Leone. À l’échelle nationale, l’UNICEF rapporte une baisse de 27 % des femmes qui fréquentent les cliniques pour les visites prénatales ou l’accouchement et une chute de 39 % des soins apportés aux enfants de moins de cinq ans atteints de la malaria.
En février, le fonds des Nations Unies pour la population a estimé que le nombre de femmes mortes en couches allait doubler cette année, passant à 2 000 pour 100 000, un taux comparable à ceux des années 1990. L’Assessment Capacities Project (ACAPS), qui regroupe trois ONG humanitaires internationales, estime qu’entre mars 2015 et février 2016, 330 femmes de plus pourraient mourir à cause des perturbations des soins maternels, et qu’il faut « s’attendre à la mort de 8 593 enfants de moins de cinq ans en plus, y compris 2 554 nouveaux-nés, en raison des interruptions des services de santé ». Les archives de l’hôpital gouvernemental de Koidu montrent 226 morts causées par Ebola à Kono, mais selon Marsh, son directeur médical, ce n’est qu’une infime partie de l’histoire. Il n’a pas de chiffres du nombre de morts indirectement provoquées par Ebola, mais affirme que le nombre « est évidemment bien plus élevé » que le compte officiel. Par exemple, l’hôpital estime que les perturbations liées au virus ont empêché l’enregistrement de 3 300 nouveaux nés – la première étape qui mène à l’accès aux soins, selon l’initiative pour la santé de 2010. Paradoxalement, certains experts perçoivent une bonne nouvelle parmi tous ces chiffres accablants. Ebola a attiré l’attention et l’aide étrangère en Sierra Leone (et dans d’autres pays touchés par l’épidémie). En juillet, Alfonso Lenhardt, l’administrateur par intérim de l’Agence des États-Unis pour le développement international, déclarait qu’à eux seuls, les États-Unis avaient dépensé deux millions de dollars dans la région contaminée depuis le début de la crise. Selon certains experts, si un tel soutien pouvait être reconduit pour quelques années de plus, ces ressources pourraient, en Sierra Leone, servir à la construction de nouvelles infrastructures de santé plus performantes sur les ruines de l’ancien système.
« Je crois sincèrement que c’est une opportunité en or pour changer la situation », déclare Nordstrom, à l’ONU. « Il faut désormais nous appuyer sur cette forte réponse dans le combat contre Ebola pour nous attaquer aux autres problématiques de santé. » En janvier, un rapport de l’ONU indiquait que la Sierra Leone était mieux préparée à des épidémies futures. Par exemple, le personnel médical sait se servir des équipements de protection et de nouveaux moyens d’intervention sont sur le terrain, y compris onze laboratoires d’analyses suréquipés, gérés par le gouvernement et divers groupes internationaux, qui, ensemble, sont capables d’examiner plus de mille échantillons par jour. Ils ont certes été mis en place pour évaluer d’éventuels cas d’Ebola, mais ils peuvent aussi servir pour le dépistage de bien d’autres maladies.
En outre, les transfusions sanguines sont désormais plus sûres et bien plus faciles d’accès. Selon l’ONU, la formation et les équipements apportés au plus fort de l’épidémie pourraient aider le personnel de santé de la région à traiter des maladies qui continuent de tuer comme la malaria, la dengue, la fièvre de Lassa, la fièvre jaune et même certaines complications liées à l’accouchement. Bon nombre des vieilles histoires qui gangrènent le système médical de la Sierra Leone restent pourtant vivaces. « Il y a des questions très pratiques à régler en urgence », note Nordstrom. « Par exemple, s’assurer que chaque établissement dispose de l’eau courante. » Frankfurter se souvient d’avoir assisté à une déferlante de personnel médical de la Croix Rouge, de Médecins sans Frontières et d’autres organisations venues dans le district de Kono pour aider lorsqu’Ebola faisait rage. Mais beaucoup d’entre eux ont commencé à partir dès le moins de juin. « Je sais qu’ils viennent pour faire face aux catastrophes », poursuit Frankfurter. « Mais ici, tout est une catastrophe chronique. Affronter Ebola et devoir se contenter de trois médecins pour 500 000 personnes, c’est pareil. Ce sont deux catastrophes. »
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Wellbody, qui, grâce à Ebola, a vu les donateurs doubler son budget en 2014, était enfin en mesure d’ouvrir les portes de sa maternité le 1er avril. Salome Kamara a été la première à y être admise : avec les complications liées à l’accouchement de son deuxième jumeau, elle a pris la décision difficile d’accoucher hors de chez elle, sous la double surveillance de l’accoucheuse et du personnel médical.
À huit heures du matin, quand la bonne nouvelle est venue de la salle de travail, le mari de Kamara, sa mère et sa belle-mère ont laissé exploser leur joie dans le couloir. Quelques heures plus tard, Kamara était assise sur son lit d’hôpital, allaitant son deuxième jumeau. Un employé de Wellbody lui a apporté une assiette tandis qu’un autre arrangeait ses pieds sur le lit pour qu’elle soit mieux installée. Kamara s’attendait à devoir payer pour son accouchement. À la place, on lui a remis un cadeau : un lapa de couleur vive, qui se porte comme une jupe, enroulé autour de la taille. L’expérience de Kamara illustre le fil sur lequel la Sierra Leone chancelle lorsqu’il s’agit de santé, en particulier celle de ses citoyens les plus vulnérables. Sur les douze prochains mois, on estime qu’environ 260 000 femmes vont donner naissance dans le pays – et chacune d’entre elles doit affronter la menace d’un accès rompu aux soins à cause des effets persistants d’Ebola. Certaines recevront l’aide dont elles ont besoin, comme Kamara. D’autres pas. Et même pour les nourrissons qui survivent à la naissance, le risque subsiste pour des années. Le jour qui a suivi son accouchement, Kamara et sa mère ont chaussé leurs sandales pour rentrer chez elle, chacune berçant un nouveau-né pendant que les motos les dépassaient sur la route poussiéreuse. Quand elle est arrivée, Kamara a déposé son bébé et repris son bâton. C’était l’heure d’écraser du manioc : il y avait maintenant sept bouches à nourrir.
Traduit de l’anglais par Claire Mandon d’après l’article « Ebola Is Now Killing People Who Aren’t Even Infected », paru dans Foreign Policy. Couverture : Koidu, capitale du district de Kono.