Une parabole de l’espace

Une flèche blanche se cabre dans le ciel de Floride. Dressée en direction de l’atmosphère pendant quelques secondes, elle bascule complètement vers l’avant et tombe à pic, laissant échapper deux colonnes de fumée. À bord de cet avion de la compagnie Zero G, la pesanteur chute elle aussi. Projetée en l’air, une jeune brune en combinaison bleue flotte au milieu de l’appareil. Elle sourit. La situation est sous contrôle. En ce mois de novembre 2017, à l’occasion de son premier vol parabolique, Nicole L’Huillier découvre la microgravité avec un plaisir enfantin. « Je n’avais pas peur », confie-t-elle. « J’ai pour habitude de penser que ça ne va pas marcher pour ne pas être déçue. J’étais prête à m’amuser quoi qu’il arrive. Heureusement, ça a marché. »

La Chilienne n’est pas exactement là pour prendre du bon temps. Elle doit tester un curieux objet qui dérive lui aussi dans l’avion, quoique relié au sol par un harnais. Au sein de ce dodécaèdre en polycarbonate et métal, deux cylindres produisent un son de marimba maussade, affecté par une sorte de vibrato électrique, à chaque fois qu’ils heurtent les parois. Nicole L’Huillier est juste à côté. Elle dirige bon an mal an ce concert hors du commun en manœuvrant l’appareil à l’aide d’un manche.

« Je n’avais qu’à le bouger pour faire de la musique », raconte-t-elle. « J’étudiais le bruit en fonction du mouvement. C’était génial : la situation était nouvelle tant du point de vue du jeu que de la perception. » Le Telemetron est un instrument spécialement conçu pour les contextes de faible gravité. Architecte de formation, Nicole L’Huillier l’a imaginé avec les équipes du MIT Media Lab de Boston, où elle effectue ses recherches depuis septembre 2015. Inspirée par le livre de Bart Hopkin, Wind Chimes: Design and Construction, sa forme évite soigneusement les angles pointus et leurs dangers. Tout est adapté au vol. Cela n’en rend pas la prise en main facile pour autant.

« Au début, vous essayez de secouer vos bras mais vous ne pouvez pas », décrit-elle. « Vous devez réapprendre à bouger et réapprendre ce que cela signifie. Vous êtes comme un bébé. Vous avez certes une idée des mouvements à faire, mais elle est trompeuse. » Pour la première parabole de 17 secondes, la jeune femme est mise dans des conditions de gravité similaires à celles de la planète Mars. C’est un « désastre ». Après une autre séquence au contexte identique, l’appareil simule l’environnement de la Lune. Nicole L’Huillier gagne en confiance. Il lui reste 17 paraboles pour jouer du Telemetron comme si elle était lâchée dans l’espace.

Finalement, « j’ai réalisé des mouvements impossibles avec la gravité terrestre », souligne-t-elle. « J’ai pu faire tourner l’instrument et retirer mes mains pour effectuer une danse interactive ». Monté à bord d’un autre avion de la compagnie Zero G trois mois plus tard, à Bordeaux, Marc Marzenit se souvient avec émotion du moment où il jouait du synthétiseur sans tenir son clavier, lequel tournait sur lui-même. Grâce à un « ring controller », un contrôleur MIDI et un « groove machine controller », ce DJ catalan a composé quelques pistes pour le Zero Gravity Band qu’il forme avec l’artiste et chercheur en sciences cognitives Albert Barqué-Duran.

Crédits : Quo Artis

« Tous les instruments sont créés avec la gravité », explique Marc Marzenit. « C’est grâce à elle que les touches d’un piano reviennent à leur place. Alors, il y a sept mois, j’en ai imaginé un qui s’ajusterait aux conditions de la Lune. Les ingénieurs que j’ai contactés m’ont répondu : “Marc, tu es bourré ? Tu veux amener un piano sur la Lune ?” » Mais les avancées vertigineuses dans le domaine spatial, et les promesses de voyages interstellaires que font Richard Branson, Jeff Bezos ou Elon Musk au grand public l’invitent à persévérer. Puisque « ce n’est pas de la science-fiction, c’est une réalité », Nicole L’Huillier, Marc Marzenit et Albert Barqué-Duran pensent tous qu’il n’est pas trop tôt pour adapter la musique à l’apesanteur. Dans cette optique, « nous avons été inspirés par l’histoire d’instruments amenés dans l’espace par des hommes », admet la Chilienne.

Le futur a un passé

Nicole L’Huillier a neuf ans quand elle touche son premier instrument, une batterie offerte par ses parents pour Noël. Elle ignore encore que c’est aussi pour Noël, des années plus tôt, que deux astronautes ont pour la première fois joué de la musique dans l’espace. Le 16 décembre 1965,  à bord du vaisseau de la mission Gemini 6, Walter M. Schirra Jr. et Thomas P. Stafford  ont interprété « Jingle Bells » avec un harmonica et des cloches. « D’autres instruments ont depuis été emmenés dans l’espace comme un synthétiseur, une flûte, une guitare et un didgeridoo », relate l’architecte sonore. Elle cite aussi le nom de l’astronaute Robert McNair, dont le projet de solo en apesanteur a disparu avec la navette Challenger, en 1986. Par la suite, le Canadien Chris Hadfield a joué de la guitare à de nombreuses reprises dans la Station spatiale internationale.

Mais le Telemetron a quelque chose de spécial. Parce qu’il ne ressemble guère aux instruments connus sur Terre, ce dodécaèdre possède l’avantage d’offrir un nouvel imaginaire. « Il ne doit pas servir qu’à l’astronaute », considère Nicole L’Huillier, « d’autres peuvent s’en inspirer. » Sur ce point, l’artiste se réfère moins aux expériences de la NASA qu’aux expérimentations d’un musicien comme Sun Ra. Elle reprend à compte la devise du pape de l’afrofuturisme, « space is the place ». Dans le film qui porte ce titre, réalisé en 1972, il invite la communauté afro-américaine à échapper à sa condition par le haut, en cherchant une nouvelle planète. « J’aime sa façon de nous faire reconsidérer notre rapport au monde », dit-elle. « À travers sa musique, il donne du pouvoir à une communauté comme l’exploration spatiale peut le faire. Nous sommes tous embarqués dans cette aventure. »

L’année suivante, Sun Ra donne un concert au Paul’s Mall de Boston, sur Boylston Street. Dans la salle, un étudiant du Massachusetts Institute of Technology (MIT) passionné par la musique tombe en fascination pour son « Arkestra » intergalactique. Venu sur les conseils d’un ami, Bill Sebastian décide alors de lâcher les cours pour se consacrer tout entier à la construction d’un instrument nouveau : l’Outer Space Visual Communicator (OVC). Quatre années durant, il élabore cette grande machine en s’aidant des composants informatiques de l’entreprise Eli Heffron, pour laquelle il travaille. Reclus dans une ferme texane pendant les derniers jours, il retourne à Boston pour la présenter à Sun Ra à l’occasion d’un nouveau concert. Convaincu, le jazzman invite Bill Sebastian et son OVC sur scène. Désormais, ses concerts sont colorés par des images qu’activent ce grand clavier joué avec les mains et les pieds.

Installé dans une maison du quartier de Roxbury, au sud de Boston, Sebastian partage les parties communes avec les membres du groupe The Johnston Brothers. Il vend aussi son talent d’ingénieur à d’autres musiciens comme Peter Wolf, qui se souvient de sa chambre, transformée en studio d’enregistrement, comme de « la pièce à tubes ». Occupé à monter un véritable studio, Mission Control, le Texan délaisse peu à peu l’OVC, trop fastidieux à programmer. L’engin finit dans le jardin de la maison du quartier de Westford qu’il achète avec sa femme, Rita, où ils élèvent leurs filles. Là, à la fin des années 1980, le père de famille le récupère dans l’idée d’en réaliser une version avec des images en trois dimensions. Mais l’argent manque et l’ingénieur doit s’occuper de ses filles.

À cette période, Nicole L’Huillier grandit loin de Boston. À Santiago, « le salon était rempli d’instruments pour les enfants », raconte-t-elle. « J’ai joué là avec mes trois frères pendant un moment, puis je me suis intéressée à la musique électronique. » Étudiante en architecture à l’Universidad de Chile, dans la capitale, elle participe à la création du groupe Condor Jet pendant son temps libre. Embauchée par le studio d’amis, elle travaille ensuite seule avant de créer sa propre structure. « J’étais architecte le jour et musicienne la nuit », souffle-t-elle. « J’avais du mal à savoir laquelle je voulais incarner. Finalement, j’ai réalisé que je souhaitais être les deux mais pas l’une avant 18 h et l’autre après. » Ainsi se met-elle à mélanger son approche de l’espace avec un travail sur la musique. Elle en tire des installations artistiques. « Pour moi, la musique est une construction, ce qui revient à dire que le son c’est de l’espace. Donc oui, Space is the place. »

Gemini 6 Jingle Bells
Crédits : National Air and Space Museum

Le mur du son

Comme Bill Sebastian, Nicole L’Huillier a de bons amis. C’est sur les conseils de l’un d’eux qu’elle postule à un master au MIT Media Lab de Boston, bien décidée à compléter sa formation en architecture par des études d’art. Le centre de recherche a l’avantage de mélanger les disciplines. L’un de ses anciens pensionnaires, Jeffrey Ventrella, est par exemple à la fois artiste, musicien et développeur informatique. Autant de flèches à son arc qui lui ont permis d’aider Bill Sebastian à mettre au point le langage visuel de son nouveau OVC en trois dimensions. Ce clavier « met la musique à la portée de notre sens le plus puissant, la vision », vantait ce dernier en 2013. « Nous pensons vraiment que c’est l’art du XXIe siècle. » Mais Nicole L’Huillier a une autre idée.

Alors qu’elle pensait n’avoir aucune chance, la Chilienne est finalement reçue au MIT Media Lab. En cours, elle fait la rencontre d’une Américaine passionnée comme elle par la voûte céleste, Ariel Ekblaw. « J’ai toujours été obsédée par l’espace d’une manière bizarre », confesse L’Huillier. « Je n’ai pas grandi dans un milieu scientifique et je ne connaissais pas les noms des étoiles, mais j’ai toujours aimé cet imaginaire, notamment à travers la science-fiction. Je suis fascinée par les extraterrestres. Au début j’en avais peur, mais maintenant je les adore. » Une fois son master terminé, Ariel Ekblaw fonde « l’Initiative pour l’exploration spatiale » du centre de recherche. Son amie dépose sa candidature à un projet d’instrument pour l’apesanteur. Et elle est une nouvelle fois acceptée.

Les astronautes n’ont certes pas attendu le Telemetron pour jouer de la musique dans l’espace. Mais chaque instrument doit être scrupuleusement contrôlé avant l’embarquement. Les radiations électromagnétiques émises par un synthétiseur peuvent par exemple générer des interférences. Afin de les éviter, il faut privilégier les boîtiers en métal sur ceux en plastique, indique l’ingénieur de la NASA Mike Pedley. Les guitares acoustiques ont quant à elles le défaut d’être inflammables. Alors Nicole L’Huillier et ses collègues ont conçu un dodécaèdre qui peut errer librement sans toutefois heurter les parois d’un vaisseau. « Les astronautes m’ont dit qu’ils avaient besoin d’artistes », assure-t-elle.

Crédits : Nicole L’Huillier

Pour les petites missions, les instruments « ont une utilité sentimentale, c’est comme une réminiscence pour ceux dont le hobby est la musique », détaille Ellen Ochoa, qui a amené une flûte sur la mission STS-56 en 1993. Mais dès lors que le voyage s’allonge, leur importance grandit inexorablement. « C’est un lien avec la maison », souligne Carl Walz. Après avoir quitté la Terre le 5 décembre 2001, cet Américain a passé 196 jours à bord de la Station spatiale internationale. « Vous avez pas mal de temps libre, notamment le dimanche. » À son départ, les équipes de psychologues de la mission lui ont demandé ce qu’il aimerait pouvoir emmener avec lui : « J’ai dit qu’un clavier serait bien et ils m’ont répondu qu’ils allaient y réfléchir. »

Le Telemetron ne correspond sans doute pas à l’idée du « lien avec la maison » que se fait Walz. « Nous somme nés avec notre musique classique, avec ce que nous connaissons », rappelle Marc Marzenit. « Il est difficile de créer quelque chose sorti de nulle part, qui n’est pas influencé par ce qui se trouve sur Terre. » Nicole L’Huillier sait que d’autres chercheurs préfèrent adapter les flûtes, guitares et autres pianos à la microgravité. Mais elle est « plus intéressée par le fait d’explorer de nouvelles possibilités ». Dans cette optique, « le Telemetron n’est qu’une première étape, un aperçu. » Pour que ses futures versions deviennent populaires chez les musiciens, « il faudra peut-être une génération », imagine Marzenit. La voie est déjà tracée.


Couverture : Nicole L’Huillier à bord de l’avion Zero G.