C’est comme si Charles Dickens et George Orwell avaient écrit à quatre mains le personnage d’El Duque, le rôle qu’il a joué dans le Cuba de Fidel Castro, et son long cheminement vers la gloire sur une île menacée d’implosion sociopolitique, située à quelques 140 kilomètres au large des côtes américaines. Au milieu des années 1990, l’effondrement de l’Union soviétique et l’arrêt soudain de ses subventions au gouvernement cubain précipitèrent dans l’abîme l’économie de l’État des Caraïbes.
Ces terribles épreuves donnèrent lieu à ce que Fidel Castro nomma une « période spéciale en temps de paix », gangrenant chaque aspect de la vie quotidienne du peuple cubain, exceptés, comme se plaisait à l’affirmer Castro, son engagement et sa détermination indéfectibles envers la cause révolutionnaire. D’insupportables pénuries d’énergie entraînaient des coupures de courant sur tout le territoire. La nourriture se faisait rare et il fut bientôt quasiment impossible de trouver de l’essence sur l’île. Selon certaines estimations, l’économie du marché noir éclipsait alors l’économie officielle. On pouvait passer des années en prison pour avoir été pris en possession d’une poignée de dollars américains.
Le baseball – et pas n’importe quel baseball, constituait une soupape dans cette lutte quotidienne infernale. La sélection nationale cubaine n’avait pas perdu de match depuis 1987 (elle prolongea une incroyable série de 152 victoires consécutives). Quand ses joueurs n’étaient pas en voyage aux quatre coins du monde pour ramener l’Or de toutes les compétitions internationales, des Jeux panaméricains aux Jeux olympiques, les Cubains pouvaient assister gratuitement aux matchs de l’équipe nationale, aussi souvent qu’ils le désiraient. Il n’y avait ni loges luxueuses, ni publicité (mis à part les slogans gouvernementaux), ni parking y compris dans des stades pouvant accueillir 50 000 spectateurs. Au plus fort de sa décroissance économique, le lanceur Orlando « El Duque » Hernández était en 1996 l’un des meilleurs ambassadeurs de l’Âge d’or du baseball cubain.
L’enfant de La Havane
Même si sa date de naissance fait l’objet de discussions, Orlando Hernández Pedroso est incontestablement un enfant de la révolution. D’après les données les plus fiables dont nous disposons (son passeport, un jugement de divorce, sa carte de baseball cubaine), Orlando est né le 11 octobre 1965, moins de sept ans après l’accession au pouvoir de Fidel. S’il n’a jamais connu la vie avant le communisme, il n’a pas été victime des excès cruels de la révolution et a plutôt grandi en bénéficiant de ces réussites.
Brillant jeune homme issu d’un foyer relativement pauvre (au sein duquel son débauché de père ne se montrait que par intermittence), Orlando avait été parfaitement instruit grâce au système d’éducation gratuite né de la légendaire campagne d’alphabétisation cubaine. Et tandis que son père s’était vu interdire de jouer au baseball au sein de la Ligue amateur en raison de son appartenance ethnique, la couleur de peau d’Orlando n’a jamais été un obstacle dans son parcours.
À l’intérieur comme à l’extérieur de Cuba, Fidel Castro faisait du sport,un symbole des exploits révolutionnaires, et l’utilisait dans sa guerre contre les États-Unis. Non seulement l’élite des athlètes cubains se devait de battre les Américains sur le terrain, mais il leur fallait également apporter leur aide dans la bataille médiatique que Cuba livrait contre le capitalisme. Enfant, Orlando avait été un spectateur ébahi des trois médailles d’or olympiques remportées en 1972, 1976 et 1980 par le boxeur Teófilo Stevenson, et de son refus obstiné – et très médiatisé – des sommes qui lui étaient offertes pour combattre des professionnels de la trempe de Mohamed Ali : « Qu’est-ce qu’un million de dollars face à l’amour de huit millions de personnes ? »
Aux côtés de coéquipiers célèbres comme Omar Linares et Germán Mesa, El Duque s’est vu assigné un rôle du même ordre, l’athlète et l’humain ne faisant qu’un pour symboliser le succès du béisbol et de la révolution. Il portait même le nombre 26, omniprésent sur l’île en raison de sa signification politique. Plus tard, Hernández a expliqué qu’il l’avait simplement hérité de son père (tout comme son surnom), mais pour beaucoup, il était le signe de sa loyauté envers le Mouvement du 26-Juillet (connu sous l’acronyme M-26-7), l’organisation formée par Castro et Che Guevara qui avait conduit la révolution cubaine.
Pendant dix saisons, 246 matches et 1 514 manches, El Duque a joué lanceur pour les Industriales de La Havane, les Yankees du baseball cubain, établissant le record historique de la ligue avec un pourcentage de victoires de 72,8 %. Durant toutes ces années, les agents professionnels et autres dénicheurs de talents venus des États-Unis n’en finissaient plus de saliver. Lors des compétions internationales, ils suivaient l’équipe cubaine comme son ombre, mus par l’espoir d’attirer un de ces talentueux athlètes en leur promettant une vie plus lucrative en Amérique du Nord. Ils ont rapidement identifié El Duque comme le meilleur joueur de l’équipe, celui qui réussirait la plus belle carrière au sein de la Ligue majeure américaine. Cependant, en-dehors de l’île, El Duque avait la réputation d’être un fervent défenseur du régime, un homme incapable de laisser derrière lui femme et enfants pour s’élancer vers la gloire et la fortune.
« Il a quitté Cuba à cause d’une télévision. » — El Duque, à propos de son frère Liván
Les tentations économiques étaient pourtant fortes. Au pic de sa carrière cubaine, El Duque empochait un salaire mensuel de 8,75 dollars en lançant pour Industriales, soit 105 dollars par an. Malgré les privilèges accordés aux athlètes de haut niveau pendant la « période spéciale », il avait besoin de travailler à côté de son activité de joueur professionnel, pour survenir aux besoins vitaux de sa famille tels que la viande, les vêtements ou le papier hygiénique. Au même moment, dans un pays à 140 kilomètres plus au nord, le lanceur Kevin Brown pouvait signer un contrat d’une valeur de 105 millions de dollars (ce qu’il a fait en 1998 avec les Dodgers de Los Angeles).
Quand les journalistes étrangers lui ont demandé pourquoi il était resté sur l’île, la détermination du Duque n’a jamais paru faiblir : « Je sais que le mot le plus beau du monde est “argent”. Mais je crois que des mots tels que “loyauté” et “patriotisme” le sont tout autant. »
Le plan de Joe Cubas
Septembre 1995. Un appel en PCV arrive à Monterrey, au nord du Mexique :
« — Gordo, je suis prêt, chuchote une voix à l’oreille de Joe Cubas. Je veux partir. — Bien, quand as-tu pris ta décision ? demande Cubas. — Elle est prise depuis longtemps », répond Liván Hernández.
Le Time écrira plus tard à propos de Joe Cubas : « Son surnom est El Gordo – le Gros –, il est à la fois un agent et une métaphore. » Cet appel d’Hernández a lancé la machine. Cubas avait ce rêve fou qui, pour beaucoup, n’était qu’une illusion. Rien dans les règles ne lui interdisait d’aider des joueurs de l’élite du baseball cubain à fuir le pays. Et à présent, il était tout proche de toucher le gros lot.
Liván Hernández était de neuf ans plus jeune que son demi-frère Orlando. Bien qu’ayant le même père, ils ne s’étaient jamais rencontrés avant que Liván ait eu 10 ans. Si Orlando a travaillé pour le devenir ce génie sur le terrain, Liván, lui, était un joueur né. Il avait grandi sur l’Isla de la Juventud, l’Île de la Jeunesse, à 80 kilomètres au sud des côtes cubaines – où Fidel Castro avait été emprisonné en 1953, après la première tentative avortée de révolution (à cause de laquelle l’île avait gagné le surnom de « Sibérie tropicale »). Liván avait beau être un athlète supérieur à Orlando, il lui manquait la dévotion et le caractère de son demi-frère. Liván courait les femmes, buvait et excellait au baseball sans trop s’inquiéter de développer son immense potentiel. Il n’avait même pas 20 ans lorsqu’il avait intégré l’équipe nationale. Pour les journalistes sportifs cubains, El Duque aurait adoré avoir la balle rapide de Liván.
Joe Cubas a rencontré Liván Hernández pour la première fois au Venezuela en 1994. À l’époque, Liván vivait avec sa mère et sa sœur dans un appartement exigu au cinquième étage d’un immeuble vétuste. Il se rendait au terrain de baseball en enfourchant sa bicyclette chinoise rouillée, et gagnait 6 dollars par mois. El Gordo l’a assuré que des millions de dollars l’attendaient aux États-Unis. Malgré cette offre alléchante, l’évasion de Liván n’a réellement été mise en œuvre qu’une fois sa télévision tombée en panne.
~
Attendre occupe une place si importante dans la vie du peuple cubain qu’on a coutume de dire que si quelqu’un se tient immobile n’importe où à La Havane, une queue se formera immanquablement derrière lui. Liván, lui, attendait qu’un apparatchik du parti daigne tenir la promesse qui lui avait faite de réparer sa télévision. Ce n’est jamais arrivé. Lors d’une rencontre avec le lanceur durant un tournoi au Japon, Cubas a réussi là où le gouvernement avait échoué, en offrant un nouveau téléviseur à Liván Après cela, Liván a informé son père, Arnaldo, qu’il était tenté de signer avec El Gordo. Plus tard, l’aîné des Hernández expliquerait ainsi le geste de son frère cadet : « Il ne pouvait plus le supporter, tout simplement. Il a quitté Cuba à cause d’une télévision que cet idiot de président du parti lui avait promis et qui n’est jamais venue. »
Quand il a reçu l’appel en PCV de Liván, Cubas a sauté dans le premier avion en partance de Miami et réservé une chambre dans un Holiday Inn – l’hôtel le plus proche du stade de Monterrey, où l’équipe cubaine s’entraînait pour la Coupe du monde de baseball de 1995. Cubas a contacté Liván via un complice, une Vénézuélienne blonde et sexy à qu’il avait confié un livre d’autographes qui contenait une photo de lui et son numéro de téléphone, la chargeant de le transmettre à Liván. Au volant d’une voiture de location, Cubas attendait non loin. Après s’être assuré d’être vu par Liván, il démarra. Plus tard cette nuit-là, Liván a appelé Cubas pour la seconde fois.
Cubas conserve un souvenir précis de la nuit de l’évasion de Liván : « Il faut vous imaginer cette zone industrielle. Une ruelle sombre, très sombre, dans laquelle s’est engouffré Liván. Je pouvais le voir marcher, s’approcher de plus en plus, et puis il a commencé à courir. » Liván gardait une autre image de cet instant crucial: « Je sais bien que les hommes ne sont pas censés pleurer. Moi, j’ai pleuré. »
Liván a quitté précipitamment l’hôtel de la sélection cubaine, il était si bouleversé à l’idée de ne jamais revoir sa famille qu’il s’est quasiment jeté au milieu de la circulation. Sous les yeux de Cubas, dans un crissement de pneus, une voiture a freiné brutalement pour éviter de tuer le joyau, alors que Liván, en sanglots, en était à peine conscient.
Liván n’était maintenant plus qu’à deux heures du sol américain. Le plan de Cubas était de l’emmener en République Domicaine, d’où il pourrait proposer le lanceur en tant que joueur disponible, avant de vendre ses services au plus offrant. Or, Liván s’est d’abord envolé pour Mexico City, afin de se rendre à l’ambassade dominicaine pour y obtenir un visa. L’affaire a capoté. Cubas a alors changé de cap en entraînant Liván sur l’île de Margarita, au Venezuela, où il attendrait l’approbation de son visa dominicain.
Dans l’intervalle, Cubas a passé un accord avec le géant Blockbuster Video et le propriétaire des Marlins de Floride, Wayne Huizenga. Le lanceur, qui gagnait 6 dollars par mois à Cuba (officiellement en tant qu’ « assistant électricien ») avait maintenant sur la table un contrat de plus de 4,5 millions de dollars sur quatre ans (avec des variables faisant grimper la somme aux environs de 6 millions de dollars).
Il ne s’est pas fallu longtemps pour que Joe Cubas crie sur tous les toits qu’il aurait bientôt besoin d’un autobus au vu du nombre de transfuges qu’il espérait soutirer à la sélection cubaine lors des Jeux olympiques d’Atlanta de 1996. Même si Cubas s’est imposé comme l’interlocuteur incontournable aux yeux des joueurs cubains souhaitant quitter le pays, il avait du mal à conserver ses clients, car l’« entreprise humanitaire » d’El Gordo leur coûtait cher. Quand les autres agents facturaient habituellement 4 ou 5 % de commission sur les salaires de leurs clients, Liván a révélé que non seulement Cubas voulait en obtenir 25 %, compte tenu des risques qu’il avait pris, mais qu’il avait également tenté de lui facturer la totalité des frais liés à son voyage pour les États-Unis.
Le bannissement
Les répercussions de la fuite de Liván Hernández ont été immédiates à Cuba : El Duque est devenu l’un des habitants du pays les plus détestés. Il a été écarté de la sélection cubaine qui remporterait l’Or aux Jeux olympiques d’Atlanta en 1996. « Je ne sais pas pourquoi ils me font subir ça, déclarait alors El Duque. J’ai eu toutes les occasions du monde de fuir mais je ne l’ai jamais fait… Je ne comprends pas pourquoi je dois payer pour les péchés de mon frère. »
Les premiers temps, Liván pouvait envoyer de l’argent à sa famille à Cuba pour alléger le fardeau. Mais Liván et les Marlins n’ont pas tardé à recevoir une lettre du Département du Trésor des États-Unis les informant que le joueur violait l’embargo commercial américain. Liván s’est alors tourné vers un transporteur, Juan Ignacio, pour faire passer de l’argent sur l’île. Malgré les risques qu’impliquait l’opération, Juan Ignacio s’est rendu les poches pleines à La Havane – où il a rapidement été arrêté, jugé et reconnu coupable. « L’accusé a profité sans scrupules de notre condition de nation sous-développée et sous blocus, a écrit le juge, mettant à mal la dignité et la loyauté de plusieurs de nos athlètes les plus célèbres. » Juan Ignacio a également été arrêté en possession de permis de travail vénézuéliens à destination d’El Duque et d’autres joueurs cubains. Pour ses crimes, il a écopé de quinze ans de prison.
Le 29 octobre 1996, l’État cubain a infligé des sanctions supplémentaires au Duque, le bannissant à vie de toute activité liée au baseball. Il lui était même interdit d’entrer sur le moindre terrain du pays pour s’entraîner. Le lendemain, Granma, le quotidien officiel de l’État, a publié un communiqué en une de son journal qualifiant Orlando « El Duque » Hernández de mafieux, de criminel et de traître.
Quand la mère d’El Duque a lu le journal, elle a confié à l’une de ses amies : « L’un des mes fils est mort et maintenant, mon autre fils est mort-vivant. » (Arnaldo, le premier fils de Maria et frère aîné d’Orlando, est décédé d’une hémorragie cérébrale suite à une rupture d’anévrisme). Malgré que son nom soit connu aux quatre coins de Cuba, El Duque était désormais systématiquement effacé de l’histoire cubaine par l’État.
Son allocation mensuelle a été réduite de 271 pesos cubains – 9 dollars – à 148. Ses onze ans de mariage de onze ans n’ont pas résisté. Il a emménagé avec sa nouvelle petite amie dans une bicoque en parpaings gris dépourvue de fenêtres. Il était seulement autorisé à travailler dans un hôpital psychiatrique de La Havane, où il passait la majeure partie de son temps à s’asseoir sous un arbre pour regarder errer les malades mentaux. Il fumait cigarette sur cigarette et distribuait des snacks.
Pourtant étiqueté traître et criminel, El Duque était un marthyr au yeux du peuple cubain, ce qui surpris le gouvernement. Alors que le gouvernement cubain s’efforçait de bâtir une vie de cauchemar autour de l’aîné des Hernández, son jeune frère accédait au firmament grâce au rêve américain. Alors qu’El Duque animait des séances de remise en forme pour les patients de l’hôpital psychiatrique dans une cour de béton, Liván vivait dans un luxueux appartement de Miami Beach, et s’achetait régulièrement de nouvelles voitures.
Au début, ses allées et venues répétées devant les fenêtres des McDrive ont failli ruiner la carrière du cadet Hernández – il avait pris beaucoup de poids et avait perdu sa légendaire balle rapide. Mais dès l’été 1997, Liván a repris sa vie en main et s’est révélé comme l’une des plus grandes stars du baseball. Il a remporté ses neuf premiers matches après avoir été appelé pour jouer les ligues majeures. Lors du cinquième match crucial du championnat de la Ligue nationale, Liván remporterait son duel avec Greg Maddux pour établir un nouveau record, avec 15 retraits au bâton. Liván vaincrait ensuite les Indians de Cleveland lors des matches 1 et 5 de la Série mondiale. Et lorsque les Marlins ont remporté le match 7 en onze manches, il s’est vu décerner le trophée de Meilleur joueur. À travers le rideau de larmes de chagrin et de joie qui dévalait ses joues, El Duque a vu son frère se mettre à genoux sur l’écran de sa télévision de sa cabane, puis frapper son torse et crier : « Miami, je t’aime ! » C’en était trop pour El Duque. Il ne souhaitait plus qu’une chose : rencontrer Joe Cubas.
Le problème, c’est que Cubas n’en avait aucune envie. Liván l’avait abandonné pour un autre agent (qui représentait également José Canseco) peu après sa signature avec les Marlins, et El Gordo en gardait une rancune féroce. « Dis au Duque qu’il peut aller se faire foutre, a répondu Cubas. Il me baisera comme son frère l’a fait avant lui. Laisse-le donc se noyer. »
« Tu ne joueras plus jamais au baseball », lui a promis un membre du gouvernement.
Alors qu’El Duque touchait le fond, son grand-oncle, Ocilio « Tio » Cruz, qui vivait à Miami, a pris sous sa responsabilité d’orchestrer l’évasion. Tio avait lui-même été prisonnier politique à Cuba. Sa jeunesse avait été gâchée par une condamnation à quinze ans de réclusion, avant de rejoindre Miami pendant le gigantesque exode de Mariel de 1980. Tio était déterminé à sauver El Duque d’un sort similaire. Même avant la fuite de Liván, Tio avait imploré El Duque de quitter l’île. « Mon plus grand rêve est de te voir jouer dans les Ligues majeures, disait-il à son petit-neveu. Tu as les qualités, mon garçon, tu peux gagner des millions. » Après que Liván a fait le grand saut, Tio a insisté davantage. « Ils ne te laisseront pas quitter Cuba.» À présent, il avait toute l’attention du Duque. Ils allaient préparer son évasion par bateau.
En prenant garde de contourner la surveillance de l’île, qui avait encore gagné en intensité, El Duque a dégoté le nom d’un passeur de Miami et a demandé à son oncle d’aller le trouver. Cette tentative s’est soldée par un échec, et El Duque a alors conçu un nouveau plan. Il louerait un bateau à Cuba avant de rejoindre les eaux internationales, pour embarquer ensuite à bord d’une autre embarcation en provenance de Floride, qui le transporterait jusqu’à Miami. Pour faciliter l’opération, Tio s’est mis à travailler avec un individu connu sous le nom d’ « El Argentino ». Le rôle d’El Argentino a été de faire l’intermédiaire entre Miami et La Havane, délivrant des messages et de l’argent avant l’évasion.
Seulement quelques semaines plus tard, en décembre 1997, le ministre de l’Intérieur a convoqué El Duque dans ses quartiers généraux. Il y a été informé que le gouvernement était au courant de ses projets d’évasion, et il lui a été officiellement interdit de pénétrer dans la province de Santa Clara, l’endroit le plus approprié pour quitter l’île.
« Tu ne joueras plus jamais au baseball », lui a promis un membre du gouvernement. Il a ensuite été prévenu qu’il serait si étroitement surveillé qu’il aurait l’impression que l’île « mesurait la taille d’une pièce d’un centime ».
« Je rejouerai au baseball avant de mourir, a répliqué El Duque. Même si je dois aller jouer à Haïti pour ça. »
Alors que la vie d’El Duque au sein de la société cubaine basculait entre l’inexistence la plus totale et la claustrophobie la plus extrême, El Argentino est arrivé à La Havane avec les 4 000 dollars de Tio.
L’évasion
Les Cubains ont toujours été hantés par la mer. La distance qui sépare Key West de La Havane est de 170 kilomètres, et pourrait bien constituer le plus grand cimetière sur Terre. L’endroit est truffé de dangers mortels : la force du Gulf Stream, une météo incroyablement instable et, bien évidemment, les requins. Les estimations varient, mais près de 30 % de ceux qui ont essayé de traverser ces eaux ont péri. À la lumière de tout cela, les vagues qui viennent se briser sur la côte cubaine ont longtemps été vues comme les barreaux d’une prison autant que comme une porte vers la liberté.
Finalement, le jour parfait qu’El Duque est arrivé. Après près de trente années d’interdiction au sein de l’État, Noël a été rétabli, un bon geste de Fidel Castro qui anticipait la visite du Pape. Alors qu’El Comandante avait trouvé au fond de son cœur la force de pardonner au Père Noël, il n’y est pas parvenu pour le lanceur le plus brillant de la révolution.
Ils ont passé en revue leurs provisions : des cigarettes, deux conserves de viande, 4,5 kilos de sucre et plusieurs litres d’eau potable.
Le soir de Noël, El Duque assistait à un mariage avec sa nouvelle petite amie, Norita. Les invités se souviennent que le couple se comportait naturellement, et qu’ils avaient quitté la fête sur les coups de 19 h. Après la tombée de la nuit, le couple a rejoint quatre autres futurs transfuges (parmi lesquels deux joueurs de baseball moins connus). Ils ont pris l’autoroute jusqu’à Caibarién, un paisible village de pêcheurs à cinq heures de route à l’est de La Havane. Là-bas, ils sont allés à la rencontre du capitaine Juan Carlos Romero et de sa femme Geidy (qui partaient eux aussi définitivement), ainsi que deux autres compagnons d’équipage, à qui il incombait de ramener le bateau. Au fil des années, Caibarién est devenue une Mecque pour les marins cherchant à prendre leurs destins entre leurs mains pour traverser le détroit.
Au crépuscule, les rues étaient désertes. Le point de départ de l’épopée était Conuco Cay, aux portes de la ville. Il arrivait que des gens s’y installent pour camper, mais il n’y avait personne lorsque sont arrivés El Duque et ses compagnons, rien d’autre que des palmiers et de l’herbe épaisse jusqu’à la plage. S’ils sont parvenus à rouler jusqu’au bord de la côte, ils ont dû tous entrer dans l’eau pour gagner le bateau. Lorsque l’un d’entre eux a exprimé des doutes sur leur escapade, Norita l’a interrompu : « Mieux vaut se noyer plutôt que de faire demi-tour. »
Dans le meilleur des cas, la première partie de leur voyage durerait dix heures. S’ils étaient repérés, ils prétendraient être en voyage de pêche. En apercevant un bateau des garde-côtes cubains, l’équipage leur a dit chercher des zones de pêche. Après avoir fait semblant de pêcher pendant une heure, Juan Carlos a mis le cap vers les Bahamas.
Juste après Caibarién, se trouve l’archipel de Sabana, un chapelet d’îles barrant l’entrée de la pleine mer. Juan Carlos avait choisi d’emprunter un étroit canal s’étirant entre les îles, mais à cause de la marée basse, le bateau a touché le fond et y est resté coincé. Il a fallu que le capitaine saute à l’eau pour libérer la coque avant que le bateau ne puisse naviguer librement au-delà de l’archipel et passer la limite internationale cruciale de vingt kilomètres. Ils se sont dirigés par beau temps vers le nord, loin des eaux cubaines, à une vitesse de 7 nœuds.
Jusqu’ici, El Duque était resté caché sur le sol bouillant de la cabine, étendu avec les autres transfuges pendant plus de quatre heures. Ils souffraient d’un mal de mer terrible. Lorsque Juan Carlos leur a donné le feu vert, ils se sont tous penchés par-dessus bord pour vomir. Selon le plan, El Argentino devait retrouver le bateau d’El Duque à 17 h, entre le Canal de Santaren et celui de Nicholas, non loin de l’île bahamienne inhabitée d’Anguilla Cay.
De là-bas, Miami n’était qu’à 112 kilomètres. Un par un, les huit passagers clandestins ont quitté le bateau et pataugé jusqu’à la côte d’Anguilla Cay. Les deux marins complices devaient ramener le bateau à Cuba avant la tombée de la nuit pour éviter tout soupçon. Lorsque ceux qui avaient rejoints la plage ont vu l’embarcation de pêche disparaître doucement dans le lointain, ils ont passé en revue leurs provisions : des cigarettes, deux conserves de viande, 4,5 kilos de sucre et plusieurs litres d’eau potable. Aucun d’eux n’imaginait alors que le bateau d’El Argentino n’était pas en approche, mais encore qu’il n’avait pas quitté Miami.
Les naufragés d’Anguilla Cay
Plus tard, il y aurait des dizaines de versions de la légendaire évasion d’El Duque. Les mythes contenaient tous leur lot de détails sensationnels. Des requins l’encerclèrent et rongèrent son radeau. Le bateau prit l’eau, juste après son départ de Cuba et manqua de couler au terme de la traversée de dix heures. Des tempêtes bibliques se déchaînèrent, l’océan rugit et s’éleva par-dessus le bord. El Duque ne parvint à réchapper d’une mort certaine que lorsqu’il s’emparât d’une rame de fortune pour s’élancer vers la liberté hors des eaux cubaines. George Steinbrenner, le propriétaire des Yankees, affirmerait même qu’El Duque avait quitté l’île « dans une baignoire ». Toutes ces histoires n’ont fait qu’exagérer le mythe d’El Duque (et vendre beaucoup de journaux).
En réalité, le bateau de l’évasion, une embarcation de 9 mètres de long équipée d’un moteur diesel, est parvenu sans encombres à faire la route de Miami à Cuba, en plusieurs occasions. Ce n’est qu’à Anguilla Cay que les difficultés d’El Duque pour échapper à l’emprise de Castro allaient devenir un véritable calvaire.
Alors qu’approchait la tombée de la nuit, le groupe abandonné sur la plage n’avait qu’un moyen de détecter le bateau supposé les secourir : un appareil photo 35 mm bon marché muni d’un flash intégré. Ils scrutaient l’obscurité en direction de chaque son avant de crier « Par ici ! Par ici ! », et déclenchaient alors le flash, n’illuminant que la mer. Ils attendaient ensuite le prochain bruit fantôme pour se remettre à crier.
Au matin, El Duque et les autres ont pris toute la mesure de leur solitude.
La scène s’est répétée durant des heures jusqu’à ce que, peu après minuit, le ciel jusqu’ici clair et constellé d’étoiles ne s’assombrisse et qu’il pleuve. Le flash de l’appareil photo se déclenchait à présent de plus en plus fréquemment, mu par l’urgence et le désespoir. « Nous allons avoir besoin de cet appareil photo, a averti El Duque. Tu vas le casser si tu continues d’utiliser autant le flash. » Cependant, chacun pensait que le bateau devait être quelque part là-dehors, et ils ont continué à mitrailler les ténèbres. Flash. Flash. Flash. La pluie battante semblait éclairée par des stroboscopes. « Nous étions bloqués sur une putain d’île. Je tenais seulement à ce que quelqu’un puisse nous voir », confierait plus tard l’homme qui tenait l’appareil.
Flash. Flash. Flash.
Avant qu’El Duque ne puisse réitérer sa mise en garde, l’appareil trempé par la pluie a échappé des mains de l’homme. Il est tombé brutalement sur le sable humide.
« Nous étions foutus », a reconnu plus tard un autre transfuge abandonné. « Il était tout mouillé. Il était cassé et plein de sable. L’appareil était foutu et nous étions complètement foutus. »
« Sale mange-merde ! a rugi El Duque. Regarde ce que tu as fait ! Maintenant, il ne nous verrons pas ! »
Tour à tour, ils ont essayé de ressusciter l’appareil photo, mais en vain. Il n’y avait rien d’autre à disposition pour signaler leur position dans la nuit, rien pour indiquer la présence de personnes en détresse. Après avoir dépensé toute leur énergie en cris et en récriminations, le groupe effrayé et épuisé se regardait en chiens de faïence dans l’obscurité avant de finalement s’assoupir, un par un, sur la plage d’Anguilla Cay.
~
Au matin, El Duque et les autres ont pris toute la mesure de leur solitude. Sur plusieurs kilomètres, il n’y avait rien d’autre que l’océan. L’eau sucrée et les conserves ont été partagées au sein du groupe. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre ou d’explorer la côte. Bientôt, ils ont découvert un cimetière de barques : des cierges, des moteurs de bateau et des épaves. Plus tard, ils trouveraient des bâches délaissées pour s’asseoir, un peu de bois sec ainsi qu’une cuisinière à charbon et des tentes pour s’abriter en cas de pluie.
El Duque a utilisé son briquet et un peu de bois sec trempé d’essence pour allumer le premier feu. Les autres ont mis la main sur des casseroles et des poêles, mais ils n’avaient rien à cuisiner. Les jours suivants, la seule nourriture qu’ils ont découvert pour compléter leurs provisions s’amenuisant rapidement était des conques, que les hommes avaient extirpées de leurs coquillages et mises à bouillir dans l’eau de mer (une idée que les femmes réprouvaient).
Personne n’a jamais découvert la vérité sur ce qu’il est advenu du bateau que Tio avait loué pour retrouver El Duque et les autres. (Tio et El Argentino ont toujours refusé d’évoquer les détails).
Ce que l’on sait en revanche, c’est qu’à Miami, Tio s’est rapidement tourné vers un groupe d’exilés cubains connu sous le nom des Brothers to the Rescue (les « Frères à la Rescousse »), qui envoyait de petits avions survoler le détroit de Floride pour localiser les marins en déroute. En réalité, leurs avions avaient déjà survolé Anguilla Cay à plusieurs reprises, mais les naufragés étaient terrifiés à l’idée d’être vus par des garde-côtes américains, qui renvoyaient les transfuges à Cuba. Les pilotes étaient donc retournés à Miami, ignorant qu’El Duque et les autres étaient tapis sous des palmiers.
Peu après, El Duque a allumé un feu de camp sur la plage et a réuni le groupe afin de leur faire part d’un plan. Il a suggéré à tout le monde de remanier la version du récit de leur arrivée sur Anguilla Cay afin de protéger leurs camarades et tous ceux qui les avaient aidés à Cuba. El Duque a également conseillé aux joueurs de baseball du groupe de jeter leurs documents d’identité au feu pour, au cas où ils seraient secourus, pouvoir mentir sur leur âge et avoir ainsi plus de chances de rejoindre une équipe de la Ligue majeure. Tout le monde a approuvé le plan et El Duque a alors jeté la totalité de ses documents d’identité dans les flammes, avant de marcher, seul, le long de la plage en regardant les vagues.
Le 28 décembre 1997, à leur troisième jour sur l’île, les naufrageaient jouaient au baseball sur la plage, utilisant des planches comme battes et des morceaux de vieilles bouées en guise de balles lorsqu’un hélicoptère les a survolés. Le premier réflexe du groupe a été de se cacher une nouvelle fois, mais la peur de mourir sur l’île déserte a bientôt pris le dessus sur celle de retourner à Cuba. L’hélicoptère a tourné autour du groupe sur quelques mètres alors qu’ils accouraient dans sa direction, faisant de grands gestes. Le pilote a répondu aux gestes avant de faire rapidement demi-tour et de repartir de là où il venait. Leur réserve d’eau potable diminuait à vue d’œil. La panique commençait petit à petit à s’emparer des naufragés.
« L’hélicoptère est parti après nous avoir salués, se souvient l’un des rescapés. Nous espérions être secourus. Nous avons passé toute la journée à attendre. La nuit est tombée et rien, personne n’est venu. À l’aube, nous sommes sortis jeter un œil. Nous avons regardé autour de nous. Et là, nous avons vu un bateau des garde-côtes s’approcher de plus en plus, venant de l’est. »
~
Le récif peu profond entourant l’île a contraint les garde-côtes à s’arrêter à environ soixante mètres de la plage d’Anguilla Cay. Un canot pneumatique muni d’un petit moteur a été déployé pour récupérer et transporter tout le monde jusqu’au bateau. Les naufragés se sont jetés à l’eau pour atteindre le canot et, après trois voyages, tout le monde était à bord. À partir de là, ils ont été transférés vers un autre bateau, le Baranof, un patrouilleur de trente-trois mètres en provenance de Miami. Le Baranof était alors au milieu d’une patrouille de cinq jours sur les eaux de Floride, à la recherche d’immigrants et de trafiquants de drogue. La mer était agitée et la pluie s’est remise à tomber alors que les garde-côtes avaient apporté au groupe des couvertures, du café, du riz et des haricots. L’un des compagnons d’El Duque a aperçu un drapeau américain ondulant à l’arrière du bateau. « Ils nous amènent aux États-Unis », a-t-il annoncé.
Sans qu’El Duque ni les autres ne s’en doutent, Anguilla Cay faisant partie des Bahamas, ils étaient en route pour Freeport, avant de rejoindre Nassau. Les Bahamas avaient un accord de rapatriement avec Cuba, aussi, si la situation devait être réglée par voie légale, El Duque et tous les autres seraient renvoyés au pays, devant affronter les conséquences terribles d’une évasion manquée. Un énorme emballement médiatique s’en est suivi, et des journalistes de CNN, du New York Times, du Washington Post ainsi que de tous les médias de Miami se sont rendus à Nassau pour couvrir l’histoire. Mais dans l’ombre, loin des projecteurs, quelqu’un d’autre observait la scène avec satisfaction : Joe Cubas. Il s’est avéré qu’El Gordo était à l’origine de la conférence de presse.
« Si je deviens lanceur dans les Ligues majeures, je réaliserai alors mon plus grand rêve. » — El Duque
« Comment se porte ta balle rapide, Duque ? » a été la première question. « Aimerais-tu jouer dans la même équipe que ton frère ? » a demandé un autre journaliste. Ensuite seulement, la question la plus évidente de toutes a été posée : « Alors, comment êtes-vous arrivés ici ? » Les journalistes prenaient fébrilement note de chaque réponse d’El Duque, dont certaines ont fait la une des journaux le lendemain.
Après la conférence de presse, Joe Cubas a approché les réfugiés les mains chargées de 500 dollars pour leur graisser la patte. « Voilà pour vous aider à manger », a-t-il dit. Cubas a informé le groupe que leur dossier devait être rendu public et qu’ils devaient demander le droit d’asile. Il leur a rappelé à tous qu’ils étaient des réfugiés politiques et qu’il était possible de ralentir le rapatriement des Bahamas vers Cuba le temps qu’il puisse préparer un plan pour les envoyer aux États-Unis.
La conférence de presse a été un un énorme succès pour Cubas. Comme il l’avait prédit, les Bahamas ont officiellement annoncé que les éventuelles déportations attendraient que les dossiers puissent être évalués. Le même jour, les extrémistes floridiens anti-Castro ont mobilisé leurs représentants à Washington pour mettre la pression sur le bureau du ministre des Affaires Étrangères cubain. L’administration Clinton a préparé une réponse. Sous la pression du service d’immigration et de naturalisation, de la Maison-Blanche et du Département d’État, le gouvernement américain a appliqué « l’exception humanitaire » à El Duque et deux autres en moins de 24 heures. Le 2 janvier 1998, El Duque a signé un contrat faisant de Joe Cubas son agent.
« Si je deviens lanceur dans les Ligues majeures, je réaliserai alors mon plus grand rêve », déclarait El Duque quant à la possibilité de jouer au baseball aux États-Unis. « Ce serait comme une renaissance. »
New York
Le 17 mars 1998 (fête de la Saint-Patrick), une conférence de presse a eu lieu au Victor’s Café de Miami, annonçant la signature pour quatre ans du plus grand lanceur de l’histoire cubaine moderne avec les Yankees, contre 6,6 millions de dollars. Le parking extérieur était rempli des fourgons et des camions satellites des médias, dont les câbles rampaient au-delà de la réplique de la statue de la Liberté de près de deux mètres de haut qui se dressait dans la pièce climatisée.
Avec un peu de retard, El Duque et son agent Joe Cubas ont fait leur entrée dans la pièce, accompagnés de l’oncle et de la petite amie du joueur. Cubas et El Duque se sont approchés du micro et ont reçu une ovation avant même d’ouvrir la bouche. Les flashs des appareils photos crépitaient frénétiquement, aveuglant toutes les personnes présentes sur l’estrade.
Un journaliste a demandé à El Duque ce que cela faisait de troquer un dictateur (Fidel) pour un autre (George Steinbrenner). El Duque n’a pas reconnu le nom du propriétaire des Yankees et a dû demander à quelqu’un qui se trouvait à ses côtés de lui expliquer la question.
« Il n’y a pas de comparaison possible, est intervenu Joe Cubas. Steinbrenner est un homme d’affaires. Fidel Castro est un traître. »
Peu après, Cubas allait vendre de manière démesurée l’incroyable histoire de l’évasion d’El Duque aux grands studios d’Hollywood. « Cuba Gooding Jr. est pressenti pour jouer le rôle d’Orlando Hernández, et Antonio Banderas interprétera Joe Cubas, a-t-il déclaré à Sports Illustrated. « Il (El Duque) ne répondra à aucune question sur son équipée… Il garde tout pour le film. » Soudain, la porte latérale du Victor’s Café s’est ouverte et la pièce s’est remplie de cris et d’applaudissements. Liván Hernández a forcé le passage entre les journalistes, contournant les câbles empilés sur la moquette pour rejoindre son frère, qu’il voyait pour la première fois en deux ans et demi. El Duque a ouvert grand la bouche, mais avant de pouvoir dire quoi que ce soit, Liván l’a serré fort dans ses bras et pris son visage entre ses mains, embrassant son crâne chauve.
Liván a souri : « Attends, ne pleure pas. » Mais El Duque ne pouvait se contenir et il s’est effondré dans les bras de son frère, frottant son visage pour sécher les larmes qui roulaient sur ses joues. « Je ne peux pas faire autrement », s’est excusé El Duque devant l’assemblée. Liván est resté figé quelques secondes sans comprendre que son frère se trouvait vraiment là, juste devant lui. El Duque était la dernière personne que Liván avait vu à Cuba, et la première personne à lui avoir enseigné l’art du lancer.
« Je suis tellement heureux ! a alors crié Liván à la foule. Ils ont été injustes avec lui à Cuba, ils auraient fait la même chose avec moi si j’étais resté. Mon premier conseil, c’est… Ne mange pas trop chez McDonald’s ! »
La pièce a éclaté de rire et les stylos griffonnaient furieusement sur les blocs-notes. Pour la majorité du public présent, c’était la chute idéale d’une histoire sensible – deux frères réunis, le rêve américain triomphant sur le cauchemar cubain. Cependant, un journaliste présent, S.L. Price, garderait un souvenir quelque peu différent de la scène.
« Je suis aux prises avec un affrontement désagréable entre ma tête et mon cœur, une incohérence. J’applaudis bien sûr l’évasion d’El Duque, mais je préférerais le voir lancer à la Havane… Je sais ce que tout le monde sait : Cuba est actuellement le pire endroit du monde pour les athlètes. Mais je suis sûr d’une chose encore plus étrange. C’est également le meilleur. »
« Je me souviens d’un changement de vol à Miami après avoir vu El Duque » a déclaré l’émissaire des Yankees Lin Garret à Sports Illustrated, évoquant la présentation organisée par Cubas au mois de février au Costa Rica. Des représentants de près de vingt équipes de la Ligue majeure avaient fait le voyage pour leur premier face à face avec Orlando « El Duque » Hernández, en tant que futur lanceur de Ligue majeure. « Nombre d’entre eux ne l’ont pas aimé. Ils disaient qu’il ne lançait pas assez fort – il lançait entre 140 et 148 km/h –, ils s’inquiétaient de ses capacités… Et ils ne connaissaient pas précisément son âge. Mais il y avait quelque chose d’autre chez lui… Il était différent. Et ça, le radar n’allait pas nous le dire. Cette nuit-là, j’ai appelé Mark Newman (le vice-président de l’équipe new-yorkaise) et je lui ai dit : “Nous devons tenter le coup. Je me fiche bien de savoir s’il a 28 ans ou 32.” »
Lorsque les Yankees de New York ont signé avec El Duque, ils imaginaient qu’il lancerait toute sa première saison en Triple-A. Cependant, début juin, leur meilleur lanceur, David Cone, a été mordu à la main par son chien (un Jack Russell). Hernández a alors été sélectionné par Columbus et a fait ses débuts sur le terrain le 3 juin 1998, cinq mois à peine après son évasion du jour de Noël.
El Duque a immédiatement fait sensation, débarquant au Bronx totalement prêt, sur la forme comme sur le fond. Il portait ses chaussettes bleues marines étrangement hautes, avec la visière de sa casquette pliée et enfoncée sur ses yeux. Son style de lancer combinait un coup de pied ressemblant à celui de Juan Marichal à un net repli de son visage vers le bas, ses yeux étant ainsi dissimulés derrière son genou, perdant contact avec le batteur et le marbre à mi-mouvement. Alors, il se penchait en avant pour déclencher un vaste arsenal d’angles, de vitesses et de lancers différents : des slurves, des changements de vitesse par-dessus l’épaule, des balles glissantes – utilisant des feintes pour compenser ce qui lui manquait en vitesse. Il a pris position avec beaucoup d’élégance assortie d’un calme imperturbable, sautillant sur le monticule avant d’échanger les slow rollers et les balles courtes en retraits habituels. Il n’a concédé qu’un point sur sept manches à Tampa Bay, et a engrangé sept retraits sur trois prises pour remporter sa première victoire en Ligue majeure.
Durant l’interview d’après match, El Duque chassait les larmes de ses yeux du revers de sa main pendant qu’un traducteur s’adressait à la caméra. Il a dédié le match à sa famille qui vivait toujours à Cuba, ses deux filles Yahumara et Steffi et sa mère, María Julia, qui refusait obstinément de changer le calendrier de leur maison depuis le jour où son fils avait quitté l’île.
Le 4 juillet, les Yankees comptaient 60 victoires contre 20 défaites, étant ainsi en course pour remporter la division Est de la Ligue Américaine. Peu importe l’âge véritable d’El Duque, personne ne remettait en question sa domination sur les batteurs droitiers, qui ne comptaient qu’une misérable moyenne au bâton de 14,4 % contre lui. Le 13 août, date du 72e anniversaire de Fidel Castro, El Duque a éliminé treize batteurs face aux Texas Rangers. Plus tard cette semaine-là, il est apparu dans Sports Illustrated. « J’ai toujours su que je lancerais à nouveau, a-t-il confié à Tom Verducci. Cependant, je ne pensais pas que je jouerais si tôt dans les Ligues majeures. J’en ai rêvé souvent, mais je ne suis pas devin. J’avais aussi rêvé que je deviendrais président. » Verducci a écrit qu’El Duque s’était montré spécialement enthousiaste en apprenant que ses temps forts étaient diffusés sur ESPN, une chaîne que Fidel Castro regardait souvent. « J’espère qu’il me regarde et qu’il s’arrache les poils de la barbe. »
Les Yankees ont fini par réaliser l’une des plus belles saisons de l’histoire du baseball, avec un record de 114 victoires contre 48 défaites. El Duque a terminé la saison régulière avec 12 victoires – 4 défaites, avec une moyenne de points mérités de 3.13. Il a produit son meilleur jeu lors quatrième match de la Série des championnats de la ligue américaine, lors duquel il n’a permis que trois coups et a réussi sept blanchissages, aidant ainsi les Yankees à égaliser 2 partout, face aux Indians de Cleveland. El Duque et les Yankees ont ensuite balayé les Padres de San Diego pour remporter les Séries mondiales, avec un Duque des grands jours lors du deuxième match, auteur de sept manches magistrales, et ne concédant qu’un seul point.
La veille du défilé des Yankees pour célébrer la victoire, Fidel Castro a fait un geste surprenant envers celui qui avait été jadis son protégé, mais aussi son prisonnier. El Duque a écrit au Cardinal de New York, John O’Connor, demandant si l’Église pouvait intercéder auprès du gouvernement cubain pour lui permettre de voir sa famille. Le vendredi 23 octobre, avec la permission du gouvernement cubain, la mère d’El Duque, son ex-femme et ses deux filles sont arrivées à Teterboro à bord du jet privé de George Steinbrenner – juste à temps pour rejoindre El Duque et le reste de l’équipe pour la ticker-tape parade qui avait lieu sur le «Canyon of Heroes » de Broadway.
Épilogue
Orlando « El Duque » Hernández remporterait trois autres bagues des Séries mondiales : deux avec les Yankees de New York (en 1999 et 2000) et sa dernière, en 2005, avec les White Sox de Chicago. Il a retrouvé les play-offs avec les Mets suite à une bonne saison 2006, mais s’est déchiré le mollet en réalisant des sprints courts avant son premier match des Séries de divisions de la Ligue nationale. Cela a marqué le début d’une longue série de blessures, qui allait le hanter jusqu’à ce que les Rangers ne le libèrent en juillet 2009. Hernández a terminé sa carrière en Ligues majeures avec un ratio victoires – défaites de 90-65 en saison régulière, et des statistiques d’après-saison spectaculaires : 9 victoires – 3 défaites, une moyenne de points mérités de 2.55, et 107 retraits sur trois prises en 106 manches.
Hernández se consacre maintenant à El Duque Sports, une organisation travaillant auprès d’enfants à Hialeah en Floride, pour former des nouveaux joueurs de baseball et les aider à développer les bases fondamentales pour pouvoir réussir. Sa page web explique que le « rêve d’El Duque est de rendre le même amour et l’affection qu’il a reçus pendant des années au Sud de la Floride ».
Au sommet de sa gloire, Joe Cubas a demandé une avance sur son autobiographie égale à ce que le général Norman Schwarzkopf a reçu pour la publication de ses mémoires. Sa demande a été rejetée. En 2002, Cubas a été officiellement interdit de représenter des joueurs de baseball par la MLB, et peu après son bureau fut fermé et sa maison saisie.
Depuis ses débuts pour les Marlins de Floride en 1996, Liván Hernández a lancé pour neuf autres équipes, connaissant des périodes remarquables avec les Giants de San Francisco, les Washington Nationals et les Mets de New York. Son jeu a progressivement évolué de la puissance du lancer de sa jeunesse à la polyvalence de jeu du vétéran, terminant sa carrière avec un ratio de 178-177 et une moyenne de points mérités de 4.44, ainsi que 1 976 retraits sur trois prises en 3 189 manches. Il a lancé pour la dernière fois le 29 novembre 2012, avec les Brewers de Milwaukee, et reste, pour l’heure, toujours sans contrat.
Traduit de l’anglais par Nicolas Faure et Nicolas Prouillac d’après l’article « La Gran Fuga », paru dans Victory Journal.
Couverture : La côte cubaine.
Création graphique par Ulyces.