Le vote
La musique élève l’homme. Tout du moins, le sublime lui confère ce mouvement vers les hauteurs. Mais, le 16 juillet 1969, une fois n’est pas coutume, c’est l’homme qui élève la musique avec lui. Littéralement. Ce jour-là, dans la fusée Saturn V qui décolle de Cap Canaveral dans un nuage de fumée et s’envole vers la Lune, Neil Armstrong emporte avec lui deux enregistrements. Le premier, un étrange album nommé « Music Out of the Moon » utilisant le thérémine, vieil instrument de musique électronique inventé en 1919, très prisé des vieux films de science-fiction. Le second, la symphonie dite « du Nouveau Monde », d’Antonin Dvorak. Rien d’étonnant à ce qu’elle célèbre l’exploration d’un monde nouveau. Rien d’étonnant à ce qu’elle ait ensuite servi à l’exploration musicale, lorsque Gainsbourg la reprend dans « Initials B.B. » ou le « Requiem pour un con », ou qu’elle ait accouché d’un grand classique du patrimoine américain, le célèbre « Goin’ home », inspirant Art Tatum et tant d’autres. Rien d’étonnant, car cette symphonie raconte d’abord la découverte de l’Amérique par les yeux d’un Tchèque déraciné, bien loin de sa Bohême natale.
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Dvorak a 50 ans lorsqu’on lui propose de prendre la direction du Conservatoire National de Musique de New York, en 1891. Ce père de six enfants, simple et discret, qui préfère sa musique aux lumières du beau monde, est déjà connu dans toute l’Europe.
Seule la France le boude encore, qui lui accorde des qualités mélodiques divertissantes, mais lui refuse une réelle portée artistique. Premier compositeur tchèque de l’empire d’Autriche-Hongrie à être décoré de la Croix de fer par François-Joseph Ier en personne, il a été nommé, quelques années avant, docteur honoris causa des universités de Prague et de Cambridge, a rencontré un formidable succès, d’abord avec ses Danses slaves et ses Quatuors, puis son Stabat Mater et son Requiem. Enfin, il est tenu en très haute estime par ses pairs, Johannes Brahms, Edvard Grieg, Gustav Mahler ou Piotr Tchaikovsky, et fraîchement engagé comme professeur de composition au Conservatoire de Prague. Celui de New York est jeune, créé en 1885, mais on lui offre pas moins de 15 000 dollars, une somme conséquente, pour traverser l’Atlantique. Et, surtout, un projet d’une immense ambition : fonder, aux États-Unis, une musique nationale. Le poste est à pourvoir en septembre 1892. Dvorak hésite : il lui faudrait tout quitter et s’engager dans une aventure dont il ne peut gager de la réussite. Quitter sa Bohême qu’il aime tant, ses vastes forêts que bordent les montagnes, ses champs de blé, ses rivières poissonneuses, la Vltava en tête. Quitter cette Europe qui l’a adoubé comme l’un des plus grands symphonistes du moment, ses velléités d’imposer ses opéras à Vienne, un genre pour lequel il n’est pas réputé. Après avoir pris conseil auprès de ses amis et refusant d’imposer son choix à ses proches, il soumet la décision au vote de la famille. Et accepte.
La neuvième
Le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires, de réaliser une ultime tournée en Bohême et Moravie, de travailler à un Te Deum… le voici qui embarque, à Brême, sur le SS Saale, un vapeur qui l’emmène, lui et sa femme, Anna Cermakova, ainsi que deux de leurs enfants, Otylie, son aînée, et Antonin, son fils, de l’autre côté de l’Atlantique. Lorsque, après une traversée éreintante, il découvre la silhouette majestueuse de la statue de la Liberté à l’embouchure de l’Hudson, embrassée par le flot incessant des navires qui entrent et sortent de ce port, déjà le plus grand du monde, il est proprement bouleversé. « Cette vue est à couper le souffle », raconte-t-il, en octobre 1892, dans une lettre à sa famille, restée au pays. Après avoir séjourné quelque temps à l’hôtel, du côté d’Union Square, Dvorak loue un appartement de cinq pièces en plein Manhattan, au 327 East 17th Street. Cet appartement, dans une petite maison à trois étages, en face de Stuyvesant Park, est à deux pas du Conservatoire.
Dvorak est, d’abord, subjugué par la vie new-yorkaise. Ce grand chambardement, ce mouvement incessant, cette agitation forcenée. Surtout, ce fils de boucher, élevé modestement dans un milieu rural, s’imprègne de l’esprit américain, un esprit qu’il découvre et admire, en accord avec ses convictions : « Ce qui me plaît vraiment, en Amérique, c’est que personne ne fait de distinction entre les hommes. Personne ne vous dit : “Votre honneur.” Les millionnaires appellent leurs serviteurs “Monsieur”. Et ces derniers les appellent de la même façon en retour, bien qu’ils se sachent parlant à un millionnaire ! Tous sont “Messieurs”, quels que soient les millions. » De même, il se réjouit de constater que l’enseignement est en grande partie gratuit au Conservatoire. « Celui qui a un talent résolu ne paie rien ! » s’étonne-t-il dans une lettre à Joseph Hlavka, président de l’Académie tchèque, dont Dvorak est l’un des membres. Ce qui explique aussi la proportion relativement importante d’Afro-Américains qui suivent ses cours. D’autant que l’éducation musicale n’est pas une affaire de moyens. Au sujet d’un concert qu’il doit donner, il raconte, dans ce même courrier : « Le concert aura lieu le mercredi 1er décembre pour une société aisée et savante, mais, la veille, mon œuvre sera interprétée pour des ouvriers dans le besoin qui gagnent 18 dollars par semaine. Et, cela, afin que même ces gens pauvres et moins éduqués puissent avoir l’opportunité d’écouter des œuvres de toutes les époques et de toutes les nations ! » De quoi lui rappeler sa Bohême natale, où l’enseignement musical est indissociable de la vie quotidienne, en ville, comme dans les villages, sans considération des conditions sociales : les enfants des riches, comme des pauvres, suivent les cours de « kantors », instituteurs musiciens, ou de professeurs particuliers. En somme, affirme-t-il avec conviction : « Si l’Amérique continue ainsi, elle devancera tous les autres pays. »
« En bref, je dois fonder une musique nationale ! » — Antonin Dvorak
Pour autant, s’il reste ébahi par l’incommensurable énergie new-yorkaise, il conserve un mode de vie humble, sobre et discret. Se levant à six heures du matin, il se promène souvent du côté de Central Park ou du port, où il observe le ballet des navires. Fasciné par les trains lorsqu’il vivait à Prague, il appelle bientôt les capitaines des gros transatlantiques par leur prénom. De manière générale, il évite les honneurs, les mondanités et les sorties nocturnes, leur préférant des parties de cartes en famille à la vêprée et réservant, à ses proches, son attention, ses excentricités et sa joie de vivre. Comme un paradoxe, où l’enthousiasme et l’admiration bataillent avec le sentiment d’oppression que ressent cet agoraphobe à vivre au milieu de ces centaines de milliers de personnes. C’est dans ce contexte, début 1893, que Dvorak s’attelle à l’écriture d’une nouvelle symphonie. Celle-ci, la neuvième de son répertoire, sera en Mi mineur.
L’inspiration
Enfin, le voici qui pose les jalons de sa mission fondamentale : « Les Américains attendent de grandes choses de moi et veulent principalement que je leur montre, dit-on, le chemin de la terre promise et du règne d’un art nouveau et indépendant. En bref, je dois fonder une musique nationale ! » explique-t-il à Joseph Hlavcka. « Pardonnez-moi d’être aussi peu modeste mais je ne vous en dis pas davantage que ce qu’en écrivent en permanence les journaux… » Et pourtant, cette neuvième symphonie sera résolument tchèque, celle d’un Tchèque exilé qui découvre les avenues longilignes, la révolution technique et les frémissements d’une cité qui deviendra la plus grande ville du monde. C’est en s’imprégnant du fonds culturel américain et en étudiant deux de ses grandes composantes qu’il écrit ses premières notes : le patrimoine indien et les spirituals noirs.
Ainsi, s’appuie-t-il sur Le Chant de Hiawatha, une œuvre de Henry Longfellow, écrite en 1855. Longfellow rédige ce poème, divisé en vingt-deux chapitres et une introduction, après avoir longuement travaillé sur les traditions et mythes indiens et, surtout, s’être entretenu avec le chef d’une tribu. Il y raconte la légende de l’Indien Hiawatha, de sa naissance à sa transfiguration – son départ, au coucher de soleil, pour « l’île des bénis, le royaume de Ponemah, le pays de l’au-delà ». Ses noces avec Minnehaha inspirent Dvorak dans l’écriture de son Scherzo, dans une fête vrombissant d’une joie sans limites : un banquet fait « d’esturgeons », de « brochets », de « cuissots de cerf », de « cake jaune de Mondamin et riz sauvage de la rivière » ; mais aussi de danses, de musique, de pipes fumées, parfumées au saule rouge, et de contes et légendes… « Le Scherzo me fut suggéré par la scène de la fête dans “Hiawatha”, où les Indiens dansent », confirme Dvorak au New York Herald, le 15 décembre 1893. « C’est également une tentative que j’ai faite dans le but de faire participer à la musique la couleur locale propre à l’hérédité indienne. » Puis, c’est l’hiver et la famine qui sévissent. Hiawatha part chasser, laissant Minnehaha dans son wigwam, l’habitat traditionnel de sa tribu. Malheureusement, alors qu’il est au loin, sa bien-aimée est emportée par la faim et la fièvre.
À son retour, « [Hiawatha] se précipita dans le wigwam, vit la vieille Nokomis (sa grand-mère) se balancer d’avant en arrière en gémissant, vit Minnehaha, son aimée, étendue morte et froide devant lui, et son cœur, éclatant en lui, proféra un cri d’agonie que la forêt gémit et frissonna, qui ébranla les étoiles très hautes dans le ciel, tremblantes avec lui dans son angoisse ». Un moment cruel, de la nature qui châtie sans raisons, que Dvorak raconte dans les thèmes élégiaques du Largo, le deuxième mouvement. Mais ce Largo révèle d’autres influences, par des similitudes frappantes qui avec un chant d’émigrés irlandais, qui avec l’air de « Steal Away », un spiritual chanté par l’un de ses élèves afro-américains du Conservatoire, Henry Thacker Burleigh. Par ailleurs, ce même élève assure qu’une autre chanson du répertoire des spirituals, « Swing low, sweet chariot », très appréciée de Dvorak, aurait inspiré le compositeur. Ce dernier ne cache pas sa fascination pour la culture noire, ni les grands espoirs qu’il place dans cette musique. « Je suis maintenant convaincu que la future musique de ce pays doit être construite sur les fondations des mélodies noires-américaines », continue-t-il dans les colonnes du New York Herald. « Elles doivent devenir les bases d’une école sérieuse et originale de composition, installée aux États-Unis. » Autant d’éléments qui font de ce Largo un hymne déroutant, à l’Amérique, comme au pays natal, un hymne universel. « Le Largo, avec son cor de chasse anglais, est l’expression du propre déracinement de Dvorak », révèle William Arms Fisher, un autre élève du maître, dans la partition de la chanson « Goin’ home » dont il est l’auteur. « [L’expression] de son désir de rentrer au pays, avec quelque chose de la solitude de prairies à perte de vue, le lointain souvenir des temps révolus des Indiens et un sens de la tragédie de l’homme noir comme celui-ci le chante dans ses spirituals. Mais plus profonde encore est l’expression bouleversante de cette nostalgie de l’âme que tout homme peut ressentir. »
Ce savant mélange de référents slaves avec les fondamentaux noirs, l’histoire indienne et la réalité new-yorkaise accouchent de cette symphonie protéiforme étonnante, classique sans l’être, mêlant polka, sousedska ou dumka, des danses d’Europe de l’Est, à des rythmes syncopés, comme le rythme lombard, et l’utilisation du mode mixolidien et de la gamme pentatonique, qu’on retrouve dans le blues et les chants des esclaves noirs s’élevant dans les champs de coton du Mississipi. Des influences diverses qui se transforment en créations originales, car Dvorak se défend de tout plagiat. Comme pour ses Danses slaves, écrites en 1877, et à l’inverse des Danses hongroises de Brahms, le Tchèque crée des thèmes jamais entendus à partir de mélodies connues. « C’est l’esprit des mélodies noires et indiennes que je me suis efforcé de reproduire dans ma nouvelle symphonie », confirme-t-il, la veille du concert, dans le New York Herald. « Je n’ai pas utilisé qu’une seule d’entre elles ; j’ai simplement écrit des thèmes caractéristiques, les imprégnant de traits de musique indienne et, en utilisant ces thèmes comme matière brute, je les ai développés avec l’aide de tous les dispositifs modernes de rythme, d’harmonie, de contrepoint et de couleur orchestrale. » Et c’est, évidemment, ce qui nourrira les polémiques à venir… Car valoriser ainsi des ethnies méprisées, refuser les préjugés raciaux pour la simple beauté de la musique, c’était aussi prendre le risque de se confronter au conservatisme de la bourgeoisie dominante, de s’attaquer aux a priori d’une audience.
L’envolée
Mais, le 16 décembre 1893, de polémiques, il n’y a pas encore. La symphonie en Mi mineur s’apprête à être jouée par l’orchestre de la Société Philarmonique de New York, sous la direction d’Anton Seidl, au Carnegie Hall. L’œuvre, dont la partition est écrite entre le 9 février et le 24 mai, est achevée depuis de nombreux mois, mais attendait son heure. Quelques semaines avant, Seidl, qui entretient des relations amicales avec Dvorak, insiste pour avoir le privilège de la créer. La veille, le 15 décembre, la première audition publique est donnée, en l’absence du compositeur, resté en famille. Et, à quelques heures du concert, celui-ci y ajoute un sous-titre, « Du Nouveau-Monde », l’œuvre étant la première qu’il ait écrite sur le sol américain.
Le maître est là, ce 16 décembre, au fond de sa loge, caché, probablement angoissé. Non qu’il ait quoi que ce soit à prouver, mais c’est plutôt que l’atmosphère new-yorkaise commence à lui peser. Un sentiment d’oppression que stimule son agoraphobie, supplantant peu à peu le plaisir de la découverte américaine après un an passé à Manhattan. Heureusement, il est désormais entouré de ses six enfants, puisque les quatre qui étaient restés au pays, Anna, Magdalena, Otakar et Aloisia, l’ont rejoint en mai, accompagnés de Terezie Koutecka, sa sœur. Mais ce soir, cela ne suffit pas à l’apaiser. Le public se presse en masse pour l’événement, galvanisé par la multitude d’articles publiés les jours précédents, s’interrogeant quant à la capacité de cette symphonie à stimuler le développement futur de la musique américaine. Les attentes sont énormes et l’excitation est à son comble : « Il y avait tellement de demandes de billets pour la première de la Symphonie du Nouveau Monde que le Carnegie Hall, une salle pourtant déjà très importante, dut augmenter le nombre de sièges », se souvient Otakar, fils du compositeur, dans ses mémoires. Les premières notes s’élèvent, sous l’impulsion de Seidl et sa baguette. Et le sublime opère. À l’issue du premier mouvement, « le public éclate en d’inattendus et longs applaudissements », continue Otakar. Puis, aux ultimes notes du Largo, tiraillé entre élégie et gaieté pastorale, que conclut, dans du velours, un chœur de cordes caressant, l’audience explose. Des applaudissements incessants et une standing ovation, alors qu’il reste deux mouvements à jouer… « Un murmure balaie la salle », raconte un article du Herald Tribune. « Le nom “Dvorak ! Dvorak !” passe de bouche en bouche… » Le chef désigne, de sa baguette, la loge du compositeur, et les vivas reprennent de plus belle, obligeant le Tchèque à se montrer un instant. « Les mains tremblantes d’émotion, Dr Dvorak envoie un signe de gratitude à Anton Seidl, à l’orchestre, au public, puis disparaît, alors que l’œuvre reprend… » Le troisième mouvement, un Scherzo triomphal, emporte les new-yorkais rassemblés dans la frénésie de danses indiennes, avant que l’Allegro con fuoco mélange les influences, jusqu’à les mener au final, résonnant de ses six ultimes coups de semonce. L’assistance se lève, applaudit à tout rompre, rappelle plus d’une vingtaine de fois… C’est du délire et Dvorak ne cesse de saluer. Alors qu’il s’apprête à sortir, il doit revenir saluer une nouvelle fois. L’orchestre et Anton Seidl lui-même se joignent au public pour lui offrir une ovation debout. « À la fin de la symphonie, les gens étaient euphoriques », « dans une forme d’extase », se souvient Otakar. « Papa était très heureux. » « Le succès de la symphonie le 15 et le 16 décembre fut magnifique et les journaux disent qu’aucun compositeur n’a jamais reçu un tel triomphe », relate Dvorak dans un courrier adressé à Simrock, son éditeur. « J’étais dans ma loge, le hall était plein de la plus belle audience new-yorkaise, et les gens applaudissaient tant que je dus les remercier de ma loge comme un roi (!?) comme Mascagni, à Vienne (ne riez pas !). Vous savez comme je préfère couper à de telles ovations, mais je devais le faire, je devais me montrer. »
« Cette symphonie est une œuvre héroïque. » — New York Herald
Dans les jours et les semaines qui suivent, la popularité de Dvorak est telle que des cravates, des cols ou des cannes à son nom sont vendues. Pour la presse, le 16 décembre est à marquer d’une pierre blanche. « Nous, Américains, devons remercier et honorer le maître tchèque qui nous a montré comment construire notre école musicale nationale », s’enflamme le New York Times. Le New York Herald renchérit : « Ce jour fut un jour important dans l’histoire musicale de l’Amérique. Un jour qui a vu une large audience d’Américains habituellement tranquilles s’enthousiasmer de façon frénétique pour une œuvre musicale et applaudir comme les excités les plus “italiens” du monde. » Et le journaliste de conclure : « Cette symphonie est une œuvre héroïque. » Si héroïque que, soixante-quinze ans plus tard, cette œuvre s’envole dans l’espace. Une explosion, une gerbe de lumière, un épais nuage, et une ascension majestueuse. Sublime.
Couverture : La Statue de la Liberté à la fin du XIXe siècle, et la première page autographe de la Neuvième Symphonie de Dvorak. Création graphique par Ulyces.