Le Dune de Denis Villeneuve pourrait être l’adaptation que les amoureux de la saga de Frank Herbert attendent depuis des décennies. Comme le cinéaste québécois l’a révélé, il s’agira plutôt d’une transposition dont la méticulosité pourrait confiner à la piété, tant l’œuvre de science-fiction dont le premier roman est paru en 1965 a marqué le réalisateur de Blade Runner 2049.
Mais 45 ans plus tôt, en 1975, c’est le cinéaste et poète franco-chilien Alejandro Jodorowsky qui a le premier tenté de porter le chef-d’œuvre de la littérature à l’écran. Sa vision ne s’est jamais réalisée. Mais le film promettait d’être si extraordinaire que l’histoire de son échec est déjà fabuleuse. Qui mieux que Jodorowsky lui-même pour la raconter ?
Le messie
Il y a une légende hébraïque qui dit : « Le messie ne sera pas un homme mais un jour : le jour où tous les êtres humains seront illuminés. » Les Kabbalistes parlent d’une conscience collective, cosmique, une espèce de méta-univers. Et voilà ce qu’était pour moi tout le projet Dune.
Montrer le processus d’illumination d’un héros, ensuite d’un peuple, ensuite de toute une planète (qui à son tour est le messie de l’univers puisqu’en abandonnant son orbite, planète sainte, elle part inséminer de sa lumière toutes les galaxies).
Je ne voulais pas respecter le roman, je voulais le recréer. Pour moi, Dune n’appartenait pas à Herbert ainsi que Don Quichotte n’appartenait pas à Cervantes, ni Œdipe à Eschyle.
Il y a un artiste, un seul au milieu de millions d’autres artistes, qui une seule fois dans sa vie, par une espèce de grâce divine, reçoit un thème immortel, un mythe. Je dis « reçoit » et non « crée » parce que les œuvres d’art sont reçues dans un état de médiumnité, directement de l’inconscient collectif. L’œuvre dépasse l’artiste et, en quelque sorte, elle le tue parce que l’humanité, en recevant l’impact du mythe, a un besoin profond d’effacer l’individu qui l’a reçu et transmis : sa personnalité individuelle gêne, tache la pureté du message qui, à sa base, demande à être anonyme. Nous ne savons pas qui a créé la cathédrale Notre-Dame, ni le calendrier solaire aztèque, ni le tarot de Marseille, ni le mythe de Don Juan, etc.
On ressent que Cervantes a donné sa version de Quichotte – bien sûr incomplète – et que nous portons dans l’âme le personnage total. Le Christ n’appartient pas à Marc, ni à Luc, ni à Mathieu, ni à Jean… Il y a bien d’autres évangiles dits apocryphes et il y a autant de vie de Christ qu’il y a de croyants.
Chacun de nous a son histoire de Dune, sa Jessica, son Paul… Je me sentais en admiration fervente envers Herbert et à la fois en conflit (je pense que la même chose lui est arrivée). Il me gênait. Je ne le voulais pas comme conseiller technique. J’ai tout fait pour l’éloigner du projet. J’avais reçu une version de Dune et je voulais la transmettre : le mythe devait abandonner la forme littéraire et devenir image.
Dans le film, le Duc Leto (le père de Paul) serait un homme châtré dans un combat rituel dans les arènes pendant une corrida de taureaux (l’emblème de la maison Atréides étant un taureau sacré). Jessica – nonne du Bene Gesserit –, envoyée comme concubine chez le Duc pour créer une fille qui serait la mère d’un messie, tombe tellement amoureuse de Leto qu’elle décide de sauter un maillon de la chaîne et de créer un fils, le Kwisatz Haderach, le sauveur. En utilisant ses pouvoirs de Bene Gesserit – une fois que le Duc, amoureux fou d’elle, lui confie son triste secret – Jessica se fait inséminer par une goutte de sang de cet homme stérile. La caméra suivait (dans le script) la goutte rouge par les ovaires de la femme et assistait à sa rencontre avec l’ovule où, par une explosion miraculeuse, elle l’inséminait. Paul était né d’une vierge ; et non du sperme de son père mais de son sang…
L’Empereur fou
Dans ma version de Dune, l’Empereur de la galaxie est fou. Il vit sur une planète artificielle d’or, dans un palais d’or construit selon les non-lois d’une anti-logique. Il vit en symbiose avec un robot identique à lui. La ressemblance est si parfaite que les citoyens ne savent jamais s’ils sont en face de l’homme ou de la machine.
Dans ma version, l’épice est une drogue bleue à consistance spongieuse remplie d’une vie végétale-animale douée de conscience, du plus haut niveau de conscience. Elle n’arrête pas de prendre toutes sortes de formes, en remuant sans cesse. L’épice produit continuellement d’innombrables univers.
Le Baron Harkonnen est un homme immense pesant trois cent kilos. Il est tellement gras et lourd que, pour se déplacer, il doit faire continuellement usage de bulles antigravitationnelles attachées à ses extrémités. Son délire de grandeur n’a pas de limites : il vit dans un palais construit comme un portrait de lui-même. Cette sculpture immense se dresse sur une planète sordide et marécageuse. Pour entrer dans le palais, on doit attendre que le colosse ouvre la bouche et tire sa langue d’acier (une piste d’atterrissage).
À la fin du film, l’épouse du Comte Fenring bondit vers Paul, déjà devenu Fremen, et lui tranche la gorge. Paul, en mourant, dit : « Trop tard, on ne peut me tuer… parce que… — Parce que, continue Jessica avec la voix de Paul, pour tuer le Kwisatz Haderach, il faudrait me tuer aussi… » Et chaque Fremen, chaque Atréides parle maintenant avec la voix de Paul : « Je suis l’homme collectif. Celui qui montre le chemin. »
La réalité se transforme rapidement. Trois colonnes de lumière jaillissent de la planète. Elles se mêlent. S’enfoncent dans le sable de la planète : « Je suis la terre qui attend la semence ! » L’épice se dessèche. Le sol tremble. Des gouttes d’eau forment un pilier entouré de feu.
Des filaments d’argent surgissent de l’épice. Créent un arc-en-ciel. Ils se fondent en un nuage d’eau, produisent une « lave » rouge. Puis de la vapeur. Des nuages. De la pluie. Des rivières. De l’herbe. Des forêts. Dune devient verte. Un anneau bleu entoure maintenant la planète. Il se partage. Il produit de plus en plus d’anneaux. Dune est à présent un monde illuminé qui traverse la galaxie, qui la quitte, qui donne sa lumière – qui est Conscience – à tout l’univers.
Pour concevoir cette séquence finale de transmutation de la matière, j’ai eu la chance d’entrer en contact avec de vrais alchimistes. Des êtres mystérieux (l’un d’eux semblait avoir plus d’une centaine d’années, âge avancé qui lui permettait cependant de se déplacer avec une énergie de jeune adolescent) qui se sont rapprochés de moi parce que Dune pouvait être une pierre philosophale, la pierre qui change en or tous les autres métaux… Dans cette séquence, ils ont décrit ce qui se passe réellement quand ils arrivent à transformer la matière dans leurs fours alchimiques.
Pour la guerre de « guérilla » que Paul et les Fremens mènent contre l’armée impériale, j’avais eu la chance de contacter un expert de la guérilla en Amérique du Sud. Il avait lutté en Bolivie, au Chili, au Pérou et en Amérique centrale. Ses indications précieuses ont apporté au scénario une réalité martiale.
Quand Jessica devient Révérende Mère des Fremens et doit passer par des cérémonies d’initiation, apprendre la médecine des sorciers et contacter d’autres dimensions de la réalité, je connaissais la médecine magique des gitans à travers Paul Derlon – déjà décédé – et le cérémonial des champignons hallucinogènes et les opérations miraculeuses par la sorcière Pachita, un être qui avait bien plus de pouvoirs que les soi-disant chirurgiens philippins.
Mon fils Brontis, qui devait jouer Paul, a été initié dès l’âge de neuf ans par un garde du corps légendaire – Jean-Pierre Vigneau – au combat au couteau (de vrais combats), au karaté, à l’art du tir à l’arc… Il a reçu des leçons d’un presque véritable mentat – Michel de Roisin –, qui possédait un cerveau encyclopédique. Je me rappelle l’avoir vu donner à Brontis une leçon sur la fable La Cigale et la fourmi qui a duré plus de quinze jours… À travers les vers, il a décrit toute une époque et ses civilisations.
Avec la production, on a traversé le Sahara. Je voulais filmer Dune dans le Tassili, en bravant avec les acteurs, les milliers de figurants et les équipes techniques, les chaleurs torrides et la sécheresse pour obtenir de véritables paysages lunaires. Le gouvernement algérien était très intéressé par le projet.
Une fois, la Divinité a bien voulu me dire dans un rêve lucide : « Ton prochain film doit être Dune. » Je n’avais pas lu le roman. Je me suis levé à six heures du matin et, comme un alcoolique qui attend l’ouverture du bar, j’attendis qu’on ouvre la librairie pour acheter le livre. Je le lus d’un trait sans m’arrêter pour boire ou manger. À minuit pile, le jour même, je finis la lecture. À minuit et une minute, j’appelais de New York Michel Seydoux à Paris… Il serait le premier des sept samouraïs qu’il me fallait pour l’immense projet. Michel était pour moi un jeune homme (26 ans) sans expérience dans le cinéma, mais sa société Camera One avait acheté les droits de La Montagne sacrée, mon dernier film, et l’avait très bien distribué. Il m’avait dit : « Je voudrais produire un film avec toi. »
« Hollywood trouvait le livre irréalisable à l’écran et non commercial »
Je ne connaissais pas grand chose de lui mais par une intuition qui aujourd’hui me surprend, en le voyant, malgré sa jeunesse, je vis en lui le plus grand producteur de l’époque. Pourquoi ? Mystère… Et je ne me suis pas trompé. Quand je lui dis que je voulais qu’il achète les droits de Dune et que le film devrait être international parce qu’il dépasserait les dix millions de dollars (somme fabuleuse pour l’époque : même Hollywood ne croyait pas aux films de science-fiction – 2001 serait unique et indépassable), il n’a pas bronché : « D’accord. On se retrouve dans deux jours à Los Angeles pour acheter les droits. »
Il n’avait pas lu le livre. Je pense qu’il ne l’a toujours pas lu parce que la prose d’Herbert l’embêtait… Et on a pu acheter les droits – facilement parce qu’Hollywood trouvait le livre irréalisable à l’écran et non commercial. Michel Seydoux m’a donné carte blanche et un énorme appui financier : je pouvais créer mon équipe sans problème économique.
3 000 dessins
Il me fallait un script précis. Je voulais réaliser le film sur le papier avant de le tourner. Maintenant, tous les films à effets spéciaux se font comme ça, mais à l’époque cette technique n’était pas utilisée. Je voulais un dessinateur de bandes dessinées qui ait le génie et la vitesse, qui puisse me servir de caméra et qui donne en même temps un style visuel. Je me suis trouvé par hasard avec mon deuxième guerrier : Jean Giraud, alias Mœbius (à l’époque il n’avait pas fait Arzach ni Le Garage hermétique). Je lui dis : « Si tu acceptes ce travail, tu dois tout abandonner et partir demain avec moi à Los Angeles pour parler avec Douglas Trumbull (2001 : Odyssée de l’Espace). » Mœbius m’a demandé quelques heures de réflexion.
Le lendemain, nous partions pour les États-Unis. Ce serait trop long à raconter… Notre collaboration, nos rencontres en Amérique avec d’étranges illuminés et nos conversations à sept heures du matin dans le petit café qui était en bas de nos ateliers et qui, par « hasard », s’appelait Café l’Univers. Gir a fait trois mille dessins, tous merveilleux… Le script de Dune, grâce à son talent, est un chef-d’œuvre. On peut voir vivre les personnages, on suit les mouvements de caméra. On visualise le découpage, les décors, les costumes… Tout cela avec, à chaque fois, quelques traits de crayon. J’étais derrière ses épaules en lui demandant les différents points de vue. En mettant en scène les « acteurs », etc. Nous avons filmé.
Pour le troisième guerrier, j’avais besoin d’un ingénieux rêveur qui puisse dessiner les navires spatiaux d’une autre façon que celle des films américains :
« Je ne veux pas que l’homme conquiert l’espace
Dans les navires de la N.A.S.A.
Ces camps de concentration de l’esprit
Ces congélateurs gigantesques vomissant l’impérialisme
Ces tueries de pillage et de rapine
Cette arrogance d’airain et de soif
Cette science eunuque
Bave de crapaud n’effleurant qu’à peine
Le divin
Le délirant
Le superbe
CHAOS UNIVERSEL
Je veux des entités magiques, des véhicules vibrants
Pour prolonger l’être de l’abîme
Comme les poissons d’un océan intemporel. Je veux
Des bijoux, des mécaniques aussi parfaite que l’âme
Des ventres-navires antichambres
De la renaissance pour d’autres dimensions
Je veux des navettes courtisanes mues
Par le sperme d’éjaculations passionnées
Dans un moteur de chair
Je veux des fusées complexes et secrètes,
Des navires-oiseaux,
Butinant le nectar millénaire des étoiles naines… »
C’est pourquoi j’écrivis à Christopher Foss, un dessinateur anglais qui illustrait des couvertures de livres de science-fiction. Comme Giraud, il n’avait jamais pensé au cinéma. Avec un grand enthousiasme, il quitta Londres et vint s’installer à Paris. Cet artiste, avec les navires qu’il réalisa pour Dune, marqua le cinéma. Il a pu réaliser des machines semi-vivantes qui pouvaient se métamorphoser avec la couleur des pierres de l’espace… Il a pu réaliser des « cuirassés assoiffés se mourant siècle après siècle dans un désert d’étoiles, attendant le corps vivant qui remplira leurs réservoirs vides des sécrétions subtiles de son âme… »
Après, je trouvai Giger, peintre suisse dont Dalí m’avait montré un catalogue. Son art décadent, malade, suicidaire, génial, était parfait pour réaliser le planète Harkonnen. Il a réalisé un projet de château et de planète qui touchait vraiment à l’horreur métaphysique – plus tard, il réalisa les décors et le monstre d’Alien.
Pour les effets spéciaux, grâce au pouvoir que me donnait Michel Seydoux, je pus refuser Douglas Trumbull. Je ne pus avaler sa vanité, ses airs de grand patron et ses prix exorbitants. Comme un bon américain, il a joué à mépriser le projet et essaya de nous complexer en nous faisant attendre tout en parlant avec nous en même temps qu’avec une dizaine de personnes au téléphone, et enfin en nous montrant de superbes machines qu’il essayait de perfectionner. Fatigué de toute cette comédie, je l’envoyai chier et partis à la recherche d’un jeune talent. On me dit qu’à L.A., c’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin. J’ai vu dans un modeste festival de cinéma de science-fiction amateur un film fait sans moyens que j’ai trouvé merveilleux : Dark Star.
J’ai contacté le garçon qui avait fait les effets spéciaux : Dan O’Bannon. Je me suis trouvé presque avec un enfant-loup. Complètement hors de la réalité conventionnelle, O’Bannon pour moi avait un réel génie. Il ne pouvait pas croire que je puisse lui confier un projet aussi important que Dune. Il a été obligé de le croire quand il a reçu son billet d’avion pour Paris. Je ne me suis pas trompé : Dan O’Bannon a écrit plus tard le scénario d’Alien et de bien d’autres films à grand succès.
Avec Jean-Paul Gibon, qui était le producteur exécutif de Camera One et qui aimait le projet autant que nous, nous sommes partis en Angleterre chercher le musicien. Un aspect vital pour moi : chaque planète avait son style de musique, par exemple un groupe comme Magma pouvait très bien réaliser les rythmes guerriers des Harkonnen qui seraient capables de cristalliser la beauté de la planète des sables, avec son mystère et sa force implacable, la symphonie étrange des anneaux des vers géants.
Virgin Records nous reçut et nous offrit Gong, Mike Oldfield, Tangerine Dream. À ce moment, je dis : « Et pourquoi pas Pink Floyd ? » Le groupe à cette époque avait un tel succès que presque tous considéraient ça comme une idée irréalisable. J’ai eu la chance, grâce à mon film El Topo, d’être connu par ces musiciens. Ils ont bien daigné nous recevoir à Londres aux studios Abbeyroad, où les Beatles avaient enregistré leurs succès. Jean-Paul Gibon était très agréablement surpris que le groupe nous reçoive.
Moi, à cette époque, j’avais déjà presque perdu ma conscience individuelle. J’étais l’instrument d’une œuvre sacrée, miraculeuse, où tout pouvait se faire. Dune n’était pas à mon service ; moi j’étais, comme les samouraïs que j’avais trouvés, au service de l’œuvre. Ils étaient en train d’enregistrer Dark Side of the Moon. En arrivant, je n’ai pas vu un groupe de grands musiciens en train de réaliser son chef-d’œuvre, je vis quatre jeunes gars en train de dévorer des steaks-frites. Jean-Paul et moi, debout devant eux, devions attendre que leur voracité soit satisfaite.
Au nom de Dune, je fus pris d’une sainte colère et je suis parti en claquant la porte. Je voulais des artistes qui sachent respecter une œuvre d’une telle importance pour la conscience humaine. Je pense qu’ils ne s’attendaient pas à ça. Surpris, David Gilmour courut derrière nous en donnant des excuses et nous a fait assister au dernier mixage de son disque. Quelle extase ! Après cela, nous avons assisté à leur dernier concert public, où des milliers de fanatiques les ont acclamés. Ils ont voulu voir La Montagne Sacrée. Ils l’ont vu au Canada. Ils ont décidé de participer au film en produisant un album qui allait s’appeler Dune, composé de deux disques. Ils sont venus à Paris pour discuter la partie économique et, après une intense discussion, on est arrivé à un accord. Pink Floyd ferait presque toute la musique du film.
100 000 dollars de l’heure
Avec la meilleure musique de notre côté, j’ai commencé à chercher les acteurs. J’avais vu Charlotte Rampling dans Zardoz. Je la voulais pour Jessica. Elle a refusé le rôle. Elle voulait à cette époque faire deux ou trois films commerciaux, la vie amoureuse l’intéressant plus que l’art. David Carradine est venu à Paris, intéressé par le rôle de Leto.
Mais l’acteur que je désirais le plus, c’était Dalí : pour le rôle de l’Empereur fou… Quelle aventure ! L’Empereur bouffon, me semblait-il, ne pouvait être joué que par un homme de la grande personnalité délirante de Dalí. À New-York, avec Michel Seydoux et Jean-Paul Gibon, nous arrivons à notre hôtel, le San Régis, et dans le hall nous voyons assis Salvador Dalí. Nous estimons qu’il est indélicat de l’aborder immédiatement et le lendemain je l’appelle par téléphone. Nous parlons espagnol. Dalí n’a pas vu mes films, mais des amis lui en ont parlé avec enthousiasme. Il m’invite à une exposition surréaliste très privée et promet de me laisser sous la porte l’invitation.
À six heures du soir, je trouve l’invitation pour deux personnes. Dalí m’avait dit d’être là à sept heures pile. Nous arrivons avec Michel Seydoux cinq minutes en retard. À sept heures cinq, Dalí n’est plus là.
Il est venu, est descendu de sa voiture, a fait un tour d’une minute dans la salle puis est reparti. On prend un taxi et, en arrivant à l’hôtel, par hasard, nous nous trouvons de nouveau avec Dalí dans le hall. Nous prenons rendez-vous pour le lendemain au bar de l’hôtel et nous nous séparons.
Cette nuit-là, nous choisissons pour dîner un restaurant français et par hasard on retrouve à quelques pas de notre table Salvador Dalí, qui dîne avec son amie Amanda Lear. Je lui dis : « C’est le hasard objectif. » Il me répond : « C’est plus que ça. On parlera demain ! » Le lendemain, nous nous retrouvons au bar de l’hôtel San Régis.
Dalí accepte avec beaucoup d’enthousiasme l’idée de jouer l’Empereur de la galaxie. Il veut filmer à Cadaquès et utiliser comme trône un WC composé de deux dauphins entrecroisés. Les queues formeront les pieds et les deux bouches ouvertes serviront l’une à recevoir le « pipi », l’autre à recevoir le « caca ». Dalí pense que c’est d’un horrible mauvais goût que de mêler le « pipi » et le « caca ».
On lui dit qu’on aura besoin de lui durant sept jours. Dalí répond que Dieu a fait l’univers en sept jours et que Dalí, en n’étant pas moins que Dieu, doit coûter une fortune : 100 000 dollars de l’heure. Peut-être qu’en arrivant au décor, il décidera de tourner chaque jour plus d’une heure pour le même prix…
La condition sine qua non est d’avoir l’Empereur sur le trône scatologique. Il ne veut pas lire le script : « Mes idées sont meilleures que les vôtres. » Il veut choisir sa cour parmi ses amis, veut dire ce qu’il veut et en plus, au moment de signer le contrat, daignera me faire cadeau de trois idées que j’aurai le droit d’utiliser ou non.
Le happening « daliesque » nous coûtera 700 000 dollars. Nous lui demandons du temps, une nuit, pour prendre une décision, et nous nous séparons. La nuit, j’arrache une page d’un livre sur le tarot ; il y a une carte reproduite : le Pendu. Je lui écris une lettre en lui disant que le film ne peut pas le payer 700 000 dollars, mais que j’essaierai de convaincre mon producteur de l’utiliser trois jours pour 300 000 dollars.
Le lendemain, nous envoyons la lettre à Dalí. Il nous donnera sa réponse à Paris.
À Paris, Dalí nous invite par téléphone à le rencontrer à l’hôtel Meurice. Nous avons la surprise de ne pas être seuls avec lui : il y a une vingtaine de personnes, des marchands, des modèles, de beaux garçons, une dame qu’on appelle le Roi et qui est une virile, une énorme Hollandaise qui va poser pour que Dalí peigne son sexe, un personnage qui dit être le petit-fils du pétomane (l’homme qui, en 1900, pétait dans les music-halls et dont Dalí nous dit qu’il faisait avec son cul ce que Tino Rossi ne pouvait faire avec sa gorge).
Nous n’avons pas l’opportunité de parler avec le peintre parce qu’il nous emmène à un dîner, et c’est dans ce dîner que Dalí veut me parler du film. En chemin, je prépare un petit questionnaire : comment meurt un Empereur ? Comment est son palais ? Comment s’habille-t-il ? etc.
Dans la fête où je trouve Mick Jagger, Nathalie Delon, Johnny Hallyday et d’autres célébrités, Dalí montre son enthousiasme pour le rôle de l’Empereur et quand je lui donne mon questionnaire en lui disant : « Je suis venu préparé. » Il me répond : « Moi aussi. » Il sort d’une poche le dessin du WC fait avec les deux dauphins : « Il est complètement nécessaire de voir l’Empereur faire pipi et caca. » Je lui demande s’il est prêt à montrer son sexe et son anus et lui me dit que non et qu’il voudrait être doublé, qu’il veut seulement qu’on le voit assis.
Dalí dit considérer ma carte comme un contrat. Il a été touché par l’image du Pendu et dit : « Je vois le Pendu avec ses cheveux comme des racines dans la terre et sortant, par le cul, une colonne de merde avec un chapiteau l’unissant avec le ciel. » Quelques jours plus tard, le petit-fils du pétomane nous appelle pour nous donner rendez-vous à Barcelone. Mais Dalí m’appelle avant pour m’inviter à nouveau à déjeuner et parler de son rôle. Il ne veut pas être dirigé (mis en scène). Il veut faire ce qu’il veut.
Je lui demande : « Si j’étais un riche propriétaire et que je disais de me peindre ce que vous vous voudriez mais dans une forme de tableau octogonale, vous le feriez ? »
Dalí : « Oui. »
Moi : « Alors, c’est possible de travailler ensemble, je vous dirigerai en vous posant des questions (la forme) et vous me répondrez comme vous voulez avec des actions. »
« Pas assez Hollywood »
Dalí accepte. Moi, je pense que la bataille va être formidable. Il va falloir que je trouve des questions qui ont une seule réponse. Et aussi, il va falloir que je prévoie ses réponses comme dans une partie d’échecs.
Par exemple, si je demande comment va être habillé l’Empereur, il est bien possible qu’il me réponde : « Dans l’année 20 000, Dalí sera considéré comme un Dieu, comme aujourd’hui l’est le Christ. L’Empereur Padishah sera habillé comme Dalí. »
Si je lui demande comment sera son palais, il peut me répondre : « Comme une reproduction de l’ancienne gare de Perpignan. » S’il me donne ces deux réponses, il peut tuer Dune et il faut lui dire qu’il y a une limite : Dalí ne peut interpréter Dalí.
L’idée d’un jeu pareil me semble authentiquement surréaliste et je suis plus que jamais prêt à travailler avec le peintre sans tenir compte des paroles d’Amanda Lear qui, dans un aparté au dîner, tentée par l’idée de jouer Irulan, la fille de l’empereur, me dit que le Maître est un saboteur par masochisme, que finalement il aime toujours les choses qui ratent et que le mot perfection le met hors de lui.
Un cinéaste qui a fait un film pour la télévision avec Dalí me dit qu’il est imprévisible jusqu’au point de choisir pour être filmé des coins obscurs malgré qu’on ait passé toute la journée à éclairer des décors où il refuse au dernier moment de mettre les pieds.
Cela me donne l’idée d’éclairer le jour du tournage avec Dalí non seulement le décor, mais aussi les couloirs, les waters, les toits, tout. Si je n’ai pas de coins sombres, cette bataille sera gagnée. Il me dit que pour lui, ma carte avec l’image du Pendu est son contrat.
À Barcelone, il arrive une heure en retard. Avant d’aller le voir, nous décidons de faire face au problème par téléphone. Je parle avec le descendant du pétomane : « Écoutez Monsieur, ne perdons pas de temps, nous ne pouvons offrir à Dalí 300 000 dollars. Nous avons 150 000 dollars. S’il n’est pas intéressé, on repart à Paris. Si l’affaire l’intéresse, appelez-nous dans dix minutes. »
Au bout de dix minutes, le petit pétomane nous appelle : « Venez, Dalí vous attend. »
Dalí, cette fois, est relativement seul. Amanda Lear est là avec deux secrétaires. Il commence par jouer le méprisant et dit : « Dalí est comme un taxi, plus le temps passe plus il coûte cher et vous, plus le temps passe, moins vous voulez payer. » J’ai enfin le temps de lui présenter Jean-Paul Gibon qui va défendre les intérêts de Michel Seydoux. J’essaie de le raisonner. Il est difficile et pour nous presque impossible de tourner à Cadaquès, cela doit être fait à Paris.
Dalí est nommé Chevalier de l’Écrevisse. Il me fait asseoir à sa droite et, face à lui, il fait asseoir Pasolini.
Pour 150 000 dollars, je veux trois jours et non une heure et demie de tournage. Je voudrais faire aussi faire une poupée en polyéthylène, sa réplique, pour l’utiliser comme son double dans le film. Dalí se met en colère : « Je vous aurai comme des rats ! J’irai filmer à Paris, mais les décors vous coûteront plus cher que les paysages de Cadaquès et le cadre de mon musée. Dalí coûte 100 000 dollars l’heure ! »
Amer, il se calme et accepte l’idée de se faire reproduire en plastique si après le film nous donnons cette sculpture à son musée. Nous décidons d’en finir définitivement avec le contrat le lendemain. Je discute avec Jean-Paul Gibon et nous arrivons à la conclusion qu’il est impossible de marchander avec Dalí. Je médite longuement et prends cette décision finale : je réduis le rôle de Dalí à une page et demie du script. J’accepte son prix, 100 000 dollars l’heure, mais je ne le prends que pour une seule heure. Le reste, je le filmerai avec son double robot. Dalí ne peut pas se permettre non plus de revenir sur son prix.
Nous allons le voir. Je lui donne la petite page et demie, et Dalí accepte la proposition parce que son honneur est sauf. Il sera l’acteur le plus cher payé dans l’histoire du cinéma. Il gagnera plus que Greta Garbo.
Dalí, avec enthousiasme, me montre son lit en bois à la sculpture de dauphin. Un ouvrier est déjà là en train de prendre l’empreinte du dauphin pour faire le WC.
Autant pour Dalí que pour moi, la carte du Pendu sur laquelle nous avons écrit quelques mots fait office de contrat. Dalí aime l’aristocratie et comme tout homme d’esprit noble, il respecte sa parole.
Pour célébrer la signature du contrat, nous allons à un grand dîner où Dalí est nommé Chevalier de l’Écrevisse. Il me fait asseoir à sa droite et, face à lui, il fait asseoir Pasolini. Pendant tout le dîner, il introduit du bout des doigts de la nourriture dans la bouche de Pasolini.
Je m’inquiète parce qu’on veut être les premiers à avoir Dalí comme acteur et nous sommes étonnés de découvrir avec nous un autre metteur en scène.
Amanda Lear me dit : « Il ne faut pas s’inquiéter. Pasolini est seulement ici pour solliciter la permission d’utiliser un tableau de Dalí comme poster de son film Les 120 journées de Sodome. Dalí lui demande 100 000 dollars. Dalí aime qu’on se batte pour lui. »
Moi, j’ai aimé me battre pour Dune. Nous avons gagné presque toutes les batailles, mais nous avons perdu la guerre. Le projet fut saboté à Hollywood. Il était français et non américain. Son message n’était « pas assez Hollywood ». Il y a eu des intrigues, du pillage. Le story-board a circulé parmi tous les grands studios. Plus tard, l’aspect visuel de Star Wars ressemblait étrangement à notre style. Pour faire Alien, on a appelé Mœbius, Foss, Giger, O’Bannon, etc. Le projet a signalé aux Américains la possibilité de réaliser des films de science-fiction à grand spectacle hors de la rigueur scientifique de 2001, l’Odyssée de l’espace.
Le projet Dune nous a changé la vie. Quand on ne l’a pas fait, O’Bannon est entré dans un hôpital psychiatrique. Après, il est revenu à la lutte avec rage et a écrit douze scripts qui lui furent refusés. Le treizième fut Alien.
Comme lui, tous ceux qui ont participé à la montée et à la chute du projet Dune ont appris à tomber une et mille fois avec obstination farouche, jusqu’à apprendre à se tenir debout. Je me rappelle mon vieux père qui, en mourant heureux, me disait : « Mon fils, dans ma vie, j’ai triomphé parce que j’ai appris à rater. »
Couverture : Dune,