Dans un bar chic de New York, quatre amies trinquent avant de vider leurs shots d’un trait. « À mon nez ! Faites qu’il ne tombe pas samedi prochain ! » lance Marla, 29 ans. Ce soir-là, la jeune femme célèbre sa future rhinoplastie non-chirurgicale qui, elle l’espère, lui permettra enfin « de prendre des photos comme [elle veut], sous n’importe quel angle ».
Tout en discutant, elle s’empare du portable de son amie et ouvre FaceTune pour retoucher le selfie qu’elles viennent de prendre. « FaceTune, c’est comme de la chirurgie esthétique, sur ton téléphone », se réjouit cette commerciale suivie par plus de 2 700 followers sur Instagram. Une application dont elle ne peut plus se passer, mais qu’elle cache tout de même dans les méandres de son iPhone, dans le dossier Utilitaires.
« Je suis fatiguée de retoucher mes photos. À force, mon dos me fait mal et ça me provoque beaucoup d’anxiété. Je n’arrive plus à sortir la tête de l’eau, car plus je le fais, plus j’ai cette montée d’adrénaline instantanée », explique-t-elle.
Deux jours plus tard, Marla se rend sur Park Avenue, chez le Dr Devgan, pour enfin avoir le même nez que celui qu’elle se fabrique quotidiennement. Après deux injections, sa vie « peut recommencer ». « Plus à l’aise » avec son nez FaceTune, elle est enfin prête à répondre aux messages de ses nombreux prétendants, qu’elle avait jusque là esquivés.
De là à supprimer l’application de son iPhone, il y a encore du chemin. « C’est si addictif que je continuerai de l’utiliser, même si je me fais réopérer un jour. Il y aura toujours quelque chose que j’aurai envie de corriger », assure-t-elle.
Snapchat dysmorphophobie
De la même manière que certains montrent la photo d’une célébrité au brushing parfait à leur coiffeur, de plus en plus de jeunes se rendent comme Marla chez le chirurgien, photo à l’appui. Entre leur main, on ne trouve plus un bout de magazine soigneusement déchiré, mais leur téléphone, affichant leur propre minois déformé par les filtres Snapchat et autres modifications FaceTune. En 2017, l’outil de retouches photo était l’application payante la plus populaire de l’Apple Store et comptabilisait, avec sa version gratuite, 55 millions d’utilisateurs.
Des jeunes, pour la plupart, dont la passion est de s’affiner le nez, s’agrandir les yeux, s’offrir un grain de peau parfaitement lisse et une bouche en cœur, le tout « sans un seul marquage d’un visage humain normal », déplore le Dr Wassim Taktouk, dont la clinique se trouve à Londres. Une tendance maladive et obsessionnelle, qui a désormais un nom, inventé par le Dr Tijion Esho : la « Snapchat dysmorphia ». Car à force de se voir sous des traits facetunés et snapchatisés, certains patients en arrivent à perdre toute notion de la réalité jusqu’à sombrer dans la dysmorphophobie. Même les filtres supposés être amusants, qui habillent les utilisateurs avec des oreilles de chiens ou des moustaches de souris, repulpent les lèvres, rehaussent les pommettes et lissent les pores de la peau.
Bercés par cet idéal inatteignable, les jeunes rêvent alors des physiques disproportionnés de derrière leurs écrans, transposés à la vie réelle. « Ces filtres et retouches sont devenus la norme, altérant la perception de la beauté des gens à travers le monde », avertissait une étude de la revue médicale JAMA Facial Plastic Surgery en décembre 2018.
La dysmorphophobie, ou BDD, pour Body Dysmorphic Disorder, décrit un trouble mental, qui se caractérise par une préoccupation excessive, et souvent infondée, d’un défaut perçu que les patients font alors tout pour cacher, ou modifier. La dysmorphophobie toucherait 2 % de la population mondiale, mais pourrait bien atteindre de plus en plus de millennials, habitués à des physiques totalement remodelés par les filtres. « Cela crée des attentes irréalistes et amoindrit la confiance en soi. C’est un cercle vicieux », dénonce le Dr Tijion Esho, qui reçoit de plus en plus de jeunes patients dans sa clinique londonienne spécialisée dans les traitements non-chirurgicaux.
Car pour obtenir un nez aussi droit, une bouche aussi pulpeuse, ou une peau aussi nette que ceux qui s’affichent sur Instagram, plus question d’avoir recours à de lourdes opérations chirurgicales. Les filtres-addicts se métamorphosent désormais le temps d’une pause déjeuner, grâce aux injections à base de Botox et d’acide hyaluronique. Des traitements rapides, peu douloureux et bien moins coûteux qu’une chirurgie plastique, dont certains médecins n’hésitent pas à faire la pub sur Instagram à grands coups d’avant-après. « Certains capitalisent sur le package Kylie [pour Kylie Jenner, ndlr], qui contient les retouches du nez, de la mâchoire et des lèvres », détaille le Dr Taktouk.
Redresser, affiner, relever : la rhinoplastie non-chirurgicale ferait autant de miracles que le meilleur filtre Instagram. Une étude de l’American Academy of Facial Plastic and Reconstructive Surgery montrait qu’en 2018, 80 % des traitements effectués par les chirurgiens étaient des procédures cosmétiques non-chirurgicales, et que « l’une des motivations principales des patients est le désir d’être plus beaux sur leurs selfies ».
Selfitis
Des selfies, Marla doit en prendre des dizaines avant de se trouver à son goût sur une image. Elle lève son téléphone, penche la tête, incline son menton, s’allonge, se redresse… Une chorégraphie perpétuelle frustrante, qui tient en partie au fait que l’autoportrait offre à ses adeptes une perception faussée d’eux-mêmes. Une étude publiée en août 2018 par une équipe de la Rutgers New Jersey Medical School a montré ainsi qu’un portrait pris à 30 cm de soi augmente la taille perçue du nez d’environ 30 %. « Une distorsion qui ne reflète pas avec précision l’aspect tridimensionnel du nez », précise le texte.
Les « défauts » ne sont plus camouflés : ils sont encensés et sublimés.
Une déformation optique qui mène invariablement à de la contrariété, et donc à toujours plus de selfies retouchés, agrémentés de toujours plus de filtres. En 2014, Danny Bowman était reconnu comme le « premier Britannique accro aux selfies ». Le jeune homme de 19 ans, qui souffrait de dysmorphophobie, prenait jusqu’à 200 selfies par jour, « essayant de voir une amélioration graduelle, et de prendre la photo parfaite ». La même année, le terme selfitis est inventé, pour caractériser la maladie mentale relative à la prise obsessionnelle de selfies. Si l’Association américaine de psychiatrie nie avoir classifié cette addiction comme une maladie psychiatrique, l’autoportrait commence à inquiéter.
En quelques années, le selfie est en effet devenu un réflexe addictif pour toute une partie de la population. En 2017, une étude menée par des chercheurs indiens de la ville de Madurai identifie six facteurs au selfitis, dont la concurrence sociale, la recherche de l’attention, la conformité sociale, ou encore la confiance en soi.
Des réseaux sociaux aux applications de dating, en passant par la recherche d’emploi : le selfie est devenu un outil qui sert à alimenter la vie virtuelle de chacun, et surtout à la rendre plus belle que celle qui est vécue dans la réalité. Différencier le vrai du faux devient dès lors complexe pour les utilisateurs d’Instagram, qui voient défiler sur leur fil des corps parfaits, des dents blanchies et des yeux agrandis. Une étude publiée en 2017 au Royaume-Uni mettait ainsi en évidence le fait que les gens n’identifient les photos retouchées que dans 60 à 65 % des cas.
L’imperfection comme tendance beauté ultime
Quitte à vivre dans une société retouchée, autant rendre ces modifications du corps bien visibles, et même exacerbées. Comme certains se créent des défauts sans le vouloir, d’autres les choisissent avec minutie, pour pouvoir les exploiter. Bien loin de la Snapchat Dismorphia, un nouveau courant a ainsi vu le jour en 2018 et bouscule les codes de la beauté, toujours à travers une transformation physique extrême.
Bagues métalliques sur les dents, prothèses protubérantes sur le nez, lentilles de contact blanches, ou encore grain de la peau souligné : les maquilleurs et directeurs artistiques cherchent à fuir le conventionnel, pour laisser place à une contre-culture freak qui prône l’acceptation de soi et la « bizarrerie ». Sur Instagram, le compte Ravve Beauty re-poste ainsi tout ce que le réseau social a de plus déconcertant à offrir. Gebs et Jules, les deux amis qui « sont ironiquement en désaccord sur la plupart des idées liées à la beauté » affichent d’ailleurs la couleur, en décrivant leur compte comme « la fière communauté des hackers de la beauté ».
« À New York, nous voyons des gens beaux, des filles avec des mono-sourcils, des crânes rasés, ou des lentilles de contact aux couleurs folles; des hommes avec du verni à ongle, des piercings au septum, ou des tatouages sur le visage. Des personnes qui se battent pour être uniques, mais aussi pour défendre un concept très différent de ce qui est beau », expliquent-ils. C’est ce genre de personnes qui les a inspirés à créer Ravve Beauty, « un espace pour les gens qui ne pensent pas la beauté dépendamment de ce qui est « joli », mais comme quelque chose d’expérimental, désordonné, militant, et transformateur ».
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Dans un climat de dépréciation physique permanente et de beauté chirurgicale, cette contre-culture passe par des méthodes aussi radicales que le sont les filtres, pour imposer son mouvement anti-beauté. Là encore, les standards de beauté s’éloignent donc d’une apparence humaine, pour revêtir des façades mutantes, bioniques ou carrément monstrueuses. « Sur Instagram, on voit 3 types de comptes spécialisés dans la beauté : les makeup artistes, les grosses marques et les influenceurs, qui publient tous des contenus très lisses et formatés, comme lors d’un ballet joliment orchestré », déplorent Gerbs et Jules.
Les proportions ici au contraire bousculées, les textures poussées à leur paroxysme, dans l’objectif de dérouter. Les « défauts », comme on peut être tenté de les nommer, ne sont plus camouflés : ils sont encensés et sublimés. Une célébration de l’imperfection comme la tendance beauté ultime, qui s’impose peu à peu comme la nouvelle norme auprès des marques.
Isamaya Ffrench, l’artiste maquilleuse que les créateurs, les magazines et les marques s’arrachent, est devenue l’icône de ce mouvement anti-conformiste. « Je ne suis pas uniquement intéressée par l’exploration de ce dont nous sommes commercialement nourris comme étant “beau”. J’ai mes propres instincts en matière de beauté, je sais ce qui m’émeut, et c’est avec cela que je travaille », explique la jeune femme de 28 ans.
Qu’elles soient excessivement gommées ou radicalement amplifiées, les caractéristiques faciales glorifiées sur Instagram se dissocient de ce qui semble aujourd’hui être l’anti-cool : la banalité. Le physique fuit son aspect humain, pour revêtir un caractère plus remarquable, censé dans un sens comme dans l’autre, apporter plus de bien-être et de confiance en soi. Ces modifications du corps pourraient-elles à terme s’inscrire dans l’évolution naturelle ? On verrait alors, dans les bars new-yorkais, des copines aux visages couverts de filtres faits réalité trinquer avec des créatures mi-humaines, mi-cyborgs.
Couverture : Jenner and Co.