Toru a toujours été un enfant anxieux, mais ce problème s’est aggravé vers 19 ans, alors qu’il était en licence de sciences sociales à Tokyo. À chaque exposé en classe, il sentait son cœur battre la chamade. Un psychiatre lui avait prescrit du clonazépam, un anxiolytique de la classe des benzodiazépines, à laquelle appartiennent aussi le Valium et le Xanax. Au début, Toru se sentait plus calme, même quand il lui fallait parler en public. Assez vite, pourtant, l’efficacité du médicament commença à décliner, et il cessa de le prendre au bout d’un an. Son anxiété s’accrût. Il ne dormait plus et commença à souffrir de crises de panique, dont l’une si grave qu’il avait dû appeler une ambulance pour aller aux urgences. Il fit alors ce qui était logique : reprendre son traitement.
En dépit de ses problèmes, Toru valida son diplôme et commença à travailler dans l’informatique. Mais son humeur s’était dégradée et il lui fallait lutter pour conserver un emploi. Lors d’une période particulièrement difficile, il détruisit un ordinateur et fut licencié. Après cet incident, Toru renonça à chercher du travail. Il tentait régulièrement d’interrompre son traitement, mais les effets du sevrage s’avéraient toujours plus forts. La mère de Toru, Machiko, fut la première personne à réaliser à quel point la situation de son fils était devenue ingérable. Il n’était jamais colérique dans son enfance, insista-t-elle lors de notre rencontre. Les médicaments l’avaient changé. Alors que Toru se débattait dans ses difficultés, Machiko chercha de l’aide auprès des médecins en charge de son fils, et se heurta à un mur. « Ils me voyaient comme une mère intrusive », raconte-t-elle. Finalement, cherchant à échapper à l’hiver japonais, elle les embarqua tous les deux dans une sorte de longue parenthèse thérapeutique à Brisbane, en Australie. Là-bas, un médecin dit à Machiko : « Si Toru était mon fils, j’irais directement voir le Dr George O’Neil. »
Detox
George O’Neil est un improbable messie pour les gens qui, dans le monde entier, sont devenus dépendants aux benzodiazépines. Cet homme imposant, au visage poupin et au ventre proéminent, n’est pas addictologue mais obstétricien, spécialiste des troubles de la fertilité. J’ai rencontré O’Neil dans sa résidence d’été à Lancelin, à environ une heure de voiture de Perth, en Australie. Le jardin est couvert de buissons rachitiques et parcouru de sentiers sinueux. À 1,6 km de là, on aperçoit le contour vaporeux de l’océan. La maison, de plain-pied, est longue et décousue, et le seul moyen de circuler d’une pièce à l’autre est de passer par dehors. Ce qui lui donne, fort à propos, des airs de motel. Car c’est là que la tribu d’O’Neil – ses six enfants, leurs cinq épouses et ses neuf petits-enfants, avec O’Neil et sa femme Chris à la barre – se rassemble à l’écart de Fresh Start (« Nouveau départ »), la clinique de désintoxication qu’O’Neil dirige depuis vingt ans avec une ferveur presque obsessionnelle. Chris me révèle que l’isolement de la maison a été voulu. Par le passé, des toxicomanes sont entrés dans leur domicile de Perth et ont harcelé leur fils autiste, Rodney. Une fois, une patiente dérangée est venue menacer Chris et sa fille Jocelyn, alors âgée de 17 ans, avec un couteau. La femme s’est ravisée quand Jocelyn lui a fait remarquer, avec beaucoup de sang-froid, que la vraie raison de sa colère n’était pas eux mais son propre père. C’est à ce moment que Chris réalisa qu’ils avaient besoin d’un lieu sûr. Le combat donquichottesque d’O’Neil contre l’addiction a commencé au milieu des années 1990, quand une jeune femme vint le voir en quête d’aide pour son mari héroïnomane. Elle était enceinte de quinze semaines et terrifiée à l’idée d’élever l’enfant toute seule. « Vous êtes un bon chrétien et un scientifique renommé », l’implora-t-elle. « Il y a sûrement quelque chose que vous pouvez faire. » La femme était insistante et « absolument charmante », raconte O’Neil. Elle revenait tous les 18 mois pour supplier qu’on l’aide.
Le choix d’O’Neil peut sembler étrange, mais la femme connaissait son passé d’inventeur. Dans ses jeunes années, alors qu’il complétait sa formation d’obstétricien en Afrique du Sud, O’Neil avait créé un système local de filtre à eau, qui permettait de prévenir les infections bactérienne dues à un mauvais accès à l’eau potable, un inhalateur d’analgésique pour remplacer les seringues chez les enfants brûlés, et un dispositif pour réhydrater les enfants malades sans passer par intraveineuse. Au début des années 1980, O’Neil inventa un cathéter capable de diviser par deux le taux d’infections urinaires chez les patients paraplégiques. Pour commercialiser le dispositif, qui reste encore l’un des plus employés au monde, il lança en 1984 la société GO Medical (d’après ses initiales), une entreprise de vente de matériel médical à but non lucratif. Le cathéter s’est avéré très rentable, et a permis à O’Neil de se vouer entièrement à la prise en charge de patients toxicomanes. « On peut se consacrer à 2 000 inventions au cours d’une vie », explique O’Neil, mais il y en a toujours une qui sort du lot : « Il y a toujours une perle. » Sa première perle, il l’a trouvée en Chine. Il assistait à une intervention d’un jeune chercheur qui travaillait sur la naltrexone, une molécule apparemment capable de supprimer les effets de l’héroïne. (La naloxone, un composé analogue mais beaucoup plus puissant, était déjà employée pour contrebalancer les effets des overdoses aux opiacés.) Pour O’Neil, ce fut une révélation. Il réalisa que des inhibiteurs tels que la naltrexone pouvaient aider les toxicomanes à maîtriser leur addiction. Il rentra en Australie et annonça à la femme qu’il avait trouvé un moyen d’aider son mari héroïnomane. L’approche d’O’Neil est d’une simplicité séduisante. Les médicaments dits « inhibiteurs » [des opiacés, ndt] sont en vente depuis des décennies. À haute dose, ils permettent d’éviter les overdoses létales, au prix d’une désintoxication éclair extrêmement douloureuse. À faible dose, cependant, O’Neil soupçonnait qu’ils pourraient servir à contrecarrer les effets des opiacés, comme l’héroïne, sans en passer par une « détox » aussi violente.
Pour « triper », il faut tromper les cellules de son corps. Normalement, elles assurent un fonctionnement en douceur via un système de clés et de serrures. Les « clés », c’est-à-dire les hormones et les neurotransmetteurs, accèdent aux cellules en se liant aux « serrures », qui sont des récepteurs cellulaires. Les molécules dites agonistes, telles que les opiacés (codéine, morphine, héroïne…) et les benzodiazépines, imitent les hormones et les neurotransmetteurs présents naturellement dans le corps pour venir « crocheter » les verrous. Au contraire, les antagonistes ou inhibiteurs interdisent l’entrée aux agonistes en bloquant le verrou. Ce faisant, les inhibiteurs neutralisent l’effet des drogues. Dans ces conditions, raisonne O’Neil, pourquoi continuer à prendre une drogue qui ne procure plus de sensation de bien-être ? Au début, O’Neil prescrivait à ses patients une pilule par jour de naltrexone. La dose était trop forte et provoquait une détox rapide et douloureuse. « J’ai cru y passer », confie un patient d’O’Neil qui a expérimenté le traitement en 2001. Qui plus est, puisqu’il est aisé d’oublier ou de négliger de prendre la pilule, l’observance du traitement est une question de pure volonté. « Pourquoi est-ce qu’un vrai héroïnomane irait prendre de la naltrexone ? » résume Gary Hulse, chercheur en psychiatrie à l’université d’Australie-Occidentale et collaborateur de longue date d’O’Neil. O’Neil entreprit donc de créer une méthode pour dispenser le traitement sans passer par le patient. Il mit au point une enveloppe en polymère capable de ralentir la libération de la naltrexone dans le sang, ainsi qu’un dispositif – un peu comme un distributeur PEZ – capable de libérer les pilules dans le corps du patient. Les implants à naltrexone d’O’Neil peuvent fonctionner jusqu’à presque un an, et l’opération peut être répétée indéfiniment. L’infirmière en charge de Toru, Noel Dowsett, elle-même une ancienne héroïnomane, en est à son onzième implant. « Avec la méthadone, on se sent toujours plus ou moins sous médication », confie-t-elle. La méthadone est un opiacé utilisé par les usagers de drogue injectable pour contrôler les crises de manque. La naltrexone, en revanche, n’évoque chez Dowsett que cette seule pensée : « Bon Dieu, je suis libre. » Dans les années 2000, O’Neil s’est rendu à une conférence sur l’addiction à Londres. Gilberto Gerra, un chercheur italien, y présentait ses travaux sur le flumazénil, un médicament qui inhibe les benzodiazépines à peu près comme la naltrexone bloque les opiacés. O’Neil en fut intrigué. Il avait trouvé sa deuxième perle.
Nouveau départ
Les benzodiazépines comptent parmi les anxiolytiques les plus prescrits au monde. Pour une bonne raison. Sean Hood, chercheur en psychiatrie à l’université d’Australie-Occidentale à Perth, a mené une étude sur l’anxiété sociale à Bristol, au Royaume-Uni. « Nous nous sommes intéressés à des personnes atteintes de phobie sociale. Dans ce groupe, les gens avaient souffert de ce trouble pendant 28 ans en moyenne, avant de bénéficier d’un traitement. Quand on leur donne des benzodiazépines, au bout de 40 minutes, ils vous disent que leur anxiété a diminué. »
Renoncer aux substances addictives n’est que le premier pas sur la voie de la guérison.
Les benzodiazépines sont apparues au début des années 1960. Dix ans plus tard, elles étaient devenues la classe de médicaments la plus prescrite au monde. Entre 1969 et 1982, le Valium a figuré en tête des médicaments les plus prescrits. Très vite, cependant, il est apparu que la molécule était tout sauf bénigne. On a montré qu’elle était liée à des effets de somnolence, des troubles cognitifs et des démences. Encore pire, une addiction peut s’installer en l’espace de quelques semaines, même pour de faibles doses, et le médicament peut finir par provoquer les mêmes symptômes que ceux qu’il est censé combattre, tels que des crises de panique et d’épilepsie. En interrompant leur traitement, des patients comme Toru ont découvert que le syndrome de sevrage pouvait durer plusieurs mois, voire des années. (Un ancien toxicomane m’a confié qu’il lui avait été plus facile d’arrêter à la fois la méthamphétamine et l’héroïne que de se sevrer des benzodiazépines.) Dans beaucoup de pays, les autorités de régulation de la santé stipulent de limiter le traitement à une durée comprise entre deux et quatre semaines, mais ces recommandations sont souvent ignorées. Le flumazénil a été identifié comme un inhibiteur des benzodiazepines en 1981, alors que les scientifiques cherchaient à développer une benzodiazépine à action encore plus rapide. La molécule possède une demi-vie de seulement 7 à 15 minutes, ce qui la rend utile en traitement d’urgence contre les overdoses. Cet usage a été validé par la Food and Drug Administration, l’agence américaine de sécurité sanitaire, en 1991. J’ai contacté Gerra, qui est maintenant installé en Autriche et aide les pays à faibles revenus à mettre au point des politiques publiques de lutte contre la drogue, en collaboration avec les Nations Unies.
De 1983 à 2003, il a pratiqué la médecine d’urgence sur des patients en overdose. La naloxone est effective pour traiter les overdoses, mais quand les patients se réveillent, ils sont généralement furieux et agressifs. « Le patient était en train de connaître une mort très douce », explique Gerra, « et nous, nous le soumettons à un sevrage chimique intense. » Pour compliquer les choses, il n’est pas rare que les patients conjuguent la prise d’opiacés et de benzodiazépines, ce qui est très dangereux. D’après les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) américains, cette combinaison représente 30 pour cent des overdoses létales, comme celle qui emporta Philip Seymour Hoffman en 2014. Dans ces situations, Gerra suggéra à l’hôpital d’administrer du flumazénil en très faible dose, afin d’éviter les réactions d’hostilité dues au sevrage. Les patients réagirent très bien. « Les réactions violentes ont complètement disparu », se souvient Gerra, qui réalisa à ce moment que le flumazénil avait le potentiel pour devenir « la naltrexone des benzodiazépines ». La communication de Gerra à Londres inspira O’Neil, qui se consacra à l’élaboration d’un médicament destiné à bloquer les benzodiazépines. Il voulait une substance à action prolongée et adaptée à des patients toxicomanes, comme l’implant à naltrexone. Il commença par mettre au point, et breveter, un dispositif simple sur le modèle des pompes à insuline. Il permettait d’administrer le flumazénil en intraveineuse pendant plusieurs jours, chez des patients en suivi externe. Mais les patients pouvaient facilement retirer la pompe, si bien qu’O’Neil fabriqua des tablettes de flumazénil à libération prolongée, destinées à équiper un implant. Jon Currie, directeur du service d’addictologie de l’hôpital Saint Vincent de Melbourne, est dithyrambique au sujet de la pompe et de l’implant. « Ça fait dix ans que je n’ai pas eu à prescrire une réduction progressive des benzodiazépines », explique-t-il. « À la place, j’utilise le flumazénil. Cette molécule a complètement révolutionné le traitement du sevrage aux benzodiazépines. »
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Début 2014, Toru et Machiko s’envolèrent pour Perth afin de rencontrer O’Neil. Le médecin mit immédiatement Toru sous pompe à flumazénil, avant de remplacer le dispositif par un implant de plus longue durée. En novembre, j’ai rencontré Toru dans le petit appartement qu’il partage à Perth avec sa mère : il en était à son troisième implant. Trapu, avec une épaisse tignasse de cheveux noirs un peu gras, Toru raconte son histoire dans un anglais hésitant. Ce qui l’effraie le plus, c’est de rentrer chez lui et d’être à nouveau confronté aux facteurs de stress qui l’ont conduit à commencer son traitement. « Si je rentre maintenant au Japon, je ne crois pas que je pourrai me passer des benzo », confie-t-il. Mais tout dans sa vie à Perth a un goût de provisoire. Dans l’appartement, l’ameublement est spartiate et la décoration inexistante, à l’exception de quelques feuilles A4 scotchées aux murs. Elles portent toutes le même message d’inspiration, écrit en couleur : « Fais ton chemin ! Parle peu, Aime beaucoup, Donne tout, Ne juge pas, Brille, Persévère, & Positive », suivi d’empreintes de pas qui sortent de la page…
« Son anxiété est vraiment terrible, c’est le cas le plus grave que j’aie jamais vu », confie Noel Dowsett, l’infirmière en charge de Toru, lorsque O’Neil l’appelle pour faire un point sur son patient. Après 25 semaines sans benzodiazépines, ajoute-t-elle, Toru a réussi à mettre la main sur des pilules. O’Neil n’a pas l’air surpris. Après avoir raccroché, il m’explique que Toru et sa mère sont à couteaux tirés. Il pense qu’il est préférable que Machiko rentre brièvement au Japon pour y renouveler son visa pour l’Australie. Une absence que Toru pourra mettre à profit pour se stabiliser. Renoncer aux substances addictives n’est que le premier pas sur la voie de la guérison. Cette vérité élémentaire, O’Neil l’a apprise à la dure. Je demande ce qu’est devenu le mari toxicomane de la femme qui est venue le voir, il y a des années de cela, en quête d’assistance. O’Neil m’apprend qu’il est resté abstinent pendant 18 mois avant de retomber dans l’héroïne. Mais l’indulgence de son épouse avait atteint ses limites, et elle est partie. « Deux jours après son départ, il s’est suicidé. » Au fil des années, O’Neil a développé sa propre version du « programme en 12 étapes », un célèbre protocole de désintoxication qui consiste à admettre sa détresse et accepter la présence d’une puissance divine. Il l’a surnommé PHREEE (prononcé comme « free », libre, ndt), un acronyme pour : physiologie (l’implant pharmacologique), hébergement, relations, éducation, et emploi. Pour aider ses patients toxicomanes à accéder à cette liberté planifiée, O’Neil a créé un véritable empire. En plus de la clinique, il comprend des centres de désintoxication temporaire, où les patients peuvent se sevrer avant de recevoir un implant, des lieux d’hébergement à long terme situés loin de Perth, pour leur permettre de s’éloigner de leurs fréquentations habituelles et de leurs dealers, et des thérapeutes. Sans oublier un afflux constant de visiteurs, venus observer la manière dont O’Neil travaille. Le jour de ma visite, la clinique accueille entre autres un juriste et un artiste. Toru a essayé de s’installer à Northam, dans l’un des établissements d’hébergement à long terme d’O’Neil, mais son anglais limité l’empêchait de communiquer avec les autres résidents. Isolé et sous pression, il a fini par revenir à Perth. Désormais, Toru suit une thérapie hebdomadaire avec Zdravko (Tony) Cerjan, un thérapeute d’origine yougoslave, doté d’un fort accent et de lunettes à monture noire à la Woody Allen.
Quand j’arrive, Cerjan est dans son bureau, assis sur un canapé orange – les quatre autres canapés de la pièce sont gris. Il discute avec Toru des nouveaux somnifères qui lui ont été prescrits. « Je les ai pris hier pour la première fois », raconte le jeune homme qui semble tout juste sorti du lit, avec ses vêtements froissés et ses cheveux ébouriffés. « Tu t’es auto-convaincu que tu ne pourrais pas dormir. Tu as créé toi-même le problème », le sermonne Cerjan, qui ressemble moins à un professionnel de santé qu’à un coach en développement personnel. Il suggère ensuite que Toru conserve le somnifère à son chevet, et attende d’être sûr de ne pas pouvoir dormir pour prendre la pilule. « Procède de cette manière toutes les nuits de la semaine », prescrit-il à Toru qui, le visage figé, s’engage à suivre la recommandation. La clinique Fresh Start est située dans un quartier plutôt aisé de Perth. J’ai rendez-vous avec O’Neil un mercredi matin à 10h30. La salle d’attente est pleine, beaucoup de patients flânent sur le banc ou sous un arbre dehors. Les plus solitaires tirent sur leur cigarette à quelque distance du groupe. Afin d’apaiser la clientèle classique du quartier, autrement plus nantie, la clinique a récemment embauché un artiste afin qu’il égaye l’extérieur du bâtiment en y peignant d’énormes papillons. O’Neil me prend avec lui pour sa tournée quotidienne. J’écoute un couple aborigène se remémorer leur première rencontre à l’occasion d’un séjour en désintox. La femme sanglote en racontant à O’Neil qu’elle a perdu la garde de ses enfants. Je rencontre un jeune accroc à la meth, dont le bras droit est entièrement recouvert par un tatouage de dragon enchevêtré. Il refuse les médicaments antidouleur pour pouvoir rentrer en voiture juste après la pose de l’implant à naltrexone. Je tiens la main de Vikki, une femme aux cheveux violets et au rire facile. Elle tremble constamment à cause du Seroquel, l’antipsychotique qu’elle prend pour rester calme. O’Neil insère une recharge de naltrexone dans son abdomen, juste sous son nombril – une assurance contre l’héroïne, précise Vikki. Puis vient le tour d’Amy. Elle est mince, porte des tongs compensées, et son épaisse crinière de cheveux bruns est retenue en arrière par un élastique. Le seul signe évident de son addiction à l’héroïne et aux benzodiazépines est sa bouche, largement édentée. De son propre aveu, sa vie a récemment connu un tournant. Elle a arrêté l’héroïne grâce à l’implant à naltrexone, et grâce au flumazénil, elle parvient à limiter sa consommation à une poignée de benzodiazépines par jour. (À la différence de Toru, qui s’en est toujours tenu à quelques pilules par jour, Amy en consommait par flacons entiers.) Aujourd’hui, elle troque la pompe à courte durée d’action contre l’implant. Aeden, son copain, lui caresse la tête pendant qu’O’Neil incise la peau près du nombril.
Au fil du temps, O’Neil a testé la naltrexone pour lutter contre l’addiction aux opiacés, la méthamphétamine, l’alcool et même le jeu. Il soupçonne que la molécule peut aussi aider les personnes boulimiques à maîtriser leurs pulsions. Dans le même temps, il évalue l’efficacité du flumazénil contre l’hypersomnie et la maladie de Parkinson – il semble que le médicament permette de réduire les tremblements. Il a des raisons de croire que le flumazénil puisse également s’avérer utile contre les troubles de l’attention. À un moment, O’Neil me passe Pat au téléphone, une grosse fumeuse de 71 ans qui utilise le spray nasal au flumazénil, inventé par O’Neil, quand elle a envie d’une cigarette. « Pour ma prochaine étude là-dessus, je vais faire venir 40 fumeurs un samedi matin et leur faire essayer le spray nasal », raconte le médecin. « Le lundi matin, je révélerai à la moitié d’entre eux qu’ils ont en fait essayé un placébo. Puis je verrai qui a arrêté de fumer pendant le week-end. »
Toru
Mais l’approche décontractée d’O’Neil l’a desservi lorsqu’il s’est agi de commercialiser l’implant. « L’utilisation des implants à naltrexone chez l’homme n’est pas autorisée en Australie, du fait d’un manque de résultats provenant d’essais cliniques susceptibles de démontrer leur qualité pharmaceutique, leur sûreté et leur efficacité », peut-on lire sur le site du Conseil national de la santé et de la recherche médicale australien. Les données sur le flumazénil sont encore moins probantes. O’Neil doit ainsi limiter l’emploi de naltrexone et de flumazénil à des fins de recherche clinique. Et puisque ses produits ne sont pas enregistrés auprès de l’Association australienne des produits thérapeutiques, il n’a pas le droit de faire de la publicité ou du démarchage actif auprès de nouveaux patients.
Pour O’Neil, se conformer au protocole signifie prolonger la souffrance des patients.
Pour certains, cette prudence est justifiée. Alex Wodak, président de la Fondation australienne pour la réforme des lois sur la drogue, considère que les inhibiteurs comme la naltrexone provoquent un sevrage trop brutal, qui peut même s’avérer létal. Ils n’ont pas, poursuit-il, fait l’objet d’une évaluation scientifique rigoureuse. (Wodak critique également la décision de la Food and Drug Administration américaine d’autoriser la mise sur le marché du Vivitrol, une injection de naltrexone dont les effets durent 30 jours.) « C’est une chose d’être capable de parler à des groupes religieux du travail fantastique qu’on fait et de recevoir des donations pour cela », commente-t-il. « Mais si O’Neil veut être pris au sérieux, il n’existe qu’un seul moyen, c’est de publier dans des revues à comité de lecture de haut niveau. » Par email, O’Neil rétorque que Wodak passe sous silence « plus de 30 publications relatives aux implants à naltrexone dans des revues de qualité, dont deux essais contrôlés randomisés conduits ici en Australie et en Norvège. Il n’existe que trois études publiées sur le flumazénil par notre équipe, mais il s’agit du travail de recherche le plus avancé concernant le traitement clinique de l’addiction aux benzodiazépines ».
Pour O’Neil, se conformer au protocole signifie prolonger la souffrance des patients. « Normalement, les chercheurs conçoivent un essai clinique et ne le mettent en œuvre qu’après d‘avoir reçu l’argent », m’explique-t-il à Perth. « Moi, j’ai une idée le lundi, je la mets en application le mardi, et le mercredi je dis à mon patient : « Il y a un nouveau traitement qui pourrait vous aider ». » Les inhibiteurs se marient bien à la vision qu’O’Neil a du monde. Il se montre très critique vis-à-vis des tentatives pour légaliser la marijuana aux États-Unis. Il remet aussi en cause les programmes à base de méthadone. Pourquoi traiter des patients dépendants aux opiacés avec des opiacés ?, s’interroge-t-il. « Un patient qui à 20 ans prend de la méthadone sera toujours, vingt ans plus tard, un patient qui prend de la méthadone tous les jours ». À l’inverse, Wodak et d’autres plaident en faveur de l’efficacité de la méthadone. « Certains personnes désapprouvent le fait qu’on fournisse un médicament agoniste auquel les patients restent dépendants. », répond Wodak. « Les gens pensent ce qu’ils veulent. Mais il est clair que la méthadone est un médicament efficace, sûr et peu coûteux. »
L’opposition entre les pro et les anti-inhibiteurs a un parfum presque religieux. Peter Coleman, qui dirige la clinique de désintoxication de l’Institut Coleman, est le seul praticien que j’ai pu trouver aux États-Unis à utiliser le flumazénil pour traiter l’addiction aux benzodiazépines. Pour lui, consommer des substances addictives – même dans le cadre d’un traitement de substitution – signifie que l’usager ne revient jamais complètement à la réalité. « Bouddha a dit que la vie était douloureuse », explique-t-il. « Le but est de transcender cette impression et d’arrêter de voir la vie comme une souffrance, mais comme un voyage. » Pourtant, le flumazénil tend à brouiller la frontière entre les camps. Quand il a constaté que ses patients ne montraient aucune hostilité pendant la phase de sevrage, Gilberto Gerra a commencé à soupçonner que le flumazénil avaient un effet apaisant, du fait d’une faible activité de type benzodiazépine. En poursuivant ses investigations, il a découvert des travaux de neuropsychologues ayant abouti à la même conclusion. Au moment où il commençait à publier ses résultats, au début des années 90, il a reçu un appel du laboratoire pharmaceutique Roche. Le flumazénil était vendu comme un inhibiteur pur, destiné à contrecarrer les effets d’une overdose aux benzodiazépines. Quand Gerra affirma au représentant de Roche que ce médicament agissait en fait comme une benzodiazépine de très faible intensité, la société se montra étonnamment ouverte. On lui dit que Roche cherchait à développer une pilule de flumazénil (à l’époque, la molécule n’était commercialisée que sous forme injectable) destinée à traiter l’épilepsie. Fait marquant : le principal traitement antiépileptique de l’époque était le Valium, lui-même une benzodiazépine. « J’ai répondu : « Écoutez, si vous dites que vous faites des essais sur le flumazénil comme antiépileptique faible, vous admettez qu’il fonctionne comme le Valium, pas comme un antagoniste du Valium » », se souvient Gerra. Plus récemment, Hulse de l’Université d’Australie-Occidentale a utilisé le flumazénil pour traiter une patiente dépendante aux benzodiazépines. Comme elle continuait à ressentir une forme intense d’anxiété dans certaines situations, Hulse lui a prescrit un comprimé sublingual de flumazénil – une autre invention d’O’Neil – à chaque fois qu’elle sentait venir une crise de panique. « Le flumazénil est censé être un antagoniste, donc neutre, sans aucune activité », rapporte Hulse. « D’après mes observations, il semble plutôt qu’il ait une activité agoniste. » [C’est-à-dire que les récepteurs censés être bloqués sont en fait activés, ndt.] « La question se pose donc de savoir s’il va finir par se passer la même chose que pour les benzo », ajoute-t-il. « Le flumazénil pourrait-il lui-même conduire à une addiction ? Ce n’est pas exclu. »
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En 2014, Hulse et plusieurs de ses collègues ont publié les résultats d’une petite étude portant sur 24 sujets mauriciens dépendants aux opiacés. Les patients ont reçus des implants à naltrexone calibrés pour fonctionner pendant six mois, avant de repartir chez eux. Les chercheurs sur le terrain ont alors observé que pendant cette période, aucun patient n’avait consommé d’opiacé. Soigner 100 % de ses patients dépendants aux opiacés avec un traitement qui prend 20 minutes, commente O’Neil, voilà qui est absolument incroyable. O’Neil n’a pas participé à l’étude – à dessein. L’île Maurice se trouve à presque 8 000 km de sa clinique, de sorte que les patients ne pouvaient pas venir toquer à sa porte, et lui ne pouvait pas, comme il le dit lui-même, « contaminer les données ». Car les patients qui vivent dans les environs de Perth viennent voir d’O’Neil, qui fournit et renouvelle les implants dès que le besoin de consommer se fait à nouveau ressentir. Parfois, il rajoute du flumazénil. Sa gentillesse est ici un défaut – les dosages et les timings deviennent obscurs, ce qui rend difficile l’évaluation rigoureuse de ses méthodes.
« Il a ces éclairs de génie qui peuvent réellement changer la vie des gens », commente Hulse, « mais il ne sait pas vraiment comment les diffuser ni les mettre en forme. » Pour l’heure, l’entreprise dirigée par O’Neil est sans cesse au bord de la faillite. Chris, plus douée pour tenir les comptes que son mari, me révèle que Fresh Start et GO Medical ont un budget commun compris entre 6 et 8 millions de dollars australiens (entre 4 et 6 millions d’euros, ndt). La plupart des patients sont traités gratuitement, mais une minorité d’entre eux paient le prix complet de leur traitement, ou contribuent à hauteur de 20 dollars par mois. Pour un montant annuel d’environ un million, précise Chris. Les investisseurs privés abondent aussi à hauteur d’un million de dollars, et le gouvernement australien de trois millions. Le reste est récupéré ça-et-là, y compris en vendant des propriétés achetées grâce aux revenus des précédentes inventions d’O’Neil. L’année dernière, par exemple, le couple O’Neil a dû vendre le tiers d’un terrain de trois hectares évalué à 10 millions de dollars. L’argent restant a été utilisé pour acheter la propriété de Lancelin. Le meilleur moyen de faire de l’argent serait pour O’Neil de vendre le brevet de son implant, pour lequel il a reçu des offres alléchantes. Mais cette perspective lui donne des nausées. Si les toxicomanes devaient payer pour leur traitement, dit-il, seuls 3 % de ses patients seraient en mesure de suivre le protocole. Il ne veut pas d’un intermédiaire qui exploite les toxicomanes pour s’en mettre plein les poches. Une autre alternative serait de se concentrer sur la recherche clinique, afin de légitimer son travail. Quand je lui demande pourquoi il ne conduit pas ses propres études, il me répond que sa collaboration avec Hulse et les autres chercheurs de l’université d’Australie-Occidentale lui permet de se concentrer sur la myriade d’idées qui lui viennent à l’esprit, tandis que ceux-ci identifient les pistes les plus prometteuses et règlent les détails. « Je leur indique la voie à suivre pour les futurs essais », résume-t-il. Paradoxalement, en sous-traitant ses programmes de recherche, O’Neil pourrait contribuer à renforcer l’usage des benzodiazépines. L’un des grands espoirs de Hulse et son équipe est de trouver le bon dosage et le mode approprié d’administration du flumazénil, afin de permettre aux médecins de prescrire des traitements aux benzodiazépines de plus longue durée. Quelqu’un comme Toru, par exemple, pourrait enchaîner des cycles avec et sans benzodiazépines sans que son équilibre mental en soit gravement altéré.
Pour Hulse, une telle découverte pourrait révolutionner l’usage de ces médicaments contre l’anxiété. Toru et sa mère se sont souvent disputés à propos des benzodiazépines. Machiko considérait qu’une seule pilule suffisait à altérer l’intelligence et la personnalité de son fils, mais Toru n’était pas convaincu. Il pensait que soigner son addiction aux benzodiazépines ne suffirait pas à le débarrasser de l’anxiété qui le ronge depuis dix ans et l’empêche de vivre normalement. Si Toru a fini par se rendre à l’avis de sa mère, sa quête récente de nouvelles pilules semble montrer que ce n’est pas si simple. « Le comportement de Toru ressemble presque à celui d’un délinquant », confie O’Neil. Quand je quitte Perth, la vie de Toru semble suspendue. Sans anxiolytiques aussi efficaces ou rapides que les benzodiazépines, le chemin vers la guérison semble obscur. Il craint de retourner au Japon, où ses problèmes de stress ont atteint leur paroxysme, tout en ayant lutté pour apprendre l’anglais, ce qui le laisse à cheval entre deux cultures. Du fait de son anxiété sociale extrême, il a rencontré peu de gens en dehors de la clinique. Pour soulager sa solitude, et l’aider à ne pas retomber dans les médicaments, Dowsett s’est arrangé pour passer régulièrement du temps avec lui en l’absence de sa mère. Le simple fait de me parler, me confie Toru alors que je suis sur le point de partir, a représenté pour lui un très gros effort. Au cours de la conversation, Machiko essaie de le rassurer. « Diminuer les médicaments est la première étape », dit-elle. « Ça prend du temps, comme l’apprentissage des langues. On ne peut pas apprendre une nouvelle langue en une seconde. Il n’y a pas de recette magique. Il faut être très, très patient. »
Traduit de l’anglais par Yvan Pandelé d’après l’article « Blocking the high : one man’s quixotic quest to cure addiction », paru dans Mosaicscience.com Couverture : Un faux junkie. Création graphique par Ulyces.