On l’appelle Cru Sauvage. Son impeccable emballage suisse évoquait des origines aborigènes. À l’intérieur, deux barres étaient enveloppées dans un papier d’aluminium doré, 68 % de cacao. J’avais payé 13 dollars (plus les frais de port) pour ces minuscules tablettes de chocolat, juste 100 grammes de « Wild Vintage », soit 27 dollars le kilo. Après avoir attaqué l’emballage, j’ai déposé un carré de cette sombre concoction sur ma langue et fermé les yeux. Le chocolat est l’un des aliments les plus complexes que l’on connaisse. Il contient plus de 600 composés aromatisants (à titre de comparaison, le vin rouge n’en possède que 200). Le chocolat peut être amer, sucré, fruité, au goût de noix, et savoureux à la fois. Il capture la vaste gamme des goûts et l’incorpore dans un seul emballage révélateur. Le cacaotier tropical a bien des choses à nous dire sur les saveurs et le désir, et pendant plus d’une dizaine d’années, la traque de ces secrets était devenue un hobby.
Cru Sauvage
Ce chocolat incroyablement rare et cher était produit par la vénérable entreprise de Felchlin, qui le clamait unique au monde, fait à partir d’une ancienne souche de cacao issue de l’Amazonie bolivienne – autrement dit du cacao sauvage, au naturel, non agressé par des millénaires de bricolage botanique. Il m’avait frappé avec une intense touche de noix, mais sans la moindre once d’amertume, une combinaison dont je n’avais jamais fait l’expérience. Les aromes explosaient dans mes sinus. Agrumes et vanille. La saveur a ensuite plongé en un lieu profond et riche et, juste au moment où je pensais la saisir, elle est tombée plus profondément encore. Cela peut paraître ridicule, mais j’ai passé un nombre incalculable d’heures à chercher le meilleur chocolat du monde, m’en vantant à la manière des plus odieux sommeliers, et celui-là renfermait quelque chose de nouveau, de différent. Lorsque la sensation a finalement commencé à se dissiper, j’ai ouvert les yeux et commencé à chercher l’homme qui en était responsable.
Son nom était Volker Lehmann, et il était la seule personne à qui l’on devait l’existence de Cru Sauvage.
Son nom était Volker Lehmann, et il était la seule personne à qui l’on devait l’existence de Cru Sauvage. Avant même d’avoir goûté le chocolat, j’avais glané les fondements de l’histoire aux employés de Felchlin : un agronome s’était aventuré dans les forêts tropicales de Bolivie et avait fait une étonnante découverte. Volker était ce connaisseur visionnaire qui avait été envoyé sur le terrain, qui s’était sali. L’entreprise Felchlin avait juste été assez intelligente pour reconnaître sa découverte. Elle avait investi dans de l’équipement spécialisé, avait commencé la production, et avait apporté, en 2005, les premiers fruits du travail de Volker sur le gourmet marché européen, en de petites quantités. Cela s’est déroulé trois ans avant que j’en entende parler. Après ma révélation liée à ce chocolat, je devais en apprendre plus. Prendre contact avec Volker n’a pas été facile, mais lorsque j’y suis parvenu, il m’a dit qu’il ne faisait que gratter la surface. La demande excédait largement l’offre, et il y en avait beaucoup, beaucoup plus là-bas. Il projetait de faire un voyage au large du Rio Grande, en Bolivie, un affluent isolé de l’Amazone qui, disait-on, abritait de vastes chocolatales, comme étaient appelées les forêts de cacao sauvage. Il visiterait alors les tribus amazoniennes, qui vivaient le long des berges, leur offrirait un emploi de cueilleur de cacao et, il l’espérait, mettrait finalement en place des stations de traitement au sein de leurs villages. Est-ce que je voulais faire partie du voyage ? Oh que oui. Six mois de frustration plus tard, après une succession de faux départs, de pagaille logistique, de déluges tropicaux et de cruelles vaccinations, je rencontrais enfin l’homme de 53 ans, chauve et athlétique, dans la jungle urbaine de Santa Cruz, en Bolivie. De là-bas, nous avons sauté dans un minibus pour Trinidad, une ville marécageuse où les grenouilles coassaient dans les gouttières croulantes. Nous étions début mars, vers la fin de la saison des pluies ; les fleuves avaient grimpé de 9 mètres et avaient inondé les forêts. Les arbres se dressaient dans 1 m 80 d’eau. Les piranhas avaient abandonné les lits de la rivière pour mieux pouvoir chasser dans les bois. Pour arriver à une distance raisonnable du village de Combate, un coin du Rio Grande réputé pour son cacao, nous avons opté pour un trajet d’une heure en avion, pour un prix de 400 dollars, au lieu d’un voyage en bateau de quatre jours. Toutes les pistes d’atterrissage le long du fleuve étaient sous l’eau, sauf une près d’un pavillon de chasse abandonné. Alors que nous approchions, notre pilote, un Bolivien trapu et moustachu pas très loquace, avait montré du doigt la piste puis hoché la tête d’un air tristement dégouté. C’était troublant comme la végétation était grouillante. Sur la rivière, deux hommes attendaient sur une pirogue. L’avion était descendu en piqué pour une inspection et… mon Dieu, il allait atterrir là-dessus. La mort me souriait : tout cela pour une fichue tablette de chocolat. Mais nous avons traversé la broussaille pour s’arrêter d’une manière étonnamment douce. J’ai gratifié notre pilote (triste et désabusé) de deux pouces levés, je suis descendu sur la piste et j’ai posé le pied sur une espèce de tribu de fourmis belliqueuses qui s’apprêtaient à me faire passer un sale quart d’heure. Alors qu’il était debout à me regarder faire la première d’une longue série de danses de la fourmi, Volker affichait un mince sourire et a dit avec un net accent allemand : « Bienvenue en Amazonie. Si vous restez, on vous mange. »
Le cacao sauvage ? Un mythe. Disparu il y a des années, éteint – c’était ce qu’avaient dit mes sources au sein de l’industrie, en tout cas. Le chocolat est le produit de la fermentation, du séchage, de la torréfaction et de la moulure des graines, aussi grosses qu’une amende, du cacao Theobroma, cultivé – et que l’humain a donc modifié – depuis des milliers d’années. Les ancêtres des Mayas avaient perfectionné le processus en Mésoamérique, qui avait plus tard été transmis aux Aztèques. Au XVIe siècle, les chroniques des Conquistadors racontaient que les Mayas cultivaient de vastes vergers de cacao à travers le Yucatan et le Chiapas. Le cacao était minutieusement domestiqué. Jusqu’à récemment, grâce à des tests génétiques qui avaient prouvé que l’arbre provenait en fait d’Amazonie, beaucoup d’experts pensaient qu’il était originaire des terres mayas. Le cacao était utilisé à la fois comme boisson et comme monnaie par les Mayas : dix graines équivalaient à un lapin ou une prostituée. Lorsque Hernan Cortés était entré, en 1519, dans la capitale aztèque Tenochtitlan, il avait trouvé l’équivalent d’un million de graines de cacao dans les coffres de Montezuma. Dans certains rituels aztèques impliquant le sacrifice humain, le chocolat liquide symbolisait le sang. Pour les prêtres, la cabosse faisait, semble-t-il, penser au cœur. Les Espagnols n’étaient pas très portés chocolat, jusqu’à ce qu’ils apprennent à le mélanger avec du sucre et, au XVIIe siècle, l’Europe était devenue folle de cacao. Les vergers d’Amérique Centrale et du sud du Mexique ne faisaient pas le poids face à la demande. Alors direction le Brésil, où une variété inférieure était cultivée. Même si ce cacao était plus prolifique et plus résistant aux maladies, il était aussi sacrément plus amer : voilà pourquoi ils l’avaient coupé avec du sucre. Les Européens n’avaient jamais fait la différence. Personne ne la fait. Le cacao à la saveur raffinée domestiqué par les Mayas n’existait plus depuis longtemps, alors le cacao bas de gamme brésilien – cultivé principalement en Afrique de nos jours – est tout ce que nous avons, pour la plupart, toujours connu. 90 % du chocolat est fait à partir de « graines génériques » : autant dire qu’il a un goût de merde. Si le chocolat noir que vous mangez vous parait amer et désagréable en bouche, c’est à cause des graines génériques. Le minuscule marché de produits bien domestiqués – des marques comme Valrhona, Scharfeen Berger et Amano – provient de vieux cultivars qui poussent essentiellement dans des coins reculés des Amériques, dans des fermes qui n’ont jamais eu les moyens de passer aux variétés plus modernes et prolifiques. J’ai appris tout cela en effectuant des recherches sur le chocolat gastronomique pour mon livre American Terroir. Et puis je suis tombé sur le Cru Sauvage. Son cacao avait toujours été récolté comme tous les autres fruits, par les tribus indigènes, sans jamais être exporté à l’extérieur du pays, simplement transporté à Trinidad par des intermédiaires, dans des conditions discutables, pour être vendu sur le marché local. En travaillant comme consultant en 1991 dans l’Amazonie bolivienne, Volker avait fait un rapport exprimant le potentiel qu’il voyait dans le cacao sauvage. Il avait été parfaitement ignoré. Plus tard, il laisserait les idiots à leur bureaucratie pour poursuivre seul sa quête visionnaire. Oh oh, ai-je pensé, j’avais déjà entendu cette histoire auparavant, racontée par Joseph Conrad dans « Au cœur des ténèbres » : un Allemand embarquait dans un bateau, s’aventurait au plus profond de la jungle, puis envoyait des communiqués bizarres avant de virer solitaire. Dans ce cas, si Volker était Kurtz, j’étais sans doute Marlow, destiné à raconter son périple.
Dante
Dante était notre guide. Un nom de très mauvais augure, apparemment. Volker et moi avons grimpé dans sa pirogue, et il a réveillé son moteur d’un coup sec, nous dirigeant entre les rideaux infinis de la forêt tropicale. Combate se situait à trois heures en aval. Le décor était typique de l’Amazone : des volées de perroquets verts et d’aras bleus et jaunes nous survolant deux par deux ; des dauphins roses remontant à la surface ; le grésillement des cigales résonnant sur tout le fleuve. Je commençais à me sentir vraiment très bien. Cela pouvait être dû à la vie sauvage qui s’étendait devant moi dans toute sa splendeur et à l’air tropical, doux et pur, mais c’était plus probablement l’effet de la grosse boulette de feuilles de coca que j’avais dans la bouche.
Plante sacrée de la Bolivie, la coca était mâchée par une grande partie de la population indigène, et Dante avait l’air d’avoir une chique inépuisable dans la bouche, aussi lui en ai-je demandé un peu. J’ai enfourné les feuilles sèches, ajouté un peu de bicarbonate de soude pour entamer la réaction chimique, et laissé les alcaloïdes s’écouler lentement dans mon sang. D’abord, j’ai eu la langue et la joue engourdies, puis j’ai commencé à comprendre des choses. La première, c’était qu’il n’y avait pas meilleur moyen de flotter sur l’Amazone que sur les ailes d’un petit trip à la coca. L’autre, que c’est une honte que la cocaïne, une sur-concentration d’alcaloïdes, ait tout gâché, parce que la coca naturelle était l’une des meilleures drogues au monde. Elle transforme simplement toutes nos actions en les choses les plus satisfaisantes du monde. Trois heures sur un siège en bois dur ? Vingt-quatre heures sans manger ? No problemo, señor. Aurelio Rivero, recroquevillé à l’avant du bateau avec son fusil, scrutait la berge à la recherche de singes qui avaient l’air appétissants. Aurelio, qui avait grandi dans une maison isolée dans les environs, gagnait sa vie comme marchand de cacao. Il parcourait le réseau fluvial dans sa pirogue, achetait des sacs de cacao aux familles indigènes qui vivaient le long du fleuve, les empilait dans son embarcation précaire, puis les vendait à Trinidad, où Volker l’avait rencontré en 2008. À ce moment-là, Volker achetait déjà du cacao sauvage à plusieurs marchands et essayait de générer des intérêts à l’extérieur de la Bolivie. Mais ces dernières années, l’existence des chocolatales avait été découverte, faisant d’elles des causes à défendre pour les organismes de préservation de la nature, internationaux comme locaux. « Ce cacao était devant leurs yeux tout ce temps ! » m’a dit Volker. Personne n’avait pensé qu’il avait de la valeur. « Alors j’ai misé mon argent dessus. Et les gens ont commencé à dire : “Il nous vole nos ressources et devient richissime !”» En réalité, son objectif est le même que celui des écologistes : préserver les chocolatales, qui devraient selon lui être classés au patrimoine mondial de l’UNESCO, et se rapprocher davantage de la « durabilité à long terme dans tous les aspects économiques, sociaux et environnementaux ». Mais il croit en une approche axée sur le marché : « Ces forêts, excepté leur cacao, n’ont aucune valeur. Si elles n’ont pas de valeur, elles seront détruites (autrement dit, les propriétaires vendront le bois à la place, nda). Plus on s’intéresse au cacao, plus on sauve la forêt. La chose la plus durable que l’on puisse faire, c’est cultiver l’intérêt. » Mais en une décennie de travail préparatoire en Bolivie, il a appris à respecter les étranges complexités de l’économie amazonienne. « Des tas et des tas de gens ont perdu leur fortune en Amérique Latine. Il n’y a pas de Bolivie pour les nuls ! Il faut apprendre par soi-même. » Et c’est là, d’après lui, où les organisations à but non lucratif ont failli à leur tâche. « Elles concluent un marché avec les groupes indigènes, prennent des photos sympas, puis accourent vers les fonds de subvention qui surpayent pour n’importe quel type de cacao, quelle que soit la qualité », avant de le vendre sur le marché domestique. Plutôt que la vieille approche des écologistes, « acheter la terre, créer un joli parc », c’était là l’idée de la nouvelle école, « aider le peuple et les lieux à fonctionner ensemble, sainement et indéfiniment ».
« Beaucoup de gens ici cherchent à atteindre un certain seuil de richesse, puis ils arrêtent la récolte. » – Volker Lehmann
« On m’a coupé l’herbe sous le pied », m’a dit Volker. « Beaucoup de gens ici cherchent à atteindre un certain seuil de richesse, puis ils arrêtent la récolte. Une fois l’argent empoché, il est inutile de continuer. Les Occidentaux croient qu’en offrant de plus en plus d’opportunités financières, les gens travailleront plus. En fait, ils en feront moins. Le temps libre est très estimé dans cette culture. Ils n’ont pas de factures. Ils ne sont pas pendus au système. » Alex Whitmore, co-fondateur de Taza Chocolate – une entreprise qui fait aussi affaire en Bolivie et est considérée comme le parangon des relations directes et de soutien avec les producteurs de cacao du Tiers-Monde – est du même avis : « S’ils ont de l’argent gratuit, ils ne veulent pas travailler. Les ONG qui injectent de l’argent dans une communauté entravent la croissance d’une agriculture durable. Il faut trouver le bon équilibre entre assistance non lucrative et industrie lucrative. C’est un peu le boxon à cause de la coca. » Il existe une étrange interdépendance entre le cacao et la coca en Bolivie. « Vous recevez toutes ces aides et cet argent pour développer de nouvelles opportunités pour les locaux si, et seulement si, vous produisez beaucoup de coca », a expliqué Whitmore. « Ils plantent de la coca pour avoir assez d’argent pour ne plus planter de coca. C’est l’USAID, l’aide du gouvernement des États-Unis. » C’est un bel argument de vente : aider les pauvres fermiers boliviens à effectuer leur transition de la coca au cacao, du méchant alcaloïde à l’acceptable graine. « Foncièrement, ces programmes d’aide existent pour soutenir les salaires de ceux qui travaillent pour eux, pas forcément pour fournir une croissance durable aux communautés. » Tandis que Volker lutte contre les ONG d’un côté, de l’autre il droit affronter les producteurs locaux de chocolat. Un de ses concurrents est allé jusqu’à déposer une plainte auprès du ministère de l’Agriculture, arguant que Volker privait la Bolivie de ses richesses naturelles (comme cela avait été fait un siècle plus tôt avec les hévéas). « Ils ne font que protéger leur business, a déclaré Whitmore. Ils essayent de se développer très agressivement, et ils ne veulent pas que quelqu’un d’autre fasse dans le cacao en Bolivie. Ce concurrent ne fait pas qu’acheter et exporter, il essaye en fait d’organiser les cultivateurs. Ils doivent voir ça comme une menace de concurrence directe. » Volker s’aventurait donc là où aucun capitaliste sain d’esprit ne s’était aventuré avant. Il devait arriver le premier au cacao. Il espérait aussi améliorer la qualité de la production. Seulement 20 à 40 % du cacao de Trinidad était assez bon pour être utilisé dans le Cru Sauvage. Le reste était pourri ou mal fermenté. Volker triait méticuleusement les bonnes graines des mauvaises, et laissait le reste au marché domestique bolivien, qui n’était pas très regardant. Le problème est que les tribus, qui ne mangent pas de chocolat elles-mêmes, n’ont ni les connaissances ni l’équipement nécessaires à la fermentation et au séchage des meilleures graines. Volker espère changer la donne en installant des centres d’achat le long du fleuve et en élevant ainsi le niveau de coordination. « Mon rôle est de remettre de l’ordre dans la jungle », a-t-il dit. Si un endroit avait besoin de ses services, c’était bien le Rio Grande. Des milliers d’hectares de chocolatales bordaient le fleuve. Les dernières traces de cacao sauvage sur Terre, et la plupart n’était pas récolté ou alors moisissait avant d’arriver sur le marché. C’était du moins ce qu’affirmait Aurelio. « Montre-moi », a lancé Volker.
Combate
Il n’a pas fallu longtemps. Immobile dans un virage du fleuve, Aurelio a fait des signes de la main. J’ai plissé les yeux dans l’obscurité. Le sous-bois était rempli de cabosses jaunes de même taille et de même forme qu’un ballon de rugby, accrochées directement aux troncs des arbres. Le fleuve s’écoulait par endroits dans la forêt. Volker a arraché une cabosse et l’a fixée avec intensité. « Très impressionnant, a-t-il marmonné dans sa barbe. J’ai déjà appris quelque chose de nouveau : le cacao s’avère très adapté aux sous-bois en bord de rives. » Plus tôt, j’avais dit à Volker que des gens que je connaissais considéraient le cacao sauvage comme un mythe. Il se tournait maintenant vers moi. « Le cacao sauvage, ça n’existe pas ? Amène-les ici ! Montre-leur ça ! » Il a ri, a cogné la cabosse contre le rebord de la pirogue et l’a ouverte en deux. On trouvait à l’intérieur des dizaines de graines qui ressemblaient à des asticots. Il m’a tendu la cabosse. J’ai enfourné une poignée de graines blanches dans ma bouche pour les suçoter. Une pulpe délicieuse, sucrée et citronnée m’a envahi. C’était pour cette raison que les hommes et les singes avaient été attirés par le cacao pendant des milliers d’années, avant qu’une âme affamée et désespérée ne décide de voir ce qui se passerait si l’on torréfiait les graines asséchées. J’ai suçoté des graines pendant tout le trajet jusqu’à Combate, l’un des quelques petits villages du Rio Grande. Abritant une population de quelques 80 personnes, Combate représentait le plus grand groupe de main d’œuvre potentielle du fleuve. Il était la clé de la vision de Volker. Pendant deux ans il avait préparé son plan grâce à des gens comme Aurelio. C’était maintenant l’heure de faire son pitch. Des dizaines de palapas au toit de chaume apparaissaient à l’horizon. Le village entier était immergé, les palapas sur des pilotis. Des bébés pataugeaient dans le courant. Des poules étaient perchées sur des charrettes, des souches, ou tout endroit sec qu’elles trouvaient. Le village était plein de manguiers, de goyaviers, de bananiers et de cacaotiers, ainsi que d’animaux de compagnie étranges : des porcelets sauvages, des aras, des coatis. Nous nous sommes rangés sur la berge inondée, près d’un plus grand bateau en bois, dans lequel s’amusaient des enfants qui, bientôt, étaient rassemblés autour de nous. Le bateau appartenait à Francisco Brito, un porte-parole de la tribu Yuracare, qui vivait plus loin, en amont. Francisco aussi était marchand de cacao. Il était là pour rencontrer Volker et conclure un marché pour le Rio Grande du nord. Brito avait amené 20 caisses de Colônia, une bière brésilienne bon marché introduite clandestinement de l’autre côté de la frontière. La Bolivie et le Brésil se rencontraient sur 609 mètres de routes fluviales et de bourbiers inhabités, et à travers cette frontière circulaient tout un tas de biens. La cocaïne allait à l’est ; des CD piratés, des motos chinoises volées et de la bière venaient de l’ouest. La bière est le Dom Pérignon de l’Amazone. À environ 80 centimes la canette, elle est un signe ostentatoire de consommation. Dans les terres basses, le moyen le plus sûr d’attirer l’attention de tout le monde est de se montrer avec des quantités indécentes de bière. Nous avions donc toute leur attention. Du moins l’aurions-nous eue si nous étions arrivés quelques heures plus tôt. Francisco avait déjà distribué ses richesses, et les hommes de Combate s’affaissaient désormais sur son bateau, comme des paresseux. Un homme, la trentaine, petit et charmant, avec des yeux injectés de sang, des lobes d’oreille en forme de pelle et une démarche de marin avait trébuché et s’est présenté comme étant Guillermo Figueroa, porte-parole de Combate. « Vous arrivez trop tard, a-t-il dit, titubant. Aujourd’hui on boit. Demain on se rencontre. » Puis il a attrapé une caisse toute fraîche et a trinqué avec ses amis.
Un ordre ancien et immuable était en place ? Il fallait faire avec. C’était le business.
On ne pouvait rien faire d’autre que d’en ouvrir quelques-unes aussi. Quelqu’un m’a tendu une bière et un bol de piranhas fris, tandis qu’un groupe de locaux s’emparait de nos hamacs et de nos sacs pour nous installer pour la nuit, dans un pavillon simple au centre de la colonie : leur église. Lorsque j’ai essayé d’accrocher moi-même mon hamac, cela avait l’air d’avoir énervé tout le monde. « Les gens n’ont pas les mêmes relations que nous ici, avait expliqué Volker. Ils obéissent encore à un vieux système d’autorité. Ils respectent la hiérarchie. Ils veulent que je leur donne des ordres. » En fin de compte, c’était pour cela que nous étions ici. « Ils veulent voir le chef, voir si tout ça est réel. Qui tire les ficelles ? Qui détient l’argent ? C’est à ce moment précis que les choses commencent. Mais être le chef, cela implique des responsabilités. Ils viennent vous voir quand ils ont besoin de quelque chose. Ou alors un problème survient, quelqu’un se blesse et doit être évacué. Il faut alors appeler un avion pour l’emmener à l’hôpital. Pas de discussion à avoir. Je ne peux pas dire “oh non, ça coûte trop cher. C’est pas possible”. J’aurais tout perdu sinon. C’est un peu hasardeux mais c’est un système plutôt simple quand on est habitué. » Si Volker pouvait parfois avoir l’air très Allemand, cette approche sans chichi était rafraîchissante, et son expérience imposait le respect. Un ordre ancien et immuable était en place ? Il fallait faire avec. C’était le business. Les canettes de bière et les cabosses passaient de mains en mains, et Volker avait allumé une cigarette. Alors que l’obscurité et les moustiques commençaient doucement à poindre, le ciel prenait des couleurs mangue et papaye. « Kitsch », avait-il dit. L’air curieusement joyeux, Guillermo est sorti au petit matin et a commencé à taper sur un vieux hors-bord avec un tuyau. Si nous étions dans l’église, alors c’était sûrement le clocher. Nous disposions de café instantané, de plantain frit et de piranha. Guillermo a ouvert une bouteille de Colônia et a attendu. Une heure plus tard, Volker et moi étions sa seule assemblée. Guillermo a frappé le métal à nouveau, frustré. À contrecœur, le reste de Combate nous a rejoint. Pendant que les autres se rassemblaient, Guillermo et Volker bavardaient en espagnol. Pourquoi le village s’appelait-il Combate ? Personne ne s’en souvenait, avait répondu Guillermo. Des problèmes avec une tribu voisine. J’étais le premier Américain que rencontrait Guillermo. Il était surpris d’apprendre que la coca était illégale là-bas. Volker lui a demandé si un des enfants était le sien. « En fait, j’ai 21 enfants, a-t-il répondu. — Ouah, l’église a dû vous dire de croître et de vous multiplier. — Non, elle nous dit qu’on devrait en avoir que deux ou trois. — Alors que s’est-il passé ? — Je n’ai pas de télévision », a lâché Guillermo avec un sourire rusé. La foule a ri, et Guillermo a savouré ce moment d’attention. Il portait un maillot de football vert et un short en jean, avec la braguette ouverte. Volker s’est tourné vers moi et m’a chuchoté, en anglais : « Il y en a toujours un comme lui. Il n’a pas de véritable pouvoir. Il ne prend pas de décision. Il y en a de plus discrets qui observent, probablement des femmes, et qui prennent les vraies décisions. Il faut se rapprocher des femmes. Parce qu’elles s’occupent des enfants, elles sont en général plus sensibles. » Volker a ensuite plaidé sa cause. Le cacao que le peuple de Combate collecte, a-t-il dit, était l’un des meilleurs du monde. Pour ne pas perdre de sa valeur aux yeux du reste du monde, il devait être parfaitement fermenté et séché. Or ce n’était pas le cas. Il suffisait de regarder autour. Le potentiel du village était ruiné par des tentatives comiques de sécher des graines dans une forêt inondée. Du cacao était amassé n’importe où à l’abri des eaux montantes – les pirogues, les huttes, des sacs accrochés aux manguiers. Rien ne séchait véritablement, et certaines graines commençaient même à germer.
« Si vous travaillez avec moi, a proposé Volker, je construirai un centre où vous pourrez apporter le cacao. J’embaucherai des gens – des locaux comme Aurelio – pour s’en occuper. Je vous paierai immédiatement. Je vous apporterai même de l’essence en avance, pour que vous puissiez utiliser vos hors-bords pour transporter le cacao. Je disposerai d’un beau bateau pour le transporter ensuite en aval. » Il avait lancé un sourire à Guillermo. « Je te ferai même peut-être cadeau d’une brasserie. » La foule a ri à nouveau. Guillermo a porté sa main à sa bouche, comme s’il utilisait une cuillère. « Qu’en est-il de la nourriture ? Je dois nourrir mon peuple. Pourquoi tu ne nous paierais pas pour la récolte de l’année prochaine, comme ça on pourra acheter ce dont on a besoin ? » Volker a hoché la tête. Il leur accorderait une prime si le cacao était de bonne qualité, mais il était hors de question qu’il paye à l’avance, et il les paierait pour leur labeur. Les avances disparaissaient dans des achats compulsifs de bière et de t-shirts des Speed Racer. « Si on paye mieux sans raison, m’avait-il expliqué plus tôt, alors la qualité baisse, parce qu’ils vous prennent pour un idiot. » Le peuple de Combate ne prenait pas Volker pour un idiot. Ils avaient répondu : « Bien sûr, installe ton centre d’achats, améliore nos bateaux, éloigne le séchage de nos terres. » La réunion ajournée, Volker a sorti quelques feuilles de papier et des crayons pour organiser un concours de dessin pour les enfants, qui avaient l’air de n’avoir jamais vu de crayon de leur vie. Une femme qui surveillait les enfants s’est approchée de nous. « La prochaine fois que vous venez, avait-elle dit, veuillez ne pas apporter de bière. »
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Volker avait grandi à l’extérieur de Berlin, près des mines de charbon où son père effectuait un service double, six jours par semaine. Après avoir obtenu un diplôme en agriculture tropicale (pendant le jour de congé de son père ils faisaient du jardinage ensemble), il avait commencé à travailler pour le Service Volontaire Allemand en République Dominicaine. C’était dans les années 1980. Volker plantait alors du cacao et travaillait dans d’autres fermes forestières, avant d’être plus tard chargé d’un programme d’élevage de lapins pas si fructueux. Les locaux refusaient de manger la vermine : « Ils sont trop proches des rats. Les mêmes longues dents. » Le programme du Service Volontaire s’était donc terminé par une fête organisée par Volker pour ses amis, à faire griller 80 lapins. Le Service Volontaire l’avait envoyé en Bolivie en 1991, où il s’était aventuré dans la jungle avec un guide Chimane et avait découvert pour la première fois le cacao sauvage. Il était ensuite retourné en Allemagne pour travailler à Francfort quelques années. Lorsqu’il était revenu en Bolivie en 2000, il avait été surpris de constater qu’aucune organisation n’avait encore commencé à développer le cacao. Dans l’Amazone, il avait consulté des groupes de commerce équitable, évaluant le potentiel de durabilité des récoltes, de l’hévéa et des noix brésiliennes jusqu’à l’huile de palme et un latex rouge connu sous le nom de sang du dragon. Mais il était fasciné par le cacao sauvage. À force de goûter plus de graines, il était devenu la première personne à réaliser comme le monde était à côté de la plaque : la Bolivie offrait un des meilleurs cacaos de la Terre, et personne n’était au courant. Convaincre l’industrie gourmet, en revanche, avait été une autre histoire. « Personne ne sait que la Bolivie a du cacao, m’a-t-il dit. Ils croient qu’on cultive des lamas. » La taille des graines sauvages était une partie du problème. Elles ne faisaient que la moitié de celle des graines cultivées et ne pouvaient être traitées avec un équipement standard. « J’avais couru partout avec ces petites graines pendant deux ans. Personne n’en voulait. Je les avais envoyées à Scharffen Berger. Au Japon. Pas bonnes, pas bonnes, pas bonnes. Toujours le même refrain. La situation était devenue incertaine. Je commençais alors à investir plus d’efforts, plus de temps, plus d’argent, plus de tout, sans certitude que ça allait marcher. J’étais simplement convaincu que ce cacao était merveilleux. »
Il y avait cinq échantillons de chocolat sur la table. Ils m’avaient alors demandé de trouver celui fait à partir de mon cacao. J’avais goûté les cinq et je leur avais montré le mien.
Il avait appris qu’un terrain était en vente, incluant des centaines d’hectares de forêt de cacao. Il avait alors emprunté de l’argent à son beau-père et payé 13 000 dollars en 2003 pour cette propriété de 1 500 hectares. Le succès du café issu du commerce équitable déteignant sur le cacao, et les producteurs de chocolat haut de gamme se battant soudainement pour accéder aux meilleures graines, il en avait déduit que ce n’était plus qu’une question de temps. Enfin, Felchlin, le chocolatier centenaire, l’avait remarqué et – comme seul l’aurait fait un producteur artisanal haut de gamme – avait adapté son antique équipement aux graines inhabituelles de Volker. Ils l’avaient ensuite convié en Suisse. « Ils m’avaient emmené dans une salle de conférence. Tous ces visages sérieux assis autour de la table. C’était très suisse. Il y avait cinq échantillons de chocolat sur la table. Ils m’avaient alors demandé de trouver celui fait à partir de mon cacao. J’avais goûté les cinq et je leur avais montré le mien. “Vous avez raison, et nous l’adorons”, avaient-ils répondu. » Nous avons acheté tout le cacao disponible à Combate. Il allait voyager en bateau avec nous à Trinidad, puis par camion, sur ce carnage que la Bolivie appelait système routier, plus de 1400 km de route jusqu’à l’entrepôt de Volker à La Paz. À une altitude de 3960 mètres, La Paz était la grande ville la plus haute du monde. Les visiteurs s’écroulaient régulièrement, leurs cerveaux troublés par le manque d’oxygène. L’air frais des Andes faisait de cet endroit le plus adapté pour entreposer le cacao plusieurs années sans avoir recours à l’air conditionné. Volker exploitait un défunt complexe sportif de racketball, dans lequel des sacs de cacao séché de 44 kg étaient empilés sur un sol en bois. De La Paz, le cacao était transporté dans un col de 5 km avant de dévaler les pentes du Pacifique jusqu’au port chilien d’Arica, où un collecteur l’emmenait au Panama. Il était alors chargé dans un grand porte-conteneur pour voyager à travers le canal et l’Atlantique jusqu’à Rotterdam, où il était transféré dans un autre collecteur et remontait le Rhin jusqu’à l’entrepôt de Felchlin, à Basel en Suisse. « Pour ce qu’on fait, je crois que le prix de Cru Sauvage n’est pas très élevé », m’a confié Volker. Nous avons quitté Combate à l’aube, découpant de gros morceaux d’une saucisse locale et faisant glisser le tout avec de la bière. « Petit-déjeuner allemand », a approuvé Volker. Quant à moi je grignotais des graines de cacao crues. On sentait bien qu’elles avaient du potentiel, mais elles étaient très loin d’être du chocolat. Nous sommes alors montés dans un plus grand bateau en bois, doté d’un toit en treillis et d’une bâche bleue pour bloquer les rayons du soleil implacable. La bâche ne couvrait pas l’arrière du bateau, alors Dante a jeté une carcasse de porc salé – notre viande pour les deux prochains jours – sur le toit pour faire de l’ombre. Nous n’avions ni radio ni provisions de secours, le moteur était dépourvu de carter et rafistolé partout. J’étais impressionné par la confiance avec laquelle tout le monde le croyait capable de survivre à trois jours d’étendue sauvage. Entre les sacs de cacao, les sacs à dos, les hamacs, les carcasses de piranha que personne n’avait nettoyées, la glacière de bière, et les bouteilles d’eau et d’essence, le seul endroit où s’asseoir était sur les plats-bords étroits – une torture qu’aucune quantité de coca ne pourrait rendre plus agréable. Notre objectif était de visiter plusieurs terres où était cultivé le cacao, ainsi que les villages de Palerme et Jérusalem, où avait grandi Aurelio. « D’abord Palerme, puis Jérusalem », avait marmonné Volker. « On dirait une croisade. » Le cacao était partout. Nous avons rendu visite à un vieil homme, torse nu, souffrant d’une maladie de la peau qui rongeait le côté droit de son corps. Il était assis dans une hutte entourée de cacaotiers bien entretenus. Son nom était Pedro, le dernier d’une communauté indigène de Trinidad, et il vivait ici depuis 45 ans. Pedro a dit qu’il y avait 2 500 hectares de chocolatales dans les environs, mais plus personne n’était là pour la récolte. Je n’arrivais pas à y croire. Dans d’autres parties du monde, les entreprises se battaient pour mettre la main sur les réserves dérisoires des variétés de cacao de haute-qualité. Des gens avaient même été abattus au Venezuela. Et ici, il pourrissait dans la forêt. « Et si je vous aidais à trouver des cueilleurs pendant la saison ? a demandé Volker. Et que je fournissais de la nourriture, une formation et des bateaux ? Et que vous dirigiez le tout ? Et que l’on vous accordait une prime pour chaque récolte ? — Pourquoi pas ? » Et ils avaient conclu le marché d’une poignée de main.
Délivrance
Palerme, nous l’avons vite découvert, a été désertée à cause des inondations. Après 12 autres heures éreintantes, nous avons atteint Jérusalem, encore immergée sous 30 cm d’eau. Aurelio et ses frères avaient hérité d’une cabane entourée de 7 500 hectares de forêt tropicale marécageuse riche en cacao. La famille avait bien travaillé : chaque centimètre carré de terre visible était couvert d’un épais tapis de cabosses vides, en décomposition. J’étais ravi de descendre du bateau, mais alors que nous avancions vers la cabane, par-dessus les cabosses écrasées, j’ai soudain remarqué qu’elles semblaient se propager, se mouvoir. Le sol entier, même celui de la cabane, était vivant. Les fourmis s’étaient installées. À ce moment-là, la relation que j’entretenais avec la jungle était la même que celle entre un chien battu et son maître : je l’adorais, mais elle n’arrêtait pas de me faire du mal. Je m’inquiétais pour des tas de mauvaises raisons. Ce n’était pas les jaguars : je n’en avais jamais vu. Ce n’était pas les caïmans, ceux que l’on avait mangés en ceviche, la chair crue de la queue découpée finement et marinée dans un jus de citron frais. Pas non plus les piranhas et les serpents. Tout le monde savait que j’avais même fini par m’entendre avec les tarentules, qui avaient une personnalité, à peu près celle du Duc de Big Lebowski.
La biomasse des fourmis était bien plus importante que celle des humains en Amazonie. Elles attaquaient depuis le sol, sortaient en grouillant de vieilles pirogues, tombaient des arbres.
Mais ces putains de fourmis. Les moustiques, les tiques, les aoûtats et les moucherons ? Affreux. Mais les fourmis, flottant à travers la forêt dans des ruisseaux noirs de sadisme, étaient les véritables reines de la jungle. La biomasse des fourmis était bien plus importante que celle des humains en Amazonie. Elles attaquaient depuis le sol, sortaient en grouillant de vieilles pirogues, tombaient des arbres. Rester à Jérusalem était du suicide. Dante, qui avait absorbé assez d’alcaloïdes pour approvisionner une fête d’une semaine à Medellín, a voté pour avancer à l’aveuglette dans la nuit. Idée rejetée. « Je connais un endroit », a dit Aurelio. Tandis que nous nous occupions en descendant le vieux bras sans issue du fleuve, ce dernier prenait des teintes pourpres, reflétant le ciel. Des tapis de libellules vertes suintaient au-dessus de l’eau, pendant que les dauphins du fleuve remontaient à la surface, et que les lucioles brillaient dans les arbres en rythme avec les grenouilles. Au bout du lagon, une unique hutte s’élevait sur des poteaux au-dessus de l’eau. Alors que nous nous approchions, un vieux couple cambré sortait en titubant. S’ils étaient étonnés du tournant que prenait leur après-midi, ils ne le montraient pas. J’avais grand espoir de rentrer à Trinidad le jour suivant – Volker m’avait promis le meilleur steak de ma vie à notre arrivée, et même une chambre d’hôtel miteuse sans eau chaude commençait à relever du pur hédonisme – mais le moteur nous a lâché en milieu de matinée. Dante et Aurelio ont eu à faire ces gestes désespérés que font les hommes avec leurs tournevis dans de telles situations. Le moteur mort, les bruits de la jungle ont retenti. Pour les gens, les sons de la forêt tropicale se résument à de doux chants d’oiseaux, mais pour une raison ou une autre, la plupart des oiseaux de l’Amazone ont l’air d’avoir des boules de poil dans la gorge. Les perroquets poussaient des cris stridents. Les aras toussaient. L’hoazin huppé, d’une révolutionnaire nostalgie, avait l’apparence de Billy Idol et chantait comme lui. Ils ont travaillé sur le moteur pendant des heures. De sombres cumulonimbus en forme d’enclume approchaient par l’ouest. J’observais les éclairs zébrer entre eux tandis que des singes hurleurs s’engageaient dans un concours de cris. Je me demandais combien de temps nous pourrions tous vivre des sacs de graines de cacao cru du bateau. Je me demandais comment je pouvais me trouver depuis des jours sur le plus grand fleuve de cacao du monde sans avoir goûté un seul morceau du chocolat local. Notre casserole en aluminium a finalement été sacrifiée. Il a fallu deux heures pour découper le métal et le façonner pour qu’il ait la bonne forme. C’était une incroyable démonstration de talents, sorte de MacGyver latino et, lorsque Dante a activé le moteur, mon cœur s’est emballé, plein d’espoir, l’espace d’un instant. Puis le moteur s’est désintégré comme un bonbon au caramel. Cette fois Dante s’est contenté d’arracher le compartiment moteur, de le jeter sur le pont, et de fixer le vide, alors que nous dérivions. Il a ensuite saisi son sac de coca. La pluie a commencé à grésiller sur l’eau du fleuve et à me fouetter le visage. L’orage grondait au loin, et les rugissements suivaient sur la berge, comme si la jungle elle-même hurlait d’anticipation. Le fleuve nous a conduit au magasin d’Angel, le frère d’Aurelio, dans le village de Camiaco, à moins de 2 km de l’endroit où nous sommes tombés en panne. Nous sommes parvenus à débarquer pile pour l’heure du cocktail. J’avais pensé à demander pourquoi ils avaient estimé nécessaire de passer cinq heures à s’improviser ingénieurs, s’ils savaient que la maison d’Angel était un peu plus loin en aval, mais la partie raisonnable de mon cerveau m’avait intimé : « Non, ce genre de questions conduit à la folie. »
Au lieu de ça, nous avons parlé cacao avec Angel. Il avait acheté chez tous les récoltants de la zone. « Je peux vous en avoir dix tonnes par an », a-t-il dit à Volker. Je lui ai demandé timidement s’il avait une petite réserve de chocolat maison quelque part. Angel a alors disparu dans son magasin avant de réapparaître avec un morceau de 900 grammes de magie fruitée et parfumée. Son arôme d’un autre monde m’a emporté à des kilomètres. Après toute la distance, les insectes, le porc rance, je l’ai attrapé et l’ai approché de mon visage, gémissant comme Gollum qui aurait retrouvé son anneau. « Le volume de cacao provenant de ce fleuve… a dit Volker, comme pris de vertiges. C’est bien plus que ce que j’avais imaginé. Si je peux en retirer 60 %, ça me va. » Le jour suivant, après quelques appels radios et une logistique digne des œuvres d’Escher, nous sommes enfin retournés à Trinidad, où Volker m’a offert le bon steak promis. Trinidad était entourée de millions d’hectares de prairies marécageuses parsemées de troupeaux de zébus blancs. Dans les restaurants de la place principale, sept dollars suffisaient pour manger un beau morceau d’une bête élevée dans un carré de verdure en plein air. Volker et moi grignotions chacun notre part, en regardant les habitants de Trinidad défiler sur des Haojin 150, parfois à deux, trois, voire quatre personnes sur la même moto, lorsque son assistant est arrivé. Il avait de bonnes nouvelles. Des Indiens d’un tout autre système fluvial (j’ai promis de ne pas révéler lequel) avaient débarqué en ville, souhaitant désespérément vendre leur cacao. Ils possédaient des centaines de kilomètres carrés de chocolatales, avaient-ils dit, et personne pour les acheter. Monsieur Volker serait-il intéressé ? Voker a esquissé un large sourire, terminant son steak, puis a allumé une cigarette. Les affaires étaient bonnes. Felchlin recherchait de nouveaux partenariats et de nouvelles recettes. Le marché local se contentait entièrement de graines de moindre qualité. Les ONG étaient à la recherche de fonds. Un fleuve encore vierge d’Amazonie attendait que l’on récolte son cacao, et la seule personne au monde en position de le cueillir était Volker Lehmann. « Trouve un autre bateau, m’a-t-il dit. Remonte la rivière. Achète du cacao, achète du cacao, achète du cacao. — Tu dois manger des tonnes de chocolat, avais-je dit avec mélancolie. — J’aime pas ça, avait-il répondu de marbre. J’aime les oursons en gélatine. »
Traduit de l’anglais par Mehdi Chauvot d’après l’article « Heart of Dark Chocolate » paru dans Outside. Couverture : Couché de soleil sur l’Amazone.