« Taxi, monsieur ? » C’est souvent la première chose qu’on entend lorsqu’on pose le pied sur un sol étranger, une offre de service qui tombe avant même d’avoir pu se remettre du voyage. Une invitation qui sonne parfois comme une arnaque, et c’est souvent le cas. Il est quasiment impossible d’y échapper. « Taxi ? » me demande-t-il à nouveau d’une voix lasse, mais insistant tout de même. Le chauffeur est stationné juste à la sortie des terminaux de l’aéroport international Jomo Kenyatta de Nairobi. La trentaine, les paupières lourdes, son ventre presse contre sa chemise, qu’il garde hors de son pantalon. Je suis chargé et mon visage trahit mon état d’épuisement. Il a une voiture. J’hésite, pourtant.
« — Taxi ? — Bon, écoutez, lui dis-je enfin. Je ne peux payer qu’avec, hum, de l’ “argent mobile”. » L’homme me regarde sans ciller. Pour appuyer mon propos, j’agite devant lui mon smartphone flambant neuf. « — M-Pesa ? — Pas de problème. » On discute et nous nous accordons sur une course à 1 700 shillings kényans (15 euros et 50 cents). « OK », me dit-il. Il me tend sa main, je la serre, et il conclut : « 1 750. » Sur ce, je signe un contrat dont je ne connais pas les clauses, et que je ne suis pas sûr d’honorer une fois arrivé à destination. J’ai voyagé de New York à Nairobi pour comprendre les rouages de l’achat de biens et de services par téléphone, ainsi que les raisons qui ont fait du Kenya l’Eldorado du paiement par téléphone mobile. Ici, la plupart des gens utilisent le service M-Pesa (« M » pour mobile, et Pesa signifie paiement en swahili) pour envoyer de l’argent d’un téléphone à l’autre via des SMS cryptés. On compte en tout 18,2 millions d’utilisateurs du service au Kenya, un pays mesurant deux fois la taille du Colorado. Même si je me fais fort de compter parmi les premiers utilisateurs de smartphones, je n’ai jamais utilisé mon téléphone pour payer quoi que ce soit, pas même un macchiato chez Starbucks. Et bien que je me considère comme un voyageur aguerri, je n’avais jamais mis les pieds en Afrique. Tant mieux, m’ont dit mes rédacteurs en chef, il y a déjà bien trop d’experts auto-proclamés qui en savent long sur la manière dont l’Afrique de l’Est a dépassé des économies plus avancées dans le domaine du paiement mobile. Ma mission est plus terre-à-terre : survivre dix jours au Kenya avec un téléphone, et rien d’autre. Première étape : en acheter un.
Geoff
À l’aéroport international de Nairobi, les voyageurs descendent sur le tarmac par un escalier en métal, pour ensuite se diriger vers un terminal qui ressemble plus à un parking qu’à autre chose. C’est que jusqu’à très récemment, c’en était un (le véritable aéroport international a brûlé en 2013). Les anciennes places de parking servent aujourd’hui de kiosques où l’on vend des livres de poche emballés dans du plastique (écrits par Lee Child ou Nelson Mandela), des bonbons (réglisse, chewing-gums au gingembre, Tic Tac) ainsi qu’une poignée de téléphones (smartphones ou modèles plus anciens). J’ai opté pour un Huawei Y22-U00, qui fonctionne sous Android. Les employés discutent entre eux en sheng, un argot local, alors qu’ils installent rapidement les batteries des téléphones, activent les cartes SIM et grattent avec une pièce de 10 shillings la zone grisée des cartes prépayées, révélant ainsi le code d’accès au crédit. Pas de contrat, ni de plans complexes ou de matériel vendu à prix d’or : le prix non-négociable de l’aéroport, pour un téléphone assorti de plus de forfait que je ne pourrai en utiliser en dix jours, est de 13 000 shillings, soit moins de 120 euros – si j’avais attendu d’être en ville, j’aurais pu payer moitié moins cher pour la même chose. Cinq minutes plus tard, je dispose d’un numéro kényan et suis client du premier opérateur téléphonique du pays, Safaricom. Le service d’argent mobile de Safaricom est devenu monnaie courante au Kenya. La société s’est émancipée de la Kenyan Post & Telecommunications, l’ancienne entreprise publique qui détenait le monopole dissoute en 2002. Safaricom a lancé le M-Pesa en 2007, et la population kényane effectue chaque mois près de 80 milliards de shillings de transactions par M-Pesa, tandis que 130 milliards de shillings sont envoyés ou reçus sur des téléphones durant la même période, via 45 000 agents indépendants présents dans tout le pays.
Le succès du M-Pesa a été immédiat. Le système permet aux Kényans d’envoyer de l’argent en toute sécurité (plutôt que de confier du cash à un cousin, qui le transporterait dans un bus susceptible de tomber en panne ou d’avoir un accident à chaque instant, ou qui pourrait se faire dérober la somme lors d’une agression) et donne accès à des millions d’habitants ne possédant pas de compte en banque à un distributeur de billets qui tient dans leur poche – une fonctionnalité très populaire auprès des fermiers. Un Kényan sans téléphone peut même s’en faire prêter un : il lui suffit de se procurer une carte SIM pour entrer dans la danse. Et maintenant c’est mon tour. Je glisse mes billets de 1 000 shillings à l’employée du kiosque de l’aéroport. Ses doigts hérissés d’ongles roses pianotent sur le clavier de son téléphone. Elle accède à mon compte pendant que son collègue récupère l’argent qu’elle a laissé sur le comptoir et le dépose dans un tiroir en bois. Voilà ! Mon argent vient d’être transformé en liquidités numériques, de la même manière qu’on ajouterait des minutes de crédit à son forfait à la demande. Mon téléphone émet un son et je reçois un message de bienvenue, qui m’informe sur l’état de mon compte. J’ai l’impression d’être un homme des cavernes à qui on vient de tendre un briquet.
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Le chauffeur de taxi manœuvre son véhicule entre les semis-remorques qui transportent du fret récupéré sur les porte-conteneurs de Mombasa, les matatus – des taxibus aux couleurs criardes –, les camions de livraisons, les moto-taxis, les berlines de luxe aux vitres sans tain ornées de plaques gouvernementales, et les 4×4 – dont raffolent les touristes qui partent en safari et les employés des organisations non-gouvernementales. Quand la circulation se fige, la route est soudainement envahie de vendeurs ambulants, proposant des fruits et légumes, des CD, des ballons de football et bien d’autres articles. Naturellement, ils acceptent les paiements M-Pesa. La reprise du trafic ne les empêche pas de terminer une transaction.
Les panneaux publicitaires vantant les mérites du M-Pesa pullulent à Nairobi.
« La circulation à Nairobi est infernale », me dit le chauffeur. La principale cause de ce chaos automobile, ce sont les policiers en quête de pots-de-vin – l’un d’eux somme une voiture de se ranger sur le bord de la route, à l’aide d’une petite cravache. Habituellement, on paie les flics en argent liquide. Mon chauffeur m’avoue avoir essayé de les régler en M-Pesa – pour des raisons de sécurité, il préfère ne pas transporter d’argent en liquide sur lui, ce que lui permet le M-Pesa – mais cela n’a pas marché. « Peut-être ont-ils peur qu’un jour, quelqu’un porte plainte contre l’un d’eux, me dit-il. Alors ils cherchent à effacer les preuves. » Lesdites « preuves » d’une transaction en monnaie dématérialisée sont l’un des attraits de l’argent mobile, et la raison pour laquelle je connais le numéro et le nom de mon chauffeur, et réciproquement (appelons-le Geoff afin que ce qu’il m’a révélé sur les pots-de-vin ne lui porte pas préjudice). Pour régler ma course en M-Pesa, nous avons dû échanger nos numéros, puis nous avons chacun reçu par SMS un ticket comportant nos noms. Cela fait du paiement mobile une expérience plus personnelle que si j’avais utilisé du liquide ou une carte de crédit. Nous nous connaissons désormais, jusqu’à ce que la mort – ou une suppression du contact sur nos téléphones respectifs – nous sépare. « Peut-être avez-vous besoin d’aide avec votre réservation d’hôtel ? » me demande Geoff alors que nous nous arrêtons devant l’hôtel Stanley. « Vous voulez faire un safari, ou une sortie dans ce style-là ? Rencontrer des femmes, peut-être ? » Je lui promets de lui téléphoner si l’envie s’en fait ressentir. Après tout, j’ai son numéro.
Classy Lassie
Le Stanley est un hôtel colonial un peu désuet, qui fut construit en 1902, et abrite aujourd’hui un restaurant chic fréquenté par des officiels et des hommes d’affaires, ainsi qu’un bar où fut fondée la bourse kényane – et où elle se tenait jusqu’en 1991. Je règle ma facture en M-Pesa. Je gagne ma chambre, bois une bière fraîche et prends une douche. Puis mon téléphone sonne. « – Comment ça va ? – Qui est-ce ? » demandé-je. Il n’y a qu’une seule personne qui connaisse mon numéro kényan. « C’est Geoff ! » dit Geoff. Il veut savoir si j’ai encore besoin de lui. Pas maintenant, merci. Plus tard dans l’après-midi, Geoff me rappelle. On discute un peu, puis cela devient gênant. Ce qui ne l’empêche pas de me rappeler dans la soirée, puis le lendemain matin. Puis les textos commencent à affluer. Les Kényans sont réputés pour leur zèle entrepreneurial, souvent appelé l’ « insistance kényane ». C’est tout à fait admirable. Geoff n’est même pas pénible. Peut-être est-ce une des raisons qui font que le paiement par SMS fonctionne si bien ici et qu’il ne s’est pas développé aussi rapidement ailleurs. Il arrive qu’une course de taxi soit juste une histoire d’un soir…
Les panneaux publicitaires vantant les mérites du M-Pesa pullulent à Nairobi, bien en vue dans les vitrines des magasins ou peints sur les devantures des boutiques. Je m’en sors à merveille avec mon compte Safaricom. Un billet d’avion pour un vol intérieur ? Je le paie avec mon téléphone. Un plat de viande dans un restaurant nyama choma ? Même chose. Un café dans une brûlerie ? Idem. Les pharmacies, les magasins d’électronique et les vendeurs d’antiquités Maasaï acceptent tous le paiement M-Pesa (y compris les Maasaï eux-mêmes). Ce dont j’ai besoin dans l’immédiat, c’est d’une veste pour honorer le dress code du restaurant de l’hôtel. Puis-je utiliser le M-Pesa pour payer les vendeurs de fripes du Toi Market ? Cela va dépendre de mon nouveau chauffeur, Paul Kago. Sa fourgonnette Toyota est dotée d’un système de son d’une précision redoutable et dispose d’un caisson de basse à vous dissoudre les caillots de sang. Kago parle le Sheng, et peut traduire ce que me dit mon vendeur alors que je négocie pour acheter une veste. Il me rapporte des phrases comme : « On peut lui en vendre deux ? » et « À ce prix-là, on ne lui vend pas les manches. » Kago et moi nous entendons bien. Lui non plus n’est pas un bon négociateur. « Cela se voit sur mon visage que je suis mauvais, me confie-t-il, du coup, ils en profitent. » Il est d’accord pour tenter de payer en M-Pesa si un policier nous arrête – ce qui n’arrivera pas – et me suit dans ma tentative de voir jusqu’où un touriste peut aller s’il décide de ne régler ses achats qu’en M-Pesa. Il est par exemple impossible de les utiliser pour « adopter » un éléphanteau soigné dans l’orphelinat pour éléphants du David Sheldrick Wildlife Trust, sis dans le Parc National de Nairobi, où lions, rhinocéros et consorts déambulent librement, non loin des gratte-ciel du centre-ville. J’arrive tout de même à faire l’acquisition d’une jolie veste anthracite à trois boutons pour 1 300 shillings. « Elle est très belle, me dit Kago. On peut la porter avec tout. »
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Il y a une explication qui justifie mon incapacité à acheter un bébé éléphant avec de l’argent mobile. On ne peut pas disposer de plus de 50 000 shillings sur son compte M-Pesa, les transactions journalières sont limitées à 70 000 shillings et, plus contraignant, on ne peut déposer ou retirer en liquide plus de 35 000 shillings en une fois sur son compte M-Pesa. M’occuper de Turkwell, un éléphant adulte, pendant un an, aurait siphonné mon compte en une journée. En qualité de touriste, je ne peux alimenter mon compte qu’en argent liquide – étrange méthode pour un paiement qui vante son côté dématérialisé –, et cela m’oblige à transporter de grosses sommes d’argent dans la foule (peu conseillé à Nairobi), en quête d’une boutique capable de recharger mon compte M-Pesa contre du liquide, comme le salon de manucure de Classy Lassie.
Chaque artisan dispose d’un revenu annexe, rendu possible grâce à des prêts dont les sommes sont déposées sur leurs téléphones.
Classy Lassie a installé un éclairage au néon dans sa vitrine, dont les tubes forment le mot « M-Pesa ». Si le voyageur s’engouffre dans la boutique, une fois passés les faux-ongles et les vernis, il y trouvera un hall peint aux couleurs du M-Pesa – un vert profond – et une rangée de vitres blindées faisant office de guichet pour des touristes en mal d’argent mobile. « Jambo », me dit l’homme derrière le guichet. « Jambo », réponds-je, utilisant ainsi le seul mot swahili que je connaisse, entendu dans une chanson de Lionel Richie. « Vous avez une pièce d’identité ? » Nouvelle information. Avant d’atterrir à Nairobi, j’imaginais que l’utilisation du service M-Pesa se ferait de manière anonyme. Mais pour effectuer un dépôt sur son compte, il faut montrer patte blanche – soit une pièce d’identité – et l’obtention d’un formulaire bancaire certifiant à Safaricom que je ne blanchis pas de l’argent – un vrai progrès dans un pays gangrené par la corruption. Cela freine les transactions journalières, mais assure aux jeunes entrepreneurs qu’ils entrent dans un marché réglementé.
Gertrude
Isaac Agina est un bel homme mince au gabarit de marathonien, qui affiche un calme olympien aux antipodes de l’énergie qu’il a dû déployer pour construire sa maison en béton, avec une chambre séparée. Son foyer – il vit avec son épouse et leurs deux enfants – dispose aujourd’hui de l’eau courante, de l’électricité, d’un canapé, d’une télévision couleur, d’une Toyota en bon état de marche et d’un petit chien qui l’accueille comme le messie lorsqu’il l’entend se garer dans le jardin après sa longue journée de travail. Beaucoup de Kényans dépendent de cet homme, et cet homme dépend du M-Pesa.
Agina vit à Kisumu, sur les rives du lac Victoria. Nairobi est peut-être la capitale créative du Kenya. Elle abrite notamment la « Silicon Savannah », où pullulent les start-ups, de nombreux immeubles d’habitation et des zones d’activité commerciale – un paysage urbain dans lequel l’argent mobile tient le rôle de ciment. Mais pour mieux comprendre pourquoi le M-Pesa fonctionne si bien au Kenya, il faut explorer le reste du pays. Il y a cinq ans, Agina enseignait les mathématiques et la physique. Il venait de se marier et projetait de devenir propriétaire dans un délai de deux ans. Jamais son salaire d’enseignant n’aurait pu lui permettre de réaliser ce rêve. « Il y a un moment où tu réalises que tu es ici, tout seul, et qu’il te faut absolument faire avancer les choses », me dit-il. Aussi, Agina a monté une société appelée Kisumu Innovation Centre-Kenya, ou KICK. Il emploie 81 artisans qui confectionnent à la main des objets tels que des paniers, des cartes de vœux, et d’autres biens vendus dans les marchés labellisés « commerce équitable » en Europe et en Amérique du Nord. « Deux mois avant Noël – après cela, on a trop de travail, explique Agina. Mais les gens ont besoin de manger toute l’année. » Il devait trouver le moyen d’aider ses ouvriers qualifiés à développer des activités annexes, afin de leur permettre de continuer de gagner leur vie en dehors des périodes de rush au cours desquelles le KICK a besoin d’eux, mais sans toutefois l’abandonner. Et ses employés n’allaient pas contracter des prêts pour se lancer – le plupart ne disposaient même pas de compte en banque. Alors Agina a commencé à collaborer avec une société de micro-crédit appelée Kiva Zip, basée aux États-Unis. Ancrée à San Francisco, cette entreprise fait le lien entre de petits épargnants qui s’accommodent de faibles taux d’intérêt sur leurs placements – certains d’à peine 25 dollars – auprès d’entrepreneurs agréés. On attend naturellement de ces derniers qu’ils remboursent leurs dettes, et le taux de remboursement Kiva s’élève à 99 %. Les prêts comme les remboursements de Kiva se font numériquement. Agina est un des « administrateurs » de Kiva, c’est-à-dire un partenaire en qui la société a confiance, et qui lui permet de recommander de bons candidats pour la contraction d’un emprunt et de son remboursement. Les montants octroyés varient entre 10 000 et 70 000 shillings. Agina sait que son rôle change des vies.
Elle tirera de ses fruits une poignée de shillings qui lui permettront de rembourser son micro-prêt.
Au-delà des fenêtres du petit bureau sans prétention d’Agina s’étend une cour poussiéreuse où les employés de KICK s’affairent comme des elfes travaillant pour le Père Noël. Il y a là Milka, qui porte des tongs et un tablier. Il recycle des formulaires déchirés en les transformant en cartes de vœux. Patrick et William cisaillent des canettes de soda qu’ils changent en bicyclettes et en trottinettes. Quant à Felix, c’est un genre de Professeur Foldingue à la veste maculée de peinture, qui éviscère des générateurs pour les vider de leurs fils de cuivre – à partir desquels Fred fabrique des jambes, des bras, des mains et des cœurs. Chaque artisan dispose aujourd’hui d’un revenu annexe, rendu possible grâce à des prêts dont les sommes sont déposées sur leurs téléphones – des prêts qu’ils sollicitent, dont Agina se porte garant, et dont les artisans assurent collectivement le remboursement. Milka et Apollo possèdent une dizaine de ruches. « Les abeilles sont parfaites, dit Apollo. Vous n’avez pas besoin de les nourrir et elle assurent elles-mêmes leur sécurité. » Patrick élève des bergers allemands pour les vendre, et fait du gardiennage de chèvres et de volaille. Willaim vend des sodas sur le marché en plein-air du centre-ville, Fred tient un petit salon de barbier et Agina s’occupe en parallèle de ses propres affaires.
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Plus loin dans les terres, à quelques kilomètres de la frontière ougandaise dans une ville appelée Bungoma, je retrouve Gertrude Wamalwa. Elle bêche ses terres, une écharpe couleur de rouille nouée autour du front, ses mains calleuses enserrant étroitement sa machette. Gertrude et ses voisins semblent à mille lieues de l’univers numérique du paiement mobile. En vérité, alors qu’elle se tient debout dans la cour de sa maison, faite de boue et de chaume, elle paraît étrangère à toute idée de mécanisation et de rendement – elle ne porte même pas de chaussures. Et pourtant, sa ferme dépend du M-Pesa.
Chaque année, Wamalwa achète des graines et de l’engrais à crédit, remboursant ses intérêts auprès d’une ONG nommée One Acre Fund. Son taux d’intérêt s’élève à 17 %, l’équivalent de ce qui se pratique dans une banque kényane classique, mais elle est dispensée de nombreuses contraintes. Normalement, rembourser un tel prêt à un organisme classique l’obligerait à voyager sur de longues distances, les poches pleines de billets, peut-être gagnés en bradant ses récoltes, afin d’assurer ses remboursements à temps – et ne lui permettant pas d’économiser le moindre sou. C’est ainsi que la pauvreté s’est durablement installée dans ces régions, où elle fait toujours des ravages au sein des petites exploitations. Des groupes comme One Acre Fund tentent d’équilibrer l’équation en permettant aux fermiers de rembourser leurs emprunts de manière plus souple, l’une des méthodes étant celle du micro-paiement. Quelques dollars de plus ou de moins sortis de la poche des agriculteurs lors des échéances peuvent faire une grande différence. Wamalwa marche à travers ses rangées de maïs, de haricots et de millet pour se rendre auprès des bananiers qu’elle a plantés il y a 18 mois. En se protégeant du soleil d’une main, elle regarde ses régimes de fruits jaunes, surmontés d’une grosse fleur marron. Elle en tirera une poignée de shillings qui lui permettront de rembourser son micro-prêt. Elle manie sa machette pour se frayer un chemin parmi les herbes folles, attrape la fleur et la cueille. L’arbre ploie vers le sol, ses feuilles nourriront les vaches.
Sur le terrain, les agents de One Acre Fund sillonnent le pays à la rencontre des 80 000 fermiers qui ont des emprunts en cours chez eux. Cela implique qu’ils transportent avec eux une certaine quantité d’argent liquide. Ils ont déjà été volés par le passé, et la fraude demeure une menace sourde. Aujourd’hui, plutôt qu’une collecte hebdomadaire, ils utilisent le M-Pesa pour déposer de l’argent sur le compte de leurs clients. La prochaine étape, toujours en phase de test, permettra aux fermiers d’envoyer directement leur micro-remboursement au compte central de One Acre Fund. Cette démarche s’inscrit dans une tendance plus large qui vise à faire de la technologie mobile et du paiement incrémental un moyen de faciliter l’accès aux services classiques à une population qui en a été longtemps privée. Des sociétés comme Angaza Design, Off Grid Electric, Mobisol et M-Kopa Kenya micro-financent des installations de panneaux solaires dans le centre du pays. Tone Kwa Tone Pata Pump (« du goutte-à-goutte jusqu’à la pompe » en swahili) décalque cette initiative sur le domaine de l’irrigation, et Sustainable Water & Sanitation in Africa – qui milite pour un accès à l’eau potable – a installé des distributeurs d’eau propre qui acceptent les paiements en M-Pesa. Plus tard dans l’après-midi, je retrouve Wamalwa sur un marché, au bord de la route. Ses bananes, environ une vingtaine de kilos, sont étalées sur une couverture ocre. Combien ? Wamalwa me montre cinq doigts. J’essaie de négocier, à la kényane. J’en obtiens 400 shillings. « – Bon prix, me dit un homme. – Un prix juste, renchérit un autre. – Ok, dis-je. 300. » Et je lui tends la main. Wamlawa rit et sort un téléphone des plis de sa robe. Alors que je rentre son numéro dans mon Huawei, j’entends le bip annonciateur de la réception d’un nouvel SMS. C’est Geoff. Il veut savoir si j’ai besoin d’un taxi pour regagner l’aéroport.
Traduit de l’anglais par Benoit Marchisio d’après l’article « Ten Days in Kenya With No Cash, Only a Phone », paru dans Bloomberg Businessweek. Couverture : Une échoppe M-Pesa par Josh Palmers. Création graphique par Ulyces.