Le 7 mars 1965 eut lieu l’une des trois marches de Selma à Montgomery, qui jalonnèrent la lutte pour les droits civiques aux États-Unis et marquèrent le point culminant du mouvement pour le droit de vote. Ce jour-là, six cents défenseurs des droits civiques quittèrent Selma pour une marche pacifique, en signe de protestation. Quelques kilomètres plus loin, sur le pont Edmond Pettus, la police les attendait. Les manifestants furent brutalement repoussés par les agents armés, et ce dimanche est depuis connu sous le nom de Bloody Sunday.
Le 7 mars 2015, cinquante ans après ces événements tragiques, le président Barack Obama s’est rendu sur les lieux, en Alabama, pour adresser à ses concitoyens un discours dont voici la traduction intégrale.
Suivre l’un de ses héros est un honneur rare dans une vie. Et John Lewis est un de mes héros. Je dois à présent m’imaginer qu’il y a cinquante ans, le jeune John Lewis s’est réveillé un matin et s’est rendu à la Brown Chapel de Selma. Ce jour-là, il ne pensait pas faire preuve d’héroïsme. Ce jour-là, il ne pouvait guère s’imaginer ce qui allait se dérouler. Des jeunes gens s’affairaient dans le coin, affublés de sacs à dos et de sacs de couchage. Les vétérans du mouvement entraînaient les nouveaux venus aux tactiques de non-violence. Ils leur enseignaient la bonne façon de se défendre face aux attaques. Un médecin leur décrivait les effets du gaz lacrymogène sur le corps humain, pendant que les manifestants gribouillaient sur papier des instructions pour contacter leurs proches. L’air était étouffant, saturé de doutes et de la crainte de ce qui allait advenir. Ils se rassérénaient en chantant le dernier vers de l’hymne de Civilla D. Martin, « God Will Take Care of You » :
« Qu’importe l’épreuve, Dieu prendra soin de toi ; Toi qui est las, repose sur Sa poitrine, Dieu prendra soin de toi. » Après qu’il eût glissé dans son sac à dos une pomme, une brosse à dents et un livre sur l’art de gouverner – le strict nécessaire pour une nuit à passer derrière les barreaux –, John Lewis les a guidés hors de l’église. Ils avaient pour mission de changer l’Amérique. Président Bush, Mme Bush, gouverneur Bentley, maire Evans, Mme Sewell, abbé Strong, membres du Congrès, élus, fantassins, amis, concitoyens : Comme John l’a remarqué, il existe certains lieux, certaines heures où l’on a décidé du destin de l’Amérique. Beaucoup sont les sites de batailles : Lexington et Concord, Appomattox, Gettysburg. Ces autres endroits symbolisent l’audace du caractère américain : l’Independence Hall, Seneca Falls, Kitty Hawk, cap Canaveral. Selma fait partie de ces endroits. Lors d’un après-midi, il y a cinquante ans, les turbulences de l’histoire américaine – de la cicatrice de l’esclavage à l’angoisse de la guerre civile, du joug de la ségrégation à la tyrannie des lois Jim Crow, la mort de quatre jeunes filles à Birmingham, ainsi que le rêve d’un pasteur baptiste –, tous ces événements se sont réunis sur ce pont. Il ne s’agissait pas d’un affrontement d’armées, mais d’un affrontement de volontés. Il s’agissait d’une lutte pour décider de ce qu’était véritablement l’Amérique. Et grâce à des hommes et femmes comme John Lewis, Joseph Lowery, Hosea Williams, Amelia Boynton, Diane Nash, Ralph Abernathy, C.T. Vivian, Andrew Young, Fred Shuttlesworth, Martin Luther King Jr et beaucoup d’autres, l’idée d’une Amérique juste, équitable, ouverte et généreuse a finalement triomphé. Comme nous le montre le paysage que dessine l’histoire des États-Unis, nous ne pouvons pas examiner isolément ce moment. La marche de Selma s’inscrivait dans une épopée bien plus vaste, s’étendant sur plusieurs générations. Et ceux qui l’ont menée font à présent partie d’une longue lignée de héros. Nous nous sommes réunis en ce lieu pour les célébrer. Nous sommes ici aujourd’hui pour rendre hommage au courage d’Américains ordinaires prêts à endurer les coups de matraque et cent autres coups, des gaz lacrymogènes aux piétinements des sabots. Le courage d ces hommes et de ces femmes, qui malgré le sang répandu et les os brisés, sont restés fidèles à leur étoile polaire et ont continué à marcher pour la justice. Ils ont agi selon les Saintes Écritures : « Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans la détresse, persévérants dans la prière. » Et dans les jours à venir, ils y sont retournés, encore et encore. Quand les trompettes ont résonné, les gens sont venus – noirs et blancs, jeunes et vieux, chrétiens et juifs, ils agitaient tous le drapeau américain et chantaient les mêmes hymnes de foi et d’espérance. Un journaliste blanc, Bill Plante, qui couvrait les marches à l’époque et qui est parmi nous aujourd’hui, a déclaré avec malice que plus il y avait de blancs, plus le chant sonnait faux… Mais aux oreilles de ceux qui défilaient, ces vieux morceaux de gospel n’ont jamais été si mélodieux.
Avec le temps, leurs chants se sont élevés et ont touché le président Johnson. Il leur a envoyé des renforts, puis s’est adressé à la nation et s’est fait l’écho de leur mission, pour que les États-Unis et le monde entier l’entende : « Nous triompherons. » Par quelle foi prodigieuse ces hommes et ces femmes étaient portés ! Foi en Dieu, mais aussi foi en l’Amérique. Les Américains qui ont traversé ce pont n’étaient pas impressionnants par leur force physique. Mais ils ont donné du courage à des millions de leurs concitoyens. Ils n’étaient pas élus, mais ils ont soulevé une nation. Ils défilaient pour ceux qui ont enduré pendant des siècles des actes de violence brutaux, d’innombrables affronts quotidiens… mais ils ne réclamaient pas un traitement spécial, ils désiraient simplement être traités comme on le leur avait promis près d’un siècle plus tôt. Ce qu’ils ont accompli ici se répercutera à travers les âges. Non pas parce que le changement qu’ils ont conquis était prédestiné, non pas parce que leur victoire était totale, mais parce qu’ils ont prouvé qu’il était possible de changer les choses sans violence, et que l’amour et l’espérance pouvaient l’emporter sur la haine.
À l’occasion de la commémoration de leur triomphe, nous nous devons de nous rappeler qu’à l’époque, de nombreux hommes et femmes au pouvoir ont condamné ces marches au lieu de les encenser. En ce temps-là, on les taxait de « communistes », de « sang-mêlés », d’ « agitateurs », de « dégénérés sexuels et moraux », et pire encore – on les appelait par tous les noms, sauf ceux que leur avaient donné leurs parents. On doutait de leur foi. On menaçait leurs vies. On contestait leur patriotisme. Et pourtant, qu’y a-t-il de plus américain que ce qui s’est produit dans ces lieux ? Qu’est-ce qui pourrait plus profondément justifier cette idée de l’Amérique qu’un humble peuple : les anonymes, les opprimés, les rêveurs qui n’occupent pas de hautes fonctions, qui ne sont nés ni dans la richesse, ni dans le privilège, qui n’ont pas une tradition religieuse mais plusieurs, et qui s’unissent pour façonner le cours de l’histoire de leur pays ?
Cet instinct de liberté a incité ces jeunes hommes et ces jeunes femmes à reprendre le flambeau et traverser ce pont.
Comment peut-on mieux exprimer sa foi en l’Amérique et l’expérience qu’elle représente qu’en agissant ainsi ? Quelle plus grande forme de patriotisme existe-t-il que de croire que l’Amérique n’est pas encore terminée ? Que nous sommes assez forts pour nous auto-critiquer ? Que chaque génération peut voir les imperfections de la précédente et décider qu’il est en notre pouvoir de refondre cette nation pour coller au plus près de nos idéaux les plus élevés ? Voilà pourquoi Selma ne fait pas figure d’exception dans l’expérience américaine. Voilà pourquoi il ne s’agit pas d’un musée ou d’un monument statique à observer à une distance confortable. Il s’agit plutôt de la manifestation d’une croyance venant de nos documents fondateurs : « Nous, le Peuple des États-Unis… en vue de former une Union plus parfaite. » (Préambule de la Constitution des États-Unis, ndt) « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux. » (Déclaration d’indépendance des États-Unis, ndt) Ce ne sont pas que des mots. Ce sont des paroles vivantes, un appel à l’action, un plan détaillé qui mène à la citoyenneté. Ces mots insistent sur le fait que des hommes et des femmes libres sont capables de modeler notre destinée. Pour des fondateurs comme Franklin et Jefferson, des chefs comme Lincoln et Roosevelt, le succès de notre expérience de self-government reposait sur la participation de tous nos concitoyens à ce grand projet. Et c’est ce que nous célébrons aujourd’hui à Selma. Ces idées ont poussé le mouvement se rassembler, une étape dans notre long cheminement vers la liberté. Cet instinct de liberté a incité ces jeunes hommes et ces jeunes femmes à reprendre le flambeau et traverser ce pont. Ce même instinct a aidé les patriotes à choisir la révolution plutôt que la tyrannie. Il a amené ici les immigrants d’au-delà des océans et du Rio Grande. Il a poussé les femmes à tendre la main vers les urnes et les ouvriers à s’organiser dans la lutte contre l’injustice de leurs situations. Cet instinct nous a conduits à planter notre drapeau sur Iwo Jima et à la surface de la lune. Cette idée a été émise par des générations de citoyens convaincues que l’Amérique est en constante évolution, persuadées qu’aimer leur pays ne s’arrête pas à en chanter ses louanges ou éviter les vérités dérangeantes. Les bouleversements occasionnels sont nécessaires, la volonté de défendre ce qui est juste, de remanier le statu quo. Voilà ce qu’est l’Amérique.
Voilà ce qui nous rend uniques, ce qui consolide notre réputation en tant que symbole d’opportunités. Les jeunes d’au-delà du rideau de fer ont entendu parler de ce qui s’est passé à Selma et ont abattu ce mur. Les jeunes de Soweto ont écouté Bobby Kennedy parler de vagues d’espoir et ont fini par bannir le fléau de l’apartheid. Les jeunes de Birmanie ont préféré être envoyés en prison plutôt que de se soumettre au régime militaire. Ils ont vu ce qu’avait fait John Lewis. Des rues de Tunis à Maidan en Ukraine, cette génération de jeunes peut tirer sa force de ces lieux, où des gens impuissants sont parvenus à changer la face de la plus grande puissance du monde et poussé leurs chefs à étendre les frontières de la liberté. Ils ont vu cette idée se matérialiser ici, à Selma, en Alabama. Ils ont vu cette idée se manifester d’elle-même ici, aux États-Unis. Grâce à des campagnes comme celle-ci, le Voting Rights Act a été adopté. Les barrières politiques, économiques et sociales sont tombées. Et le changement que ces hommes et ces femmes ont provoqué est encore visible de nos jours : des Afro-Américains dirigent des salles de conférence, siègent dans les tribunaux, sont élus pour représenter petites et grandes villes. Du Caucus noir du Congrès au Bureau ovale. Grâce à ce qu’ils ont accompli, des portes sur de nouvelles perspectives se sont ouvertes non seulement pour le peuple noir, mais pour chaque citoyen américain. Les femmes ont emprunté ces portes. Les Latino-Américains ont emprunté ces portes. Les Asio-Américains, les Américains homosexuels, les Américains handicapés ; ils ont tous emprunté ces portes. Leurs efforts ont donné au Sud tout entier l’occasion de se redresser, non pas en réaffirmant le passé, mais en le transcendant. « Quel exploit ! » dirait peut-être Martin Luther King à ce sujet. Nous avons une dette solennelle envers eux. Ce qui nous mène à cette question : comment pourrions-nous la rembourser ?
Tout d’abord, il nous faut reconnaître qu’un seul jour de commémoration, aussi spécial soit-il, n’est pas assez. Si Selma nous a enseigné une chose, c’est que nous ne devons jamais cesser d’évoluer. L’expérience américaine en matière de self-government donne du travail et un but à chaque génération. Selma nous enseigne aussi que pour passer à l’action, nous devons nous départir de notre cynisme. Lorsqu’il est question d’une quête de justice, nous ne pouvons nous permettre ni suffisance, ni désespoir.
Cette semaine encore, on m’a demandé si le rapport du ministère de la Justice de Ferguson prouvait, en ce qui concerne les origines ethniques, que peu de choses ont changé dans ce pays. J’ai bien compris le sens de cette question : ce que révèle ce rapport se produit malheureusement trop souvent. Ces genres d’abus et de mépris envers les citoyens ne sont pas sans rappeler ceux qui ont donné naissance au Mouvement des droits civiques. Mais quand on dit que rien n’a changé, je ne suis pas d’accord. Les manifestations de Ferguson n’étaient peut-être pas uniques, mais ce n’est plus endémique. Ce n’est plus sanctionné par la loi ou la coutume. Avant le Mouvement des droits civiques, je vous assure que ça l’était. Nous ne rendons pas service à la cause de la justice en insinuant que les préjugés et la discrimination sont immuables, et que la division ethnique est inhérente aux États-Unis. Si vous pensez que rien n’a changé au cours de ces cinquante dernières années, demandez aux personnes qui habitaient Selma, Chicago ou Los Angeles dans les années 1950. Demandez aux femmes PDG qui n’auraient autrefois pas pu viser plus haut qu’un poste de secrétaire. Demandez à vos amis homosexuels s’il est plus facile de s’assumer et d’en être fier aujourd’hui aux États-Unis qu’il y a trente ans. Dénigrer cette évolution des mentalités, cet avancement si chèrement acquis, serait comme nous déposséder de notre capacité et de la responsabilité qui nous incombe de faire de tout ce qui est en notre pouvoir pour rendre l’Amérique meilleure. Bien sûr, suggérer que Ferguson est un incident isolé serait une erreur, tout comme de croire que toute trace de racisme a été bannie, que la mission des hommes et femmes de Selma est à présent accomplie, et que les tensions ethniques qui subsistent sont dues à ceux qui jouent ce jeu à leurs propres fins. Nous n’avons pas besoin du rapport de Ferguson pour savoir que c’est faux. Il nous faut simplement ouvrir nos yeux, nos oreilles et nos cœurs pour réaliser que l’histoire ethnique de cette nation a encore une influence sur chacun. Nous savons que la marche n’est pas encore terminée. Nous savons que la course vers l’égalité n’est pas encore gagnée. Nous savons que pour atteindre cette destination bénie où chacun d’entre nous sera jugé selon la valeur de son caractère, il nous faut admettre et regarder la vérité en face. « Nous sommes capables de porter un lourd fardeau », écrivit jadis James Baldwin, « dès que nous réalisons que ce fardeau est la réalité et que nous parvenons à y faire face. » Il n’y a en réalité rien que les États-Unis ne puissent affronter si nous regardons les problèmes en face. Cela nécessite que tous les Américains fassent des efforts, tous. Ce ne sont pas qu’aux blancs d’en faire. Ce ne sont pas qu’aux noirs non plus. Si nous voulons faire honneur au courage de ceux qui ont défilé ce jour-là, nous devons tous nous emparer de la même imagination morale qu’eux. Nous devons tous ressentir l’urgence extrême du présent. Nous devons reconnaître, comme ils l’ont fait avant nous, que le changement dépend de nos actions, de nos attitudes et de ce que nous enseignons à nos enfants. Si nous faisons ces efforts, aussi difficiles qu’ils puissent paraître parfois, nous pouvons promulguer des lois, agiter les consciences et parvenir à un consensus.
Si nous réalisons ces efforts, nous pouvons nous assurer que notre système de justice pénale desserve tous les citoyens et non pas qu’une minorité d’entre eux. Ensemble, nous pouvons rehausser le niveau de confiance mutuelle sur laquelle le maintien de l’ordre est basé ; l’idée que les agents de police sont des membres de la communauté qui risquent leurs vies pour la protéger. Les citoyens de Ferguson, de New York, de Cleveland désirent tous la même chose que les jeunes qui ont défilé cinquante ans plus tôt à Selma : la protection de la loi. Ensemble, nous pouvons nous occuper des condamnations injustes et des prisons surpeuplées, ainsi que des circonstances qui privent trop de garçons de pouvoir devenir des hommes, qui privent la nation de trop d’hommes qui auraient été de bons pères, de bons travailleurs, et de bons voisins. Au prix de ces efforts, nous pouvons faire reculer la pauvreté et les obstacles aux opportunités. Les Américains n’acceptent pas de faire monter n’importe qui dans leur voiture, non plus qu’ils ne croient en l’égalité des résultats. Mais nous comptons sur l’égalité des chances. Et si nous le pensons vraiment, si ce n’est pas qu’un intérêt de façade, si c’est vraiment là ce que nous voulons et que nous sommes prêts à nous sacrifier pour cette égalité, alors oui, nous pouvons nous assurer d’offrir à chaque enfant une éducation qui convient à ce nouveau siècle. Nous pouvons permettre aux enfants d’acquérir les compétences dont ils ont besoin, d’étendre leurs imaginations et leurs visions du monde. Nous pouvons nous assurer que chaque personne souhaitant travailler puisse ressentir la dignité que confère un emploi, une rémunération équitable, faire entendre sa voix, et gravir les échelons qui mènent à une vie plus confortable. Grâce à ces efforts, nous pouvons protéger le fondement de notre démocratie pour laquelle tant de personnes ont défilé sur ce pont – et qui est le droit de vote. De nos jours, en 2015, cinquante ans après Selma, il existe des lois dans ce pays qui font en sorte que certains citoyens aient plus de difficultés à voter. Au moment où nous parlons, d’autres lois du même genre sont proposées. Pendant ce temps-là, le Voting Rights Act, aboutissement de tant de sang, de sueur et de larmes versés, résultat de tant de sacrifices face aux violences gratuites, ce Voting Rights Act est affaibli, et son futur est soumis aux rancœurs politiques.
Comment est-ce possible ? Le Voting Rights Act était une des plus belles réussites de notre démocratie, le résultat d’efforts communs entre républicains et démocrates. Le président Reagan a signé son renouvellement lorsqu’il était en fonction. Le président George W. Bush a signé son renouvellement lorsqu’il était en fonction. Cent membres du Congrès sont présents aujourd’hui pour honorer ceux qui étaient prêts à mourir pour le droit de le protéger. Si nous voulons vraiment marquer ce jour, permettons à ces cent personnes de retourner à Washington et de réunir quatre cents membres de plus. Ensemble, ils peuvent s’engager à restaurer cette loi, cette année. C’est de cette façon que nous ferons honneur à ceux qui se sont tenus sur ce pont.
Vous qui défiliez sur ce pont, tant de choses ont changé en cinquante ans.
Bien sûr, notre démocratie ne dépend pas uniquement du Congrès, des tribunaux, ou même du président. Si chaque nouvelle loi visant à empêcher les gens de voter était invalidée aujourd’hui, nous aurions toujours, ici aux États-Unis, un des taux de participation aux élections les plus faibles parmi les peuples libres. Il y a cinquante ans, vous inscrire sur les listes électorales de Selma, et plus généralement dans le Sud, était aussi compliqué que de deviner le nombre de bonbons dans un bocal ou le nombre de bulles sur un savon en pain. Vous risquiez votre dignité, et parfois votre vie. Quelle est notre excuse aujourd’hui pour ne pas voter ? Pourquoi renonçons-nous si naturellement au droit pour lequel tant de gens se sont battus ? Pourquoi délègue-t-on si facilement notre pouvoir et notre voix, qui pourraient pourtant aider à façonner l’avenir ? Pourquoi désigne-t-on quelqu’un d’autre alors que nous pourrions nous-même prendre le temps de nous rendre aux bureaux de vote ? Nous déléguons notre pouvoir. Vous qui défiliez sur ce pont, tant de choses ont changé en cinquante ans. Nous avons subi la guerre et façonné la paix. Nous avons été les témoins de merveilles technologiques qui ont touché chaque aspect de nos vies. Nous prenons pour acquis le confort que nos parents avaient à peine imaginé. Mais ce qui n’a pas changé, c’est l’impératif de la citoyenneté : l’enthousiasme d’un diacre de 26 ans, ou d’un pasteur unitarien, ou d’une jeune mère de cinq enfants qui aiment tant leur pays qu’ils décident de tout risquer pour réaliser sa promesse. Voilà ce que signifie aimer l’Amérique. Voilà ce que signifie croire en l’Amérique. Voilà ce qu’on veut dire quand on dit que l’Amérique est exceptionnelle. Nous sommes nés d’un changement. Nous avons mis fin aux anciennes aristocraties, nos droits ne nous viennent plus de la lignée de laquelle on vient, mais nous sommes doués par le Créateur de certains droits inaliénables. Nous garantissons nos droits et nos responsabilités par un système de self-government du peuple, par le peuple et pour le peuple. C’est pour cela que nous nous disputons et que nous luttons avec tant de passion et de conviction, car nous savons que nous efforts comptent. Nous savons que l’Amérique est ce que nous en faisons.
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Regardez notre histoire. Nous sommes Lewis et Clark, nous sommes Sacagawea, ces pionniers qui ont bravé l’inconnu, suivis par une troupe de fermiers, de mineurs, d’entrepreneurs et de marchands ambulants. Voilà dans quel esprit nous nous trouvons. Voilà qui nous sommes. Nous sommes Sojourner Truth et Fannie Lou Hamer, ces femmes qui en ont accompli autant que n’importe quel homme et bien plus encore. Nous sommes Susan B. Anthony qui a secoué le système jusqu’à ce que la loi reflète la vérité. Voilà notre caractère.
Nous sommes les immigrants qui ont voyagé clandestinement par bateau pour atteindre ces côtes, ces populations entassées aspirant à vivre libres – les survivants de la Shoah, les transfuges soviétiques, les garçons perdus du Soudan. Nous sommes les acharnés plein d’espoir qui ont traversé le Rio Grande car ils voulaient offrir à leurs enfants une vie meilleure. Voilà comment nous sommes arrivés où nous sommes aujourd’hui. Nous sommes les esclaves qui ont construit la maison blanche et développé l’économie du Sud. Nous sommes les cow-boys qui ont découvert l’Ouest, et les innombrables ouvriers qui ont posé des rails, bâti des gratte-ciels et se sont syndiqués pour défendre leurs droits. Nous sommes les soldats qui ont combattu pour libérer un continent. Et nous sommes les Tuskegee Airmen et les « code talkers » navajos, nous sommes les Nippo-Américains qui ont défendu ce pays alors même que leurs propres libertés avaient été niées. Nous sommes les pompiers qui se sont précipités dans ces tours lors des attaques du 11 septembre, les volontaires qui se sont enrôlés pour aller combattre en Afghanistan et en Irak. Nous sommes les Américains homosexuels dont le sang a coulé dans les rues de San Francisco et New York, le même sang qui a coulé sous ce pont. Nous sommes les conteurs, les écrivains, les poètes, les artistes qui abhorrent l’injustice et méprisent l’hypocrisie, qui donnent une voix à ceux qui n’en ont pas, qui disent les vérités qui ont besoin d’être dites. Nous sommes les inventeurs du gospel, du jazz et du blues, de la bluegrass et de la country, du hip-hop et du rock’n’roll, de nos propres sons, celui des douces tristesses et des joies sans fin de la liberté. Nous sommes Jackie Robinson, méprisé, frappé à la tête avec des clous et des massues, mais parvenant tout de même à enchaîner les home runs lors des World Series. Nous sommes le peuple que décrivait Langston Hughes, celui qui « construit ses temples pour demain, aussi solides que possible ». Nous sommes le peuple que décrivait Emerson, celui qui, « au nom de la vérité de l’honneur, se tient droit et peut souffrir longtemps », nous sommes ceux qui « ne sont jamais fatigués, si tant est que nous puissions voir au loin ». Voilà ce qu’est l’Amérique. Pas des photos d’agence, une histoire peinte à la bombe de peinture ou de médiocres tentatives de définir certains d’entre nous comme plus Américains que d’autres. Nous respectons le passé, mais nous ne sommes pas nostalgiques. Nous n’avons pas peur de l’avenir, nous le saisissons. L’Amérique n’est pas une chose fragile. Pour paraphraser Whitman, nous sommes un vaste territoire, accueillant des multitudes. Nous sommes tapageurs, éclectiques, pleins d’énergie et perpétuellement jeunes en esprit. C’est pour cela que quelqu’un comme John Lewis, à l’âge ô combien avancé de 25 ans a pu mener une si grande manifestation. Et c’est cela que tous les jeunes ici aujourd’hui ou qui écoutent ce discours aux quatre coins du pays doivent retenir de ce jour. Vous êtes l’Amérique. Celle qui n’est pas contrainte par l’habitude et les conventions. Celle qui n’est pas écrasée par ce qui est, parce qu’elle est prête à faire ce qui doit être. Car partout dans ce pays, des premiers pas doivent être faits, de nouveaux territoires doivent être conquis, de nouveaux ponts doivent être franchis. Et c’est vous, les jeunes qui ne connaissent pas la peur, la génération la plus éduquée et la plus diverse qu’a connu notre histoire, c’est vous que la nation attend de suivre.
Car Selma nous a montré que l’Amérique n’est pas le projet d’une seule personne. Car le plus puissant des mots de notre démocratie est « Nous ». « Nous, le Peuple. » « Nous parviendrons à faire face. » « Oui, nous pouvons. » Ce mot, personne ne le possède. Il appartient à tous. Oh, quelle mission glorieuse nous a-t-on confiée, de tenter d’améliorer jour après jour ce grand pays qui est le nôtre. Cinquante ans après le Bloody Sunday, notre marche n’est pas encore arrivée à son terme, mais nous sommes de plus en plus proches de notre but. 239 ans après la fondation de cette nation, notre union n’est pas encore parfaite, mais nous sommes de plus en plus proches de notre but. Notre tâche est plus simple car on a déjà parcouru les premiers kilomètres. On nous a déjà fait traverser ce pont. Quand la route semble trop dure, quand la torche qu’on nous a transmise semble trop lourde, nous devons nous rappeler de ces premiers voyageurs, et suivre leur exemple nous rendra plus fort. Et nous nous souviendrons ardemment des mots du prophète Isaïe : « Ceux qui comptent sur l’Éternel renouvellent leur force. Ils prennent leur envol comme les aigles. Ils courent sans s’épuiser, ils marchent sans se fatiguer. » Nous honorons ceux qui ont marché pour que nous puissions courir. Nous devons courir pour que nos enfants puissent voler. Et nous ne fatiguerons pas. Car nous croyons en la puissance d’un Dieu formidable et nous croyons en la promesse sacrée de ce pays. Puisse-t-il bénir ces guerriers de la justice qui ne sont plus des nôtres et bénir les États-Unis d’Amérique. Merci.
Traduit de l’anglais par Estelle Sohier. Couverture : Le co-fondateur du Mouvement des droits civiques Ralph David Abernathy, sa femme Juanita Abernathy et leurs enfants, accompagnés de Martin Luther King et son épouse, mènent le cortège de la marche de Selma à Montgomery, en mars 1965.