La mystification
Une des règles de calcul les plus connues en mathématiques énonce que la multiplication de nombres négatifs finit par donner un nombre positif. Si dans la vie courante, cette loi se vérifie rarement, il arrive parfois que l’alchimie prenne et qu’une rose s’élève d’une route aride. Sur la ligne de départ, on retrouve Penn Jillette et Raymond Teller, un duo d’illusionnistes américains que rien ne semble prédestiner à une carrière dans le jeu vidéo.
Bien connus du grand public de l’autre côté de l’Atlantique, les compères ont bâti leur réputation dès la fin des années 1970 sur des tours de magie simples visant à mystifier les spectateurs (Penn & Teller’s Cruel Tricks for Dear Friends, la VHS de leur show, constitue un vrai succès d’estime). Jillette est grand, corpulent et très bavard. Teller est chétif et presque toujours muet sur scène. La tentation de les réduire à un tandem comique archétypal que tout oppose est bien là. Mais ce serait préjuger de la faculté de « Penn & Teller » à mystifier leur monde, même dans un domaine où on ne les attend pas. Par sa dimension interactive, le jeu vidéo ne représente-t-il pas le support idéal pour sublimer leurs facéties ?
On est en 1995 quand Jillette et Teller se rencardent avec Absolute Entertainment. C’est peu dire que cette société de développement n’a pas laissé un souvenir impérissable dans la mémoire collective du jeu vidéo. Et pourtant. À l’origine du jeu de plateforme A Boy and his Blob (1989) paru sur Nintendo Entertainment System, le studio est surtout connu pour avoir été co-fondé par David Crane, créateur de Pitfall! (1982) et accessoirement co-fondateur de la machine de guerre Activision. Jillette et Teller ont beau être des entertainers expérimentés, ces derniers toquent à la porte de l’éditeur au pire moment. Les derniers jeux labellisés Absolute Entertainment ont reçu de très vives critiques. Les productions en cours sentent le bâclé, les échecs pleuvent et la société finit par mettre clé sous porte.
L’intégration de guest stars du calibre de Lou Reed ou Deborah Harry, la chanteuse du groupe Blondie, témoigne du degré d’implication des deux hommes.
Ce n’était pourtant pas faute d’avoir mis les petits plats dans les grands. Gourmand — sans doute un peu trop —, le concept imaginé par les deux prestidigitateurs nécessite l’intégration de nombreuses vidéos tirées du réel. On décide donc d’exploiter un format qui devait permettre d’en stocker beaucoup : le CD, ou compact disc. Cela tombe bien, l’un des deux mastodontes de l’époque, Sega, dispose d’un périphérique, le Mega-CD, semblant répondre aux prérequis. Mauvaise pioche, le Mega-CD virant à la catastrophe industrielle. Avec ses nombreux fils et branchements, le périphérique se donne des airs de respirateur artificiel pour la Megadrive, pour reprendre l’expression du critique de jeux vidéo James Duncan Rolfe. Son prix très élevé (299 dollars) couplé au fait que Sega s’apprête à sortir sous peu une nouvelle console, la Saturn, achève de ringardiser l’obscur concept du Mega-CD. Et tous les jeux qu’elle est supposée héberger avec.
Le jeu lui-même dans tout cela ? Il se dit qu’au départ, l’ambiance était au beau fixe. Sous l’égide d’Absolute Entertainment, Jillette et Teller accouchent d’une sorte de bundle, Penn & Teller’s Smoke and Mirrors, composé de divers mini jeux, la plupart ayant bien entendu vocation à piéger des proches. Sun Scorcher ; Buzz Bombers ; What’s your sign ; Mofo the Psychic Gorilla, autant de titres saugrenus qui semblent évoquer une gigantesque blague. Mais l’intégration dans Smoke and Mirrors de guest stars du calibre de Lou Reed ou Deborah Harry, la chanteuse du groupe Blondie, témoigne du degré d’implication des deux hommes. Toutefois, parmi les jeux inclus dans le bundle, aucun ne se révèle aussi déroutant que Desert Bus.
Sisyphe moderne
Le principe du jeu est simple : le joueur incarne le conducteur d’un autocar – vide – qui doit relier Tucson (Arizona) à Las Vegas (Nevada). Et autant le dire, ce n’est ni un remake de Speed ni un précurseur de Need for Speed : impossible de dépasser la vitesse de quarante-cinq miles par heure (à peu près soixante-douze kilomètres par heure). Soit un total de huit heures de route environ après un bref calcul mental. La petite subtilité de la prise en main, c’est que le bus dévie de sa trajectoire tout seul, afin d’être certain que le joueur reste réactif pendant tout ce temps.
Tout cela sur une ligne droite, désespérément droite, sans aucun élément de décor autre qu’un caillou, un cactus, et le sapin désodorisant qui pendouille sous le rétroviseur. Parfois, un moucheron vient s’écraser sur le pare-brise, et on se dit alors qu’il est la créature la plus chanceuse de l’univers : lui au moins, a réussi à sortir du jeu. Et quand, enfin arrivé à destination, on pense goûter au repos du guerrier, all-in, bandit manchot et filles faciles, le jeu nous fait signe que non : tout juste obtient-on un point pour seule récompense. Huit heures de route pour un misérable point ! Et quand on voit que le compteur de notre bahut peut afficher jusqu’à cinq chiffres, il ne reste plus qu’à remettre 107.7, et reprendre la route, direction Tucson.
Desert Bus est comme une relecture du mythe de Sisyphe, comme condamné à recommencer sa tâche infiniment. Se pose alors la question : « Pourquoi ? » C’est là que l’histoire devient vraiment intéressante. Le jeu vidéo n’a en effet pas attendu Grand Theft Auto pour être désigné responsable de tous les maux de la société : ils avaient déjà mauvaise presse à cette époque et une image calamiteuse aux yeux de certaines autorités. Au point que Janet Reno, Attorney General (ministre de la Justice américain) sous le mandat de Bill Clinton de 1993 à 2001, leur avait plus ou moins déclaré la guerre, ainsi qu’aux autres médias véhiculant une virtualité violente.
Replacé dans son contexte originel, Desert Bus se pare d’une autre résonance. Penn Jillette et Raymond Teller ne sont pas de simples amuseurs. Échaudés par ces jugements à l’emporte-pièce, ils décident de prendre Reno au pied de la lettre, et de créer ce jeu qui a pour but de copier la vie réelle… dans tout ce qu’elle a de plus ennuyeuse. L’idée leur est venue alors qu’ils travaillaient sur un sketch avec Eddie Gorodetsky (le créateur du Prince de Bel-Air et de Mon oncle Charlie), afin de démontrer l’absurdité de ces critiques. Au départ, ils imaginent même un concours. Le premier joueur à atteindre les huit cents points recevrait un vrai cadeau : un voyage en bus avec des groupes de musique et des strip-teaseuses. Le tout dédicacé à Janet Reno. Ou quand le jeu le plus anecdotique de l’univers se révèle être l’un des serious game — ou jeux engagés — les plus insidieux de cette ère.
Tour de passe-passe
Le tour de passe-passe, tapi sous le siège conducteur, était prêt. Mais on l’a dit, Absolute a vu la lumière au bout du tunnel avant que le projet ne se matérialise, et le jeu n’a jamais eu le privilège de garnir les étalages. Alors ? Alors Jillette et Teller ont continué de faire ce qu’ils ont toujours su faire : amuser la galerie, Jillette ayant même réalisé The Aristocrats (2005), un documentaire qui décortique une blague récurrente du stand-up américain. Le bus du désert était bon pour la casse. À moins que…
Rappelons qu’en 1995, des versions presse du bundle Penn & Teller’s Smoke and Mirrors avaient été envoyées à des journaux spécialisés. Jamais commercialisé, le code de Desert Bus, lui, existait bel et bien. Le bundle complet n’attendait que d’être exhumé par des archéologues du jeu vidéo, et Desert Bus avec. Porté disparu des années durant, Desert Bus doit sa résurrection à deux efforts jumelés : le soutien désintéressé de passionnés dédiés aux jeux portés disparus, et le jusqu’au-boutisme de LoadingReadyRun, un rassemblement d’humoristes décidés à exploiter le jeu à des fins caritatives.
En 2007, LaodingReadyRun lance le « Desert Bus for Hope », un marathon de Desert Bus afin de récolter des fonds pour l’association Child’s Play. Penn Jillette et Raymond Teller, qui apprennent l’existence de l’opération, mettent la main à la poche (Jillette ira jusqu’à payer le traiteur chinois pour l’équipe). Après une épopée de trente heures, et sept points dans l’escarcelle, le bus quitte la route, en ayant récolté plus de vingt mille dollars. L’opération recommence l’année suivante, avec plus de moyens, et plus de fonds amassés. En 2013, des joueurs parviennent à se relayer pendant plus de six jours entiers, à essayer d’éviter la sortie de route.
Depuis son lancement, « Desert Bus for Hope » a emmagasiné près d’un million huit cent mille dollars. L’opération a fait des émules. Une version française, le « Desert Bus de l’espoir », a vu le jour fin 2013, en faveur du Secours Populaire. Un site internet comme Twitch, qui propose des transmissions en direct de sessions de jeux vidéo, a aussi permis à ces événements caritatifs de s’extraire de leur relative confidentialité en touchant un public plus large.
Que retenir de cette fable moderne ? Que conduire un bus n’est pas une chose facile, et qu’il faut toujours avoir une pensée pour ces chevaliers de la route, seuls dans le désert ? Peut-être. Qu’une époque est passée, aussi : aujourd’hui les simulations de tracteurs et autres trains à grande vitesse ont trouvé un vrai public, et il ne viendrait à presque plus personne l’idée d’en faire un gag. Enfin, que l’attrait du bizarre, d’un jeu vidéo qui se veut totalement non ludique, peut toujours procurer du plaisir et qu’il permet en plus de rendre service. Janet Reno croyait que les jeux vidéo créaient des jeunes asociaux et dangereux. Desert Bus a montré à quel point elle se trompait.
Couverture : Nevada State Route 447, par Patrick Nouhailler.