La disparition

À la sortie du consulat d’Arabie saoudite, à Istanbul, le visage rond de Jamal Khashoggi s’illumine. Le morceau de papier qu’il est venu chercher n’est pas là, mais ce n’est plus qu’une question de jours. « Inch’Allah », lance ce journaliste saoudien à sa fiancée, Hatice Cengiz, en la retrouvant devant l’enceinte. Exilé aux États-Unis depuis septembre 2017, Khashoggi a rencontré la femme de 23 ans sa cadette au mois de mai, lors d’une conférence organisée au pays de ses ancêtres ottomans. Il ne lui manque plus qu’un document officiel pour se marier avec elle avant de rentrer à Washington.

Jamal Khashoggi
Crédits : jamalkhashoggi.com

Dans la capitale américaine, où il tient une chronique pour le célèbre Washington Post, l’ancien rédacteur en chef du quotidien Al Watan n’a pas pu obtenir le sésame. On lui a conseillé d’en faire la demande en Turquie, où il venait d’acheter une maison. Ce vendredi 28 septembre 2018, un certain Sultan l’invite poliment à revenir la semaine suivante. Alors Khashoggi s’envole pour Londres, où il donne une nouvelle conférence. Les critiques qu’il y formule à l’égard du pouvoir saoudien sont à l’origine de son exil. Lors d’un dîner dans la capitale britannique, « un de mes collègues lui a demandé s’il pensait que sa citoyenneté allait lui être retirée », raconte Daud Abdullah, directeur du Middle East Monitor, qui organisait l’événement. « Il a rejeté cette hypothèse, ne pensant pas que les autorités iraient si loin. »

Le lundi 1er octobre, Khashoggi est de retour à Istanbul dans « le pays le plus sûr du monde pour les Saoudiens selon lui », souligne Yasin Aktay, un de ses amis qui conseille le président Recep Tayyip Erdogan. Il doit passer au consulat à 13 heures le lendemain pour récupérer le document, lui a indiqué Sultan par SMS. À 13 h 14, après avoir laissé Hatice Cengiz aux abords de ce bâtiment situé dans le quartier des affaires de la capitale turque, le journaliste contourne le mur crème coiffé de barbelés. Sur les images de vidéo-surveillance, on voit un homme en costume noir, au front dégarni, passer entre une Mercedes Vito noire et un garde en veste lavande pour s’engouffrer sous la marquise de l’entrée.

En l’attendant, Hatice Cengiz cherche une date pour la cérémonie et songe aux meubles qui manquent dans le nouveau domicile stambouliote. Elle attend impatiemment son retour afin d’aller les acheter, avant de dîner avec des proches. Pour son conjoint, le mariage est d’autant plus important qu’il va rassembler tous ceux qui lui manquent depuis sont départ de Riyad. « Nous nous sentions seuls, mais je pouvais voir les nuages s’éloigner », décrit-elle. Ce n’est qu’une impression. Le ciel gris d’Istanbul ne cesse de s’assombrir en ce jour d’automne. Khashoggi ne revient pas. Quand les employés commencent à quitter le bâtiment, elle panique.

Même si son compagnon « ne pensait pas que quelque chose de mauvais pouvais arriver sur le sol turc », il lui a donné pour consigne d’appeler Yasin Aktay en cas de danger. À 16 h 30, la femme compose le numéro du conseiller du président avec l’un des deux téléphones qu’il lui a laissés. L’autre est relié à l’Apple Watch de Khashoggi. « Bien sûr, j’ai appelé le bureau d’Erdogan, qui était en réunion à ce moment-là », témoigne Atkay. « En une heure et demi, tout le monde était au courant et prêt à prendre les mesures qui s’imposent dans cette situation. Et ce fut bien sûr le début d’une longue période de tension et d’attente. »

Jamal Khashoggi à son entrée dans le consulat

Voiture noire et page blanche

Un grand rectangle blanc barre la page 23 du Washington Post, ce vendredi 5 octobre. La place habituellement occupée par Jamal Khashoggi a été laissée libre. Sa chronique, aujourd’hui titrée « une voix manquante », est seulement illustrée par une photo de lui, portable à l’oreille. Interrogé sur son cas par le magazine économique Bloomberg, le prince héritier d’Arabie saoudite annonce ce jour-là que les autorités turques sont autorisées à inspecter le consulat. « De ce que j’ai compris, il est entré puis sorti après plusieurs minutes ou une heure », répond Mohammed ben Salmane (MBS). « Je ne suis pas sûr, nous enquêtons par le biais du ministère des Affaires étrangères pour savoir ce qui s’est passé exactement. »

Les services turcs ont de leur côté bien avancé. Leur rapport arrive sur le bureau d’Erdogan le lendemain. Il n’y reste guère longtemps. Le président turc ordonne à ses subordonnés de le faire fuiter, de façon anonyme, à une myriade de médias internationaux. D’après cette version reçue par le New York Times, Jamal Khashoggi a été tué dans le consulat saoudien d’Istanbul. Ayant recoupé l’information auprès de membres du renseignement turc, le quotidien américain parvient à la conclusion qu’il a été démembré avec une scie à os. « Comme dans Pulp Fiction », commente une source.

D’après le quotidien turc Sabah, deux avions Gulfstream IV sont partis de Riyad le matin du 2 octobre avec 15 agents saoudiens à leur bord. Neuf d’entre eux ont été déposés à l’aéroport Atatürk à 3 h 13. Après avoir réservé des chambres pour trois nuits dans un hôtel proche du consulat, ils ont fait leur bagages et se sont envolés à 10 h 46, le soir-même, pour rentrer à Riyad en faisant escale à Dubaï. L’autre appareil est arrivé dans la capitale turque à 17 h 15. Ses six passagers se sont rendus directement au consulat, pour redécoller à peine plus d’une heure plus tard, à 18 h 20. Ils ont aussi rallié Riyad, après une étape au Caire.

Le pouvoir saoudien est aujourd’hui le principal suspect.

Entre-temps, deux heures et demi après l’entrée de Khashoggi dans le consulat, six voitures dotées de plaques diplomatiques y ont déposé 15 personnes, à en croire Sabah. Deux autres véhicules, dont une Mercedes Vito noire en sont partis en direction de la résidence du consul, à environ 180 mètres de là. La police pense que le journaliste saoudien était dans le van, indique le quotidien. D’après une source du Washington Post, il existe une vidéo de sa mise à mort. « Vous pouvez entendre sa voix et celles d’hommes qui parlent en arabe », confie-t-elle. « Vous pouvez entendre l’interrogatoire, la séance de torture et le meurtre. »

Alors que plusieurs médias turcs disent avoir reconnu l’équipée saoudienne sur une vidéo de surveillance, Riyad nie toute implication. Sommé de réagir, le pouvoir saoudien préfère finalement ne pas laisser les enquêteurs turcs inspecter le consulat. C’est donc aujourd’hui lui le principal suspect. À partir du moment où Khashoggi a soutenu les Printemps arabes, « le gouvernement [lui] a clairement fait savoir qu’il ne [l]‘appréciait pas », d’après ses propos rapportés par le site américain The Intercept. Et ce n’est pas le seul à s’être retrouvé dans le viseur.

Un seul pilote

En Arabie saoudite, la tradition ne laisse guère de place aux effusions de sentiments. Le jour de son intronisation comme prince héritier, Mohammed ben Salmane sourit timidement. Longtemps pressenti pour le poste, son cousin, Mohammed ben Nayef s’agenouille pour lui prêter allégeance. Rien ne filtre de son évidente déception. Mais il y a bien un fait nouveau ce 21 juin 2017 : un visage jeune est couronné. À seulement 31 ans, MBS devient le nouvel homme fort de ce riche État. C’est lui qui sera chargé de moderniser le royaume, en le sortant notamment de sa dépendance au pétrole, selon le plan Vision 2030, rendu public en avril 2016.

Loujain al-Hathloul
Crédits : Wikimedia commons

Mieux, MBS se dit prêt à modérer la version de l’islam prônée au pays du wahhabisme. « Nous n’allons pas perdre 30 ans de notre vie à combattre les pensées extrémistes, nous allons les détruire maintenant, immédiatement. » Pour l’éditorialiste du New York Times Thomas Friedman, le prince héritier lance « finalement le Printemps arabe en Arabie saoudite. » Son père annonce la réouverture des salles de cinéma et accorde le droit de conduire aux femmes. Mais toutes ces mesures progressives peinent à masquer le comportement de plus en plus autoritaire du régime.

Pour Loujain al-Hathloul, le 26 septembre 2017 est un jour historique. Après des années de résistance à son combat pour les droits des femmes, le pouvoir vient de faire une concession. Désormais, annonce le roi, les hommes ne seront plus les seuls habilités à prendre le volant. Pourtant, la jeune brune ne ressent pas d’émotion particulière ce jour-là. Cela fait plusieurs jours que le gouvernement l’a informée de la réforme. Et il n’y avait pas vraiment de quoi sauter de joie. Au téléphone, on lui demandait de s’abstenir de tout commentaire quand l’information serait officielle. Alors Al-Hathloul se contente d’un sobre « Al Hamdoulillah » sur Twitter. Et son téléphone sonne à nouveau : déjà arrêtée pour avoir conduit en 2014, elle va de nouveau avoir affaire à la justice.

Le 15 mai 2018, à quelques semaines de l’arrivée des femmes sur les routes saoudiennes, Al-Hathloul est placée en détention avec d’autres militantes. Dès lors, des photos d’elles circulent sur Internet, assorties d’accusation de trahison. « Ces dernières années, la rhétorique nationaliste a été de plus en plus utilisée pour accuser de terrorisme quiconque remet en question l’État », pointe Hiba Zayadin, chargée d’observer l’Arabie saoudite pour l’ONG Human Rights Watch. « Elle est employée tant contre les conservateurs que contre les progressistes. »

Pendant qu’il diminuait la charge morale pesant sur ses citoyens, le régime resserrait les mailles du filet sécuritaire, transférant les pouvoirs de poursuite en matière de terrorisme à des institutions dépendant de la couronne. L’existence de délits de « troubles à l’ordre public » ou de « mise en danger l’unité nationale » procèdent d’une « criminalisation d’un large éventail d’expressions pacifiques », selon un rapport des Nations Unies rendu en mai 2017. « Le paradoxe », résume une source anonyme citée par The Intercept, « c’est que les gens sont maintenant plus libre socialement – ils peuvent aller au cinéma et se mélanger au genre opposé – mais ils ont plus peur de donner leur opinion sur le gouvernement. » Jamal Khashoggi l’a peut-être payé de sa vie.

« Il y a toujours eu un accord tacite entre l’État et les médias », disait le journaliste. « Nous pouvions publier certaines choses et en taire d’autres. Cela se passait sans encombre. Mais nous avons commencé à voir plus de pression directe sur les journalistes pour ne publier plus que des articles favorables au gouvernement. Certains ont dû faire promesse de fidélité, d’autres ont été interdits d’écrire où ont vu leurs éditos effacés. Les choses ont empiré pour les activistes aussi ou pour les personnes critiques. Le gouvernement a envoyé un message : si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous. » Et ce même à l’étranger.

Riyad

Couverture : L’entrée du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul.