Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Stéphane Dubreil, au cours d’un entretien. Les mots qui suivent sont ceux de Derf Backderf.
Un tueur pour ami
J’ai rencontré Jeffrey Dahmer le plus simplement du monde. J’habitais à Richfield, Ohio, chez mes parents et j’allais au lycée. C’est comme cela que nous nous sommes rencontrés. Dahmer vivait à Bath près d’Akron, une ville touchée par la crise du caoutchouc. Cette ville mourrait lentement, mais nous profitions de la vie, de la campagne. Nos familles se ressemblaient. Nos pères étaient chimistes, nos mères restaient à la maison. Nous habitions dans de jolies maisons d’ailleurs. Bref, des familles d’Américains moyens des années 1970.
Au début du collège, je n’ai pas vraiment remarqué qu’il était bizarre. Il était très effacé, solitaire mais il n’était pas le seul. Il était gringalet mais cela allait changer, il allait se mettre à la musculation et devenir un vrai colosse assez inquiétant, quand on y pense. Des gamins avaient découvert sa passion pour les animaux morts qu’il ramassait dans la forêt ou au bord de la route. Certains étaient entrés dans sa hutte dans laquelle il tentait de dissoudre les cadavres pour récupérer les squelettes. Sa réputation va s’installer, mais il y avait d’autres adolescents bizarres, asociaux, voire carrément dangereux, comme Figg, qui est présent dans le livre. Ou la mère de Dahmer, une femme terrible. Elle était comme je la décris. Je ne l’ai pas vue souvent à l’époque mais à chaque fois, elle me paraissait vraiment bizarre. Je savais aussi, car le père de Jeffrey s’était confié au mien, que la famille était en difficulté. Les deux parents se déchirent dramatiquement, sa mère est en proie à des crises délirantes et finit par fuir avec son fils cadet, laissant Jeffrey seul avec ses pensées. Quand nous faisions des blagues potaches d’adolescents, que je retranscris dans l’histoire que je raconte, bien entendu, nous n’avions jamais eu l’intuition de ce qui allait arriver. De même que nous ne savions pas qu’il était homosexuel : nous ne parlions pas de ces trucs-là, jamais. On n’y pensait même pas. Quand je dessine ou que je décris la descente aux enfers d’un jeune homme perturbé par des idées torturées et meurtrières, je m’appuie sur les témoignages de Jeffrey donnés à des enquêteurs après son arrestation. Nous avions remarqué son comportement borderline, son alcoolisme, mais rien d’autre. Il avait peu d’amis et avec un groupe de copains, nous commencions à être fascinés par ce gars qui simulait des crises d’épilepsie, poussait des cris bizarres. Nous avons eu l’idée de créer le « Dahmer Fan Club » : on ne se moquait pas lui, il était partie prenante. C’était vraiment un truc d’adolescents ; pour Jeffrey, c’était même important. Même s’il était plus une mascotte qu’un copain, il était le centre d’intérêt. Des types de son âge le regardaient autrement que d’habitude. Nous l’avons mis en scène pour les élections, dans des photos de classe où il n’avait rien à faire. On l’a aussi poussé à faire les horribles grimaces qui étaient devenues son gimmick, nous nous étions cotisés pour lui donner 35 dollars afin qu’il sème la panique au supermarché. Ce n’est pas un super souvenir : j’ai pris conscience que Dahmer était dans un autre monde à ce moment-là, quand il s’est enfilé six canettes de bière en quelques minutes dans la voiture. Ce jour a été le dernier du « Dahmer Fan Club ». J’ai retrouvé dans mes archives des dessins de Dahmer datant de cette époque. Je les avais complètement oubliés. Et pourtant Mon ami Dahmer est rempli d’anecdotes, d’histoires qui ont été vécues par les jeunes qui le fréquentaient. Certaines n’étaient que des rumeurs à l’époque, des bruits bizarres mais qu’il a racontés plus tard à la police, comme un vol de fœtus de porc en classe de biologie ou la découverte par un gamin d’un crâne de chien planté sur un bâton en pleine forêt. Impossible de toutes les raconter. La plus improbable s’est déroulée pendant un voyage scolaire à Washington : la classe de Jeffrey passe une semaine dans la capitale pour observer le fonctionnement de la démocratie américaine. Pendant un moment de libre, quelqu’un fait le pari d’aller voir le président Carter. Dahmer entre dans une cabine téléphonique et appelle la Maison Blanche ; à la surprise de tous, il décroche un rendez-vous avec le vice-président.La nécessité d’écrire
Quand ma femme m’a appelé en 1991 pour m’annoncer que Dahmer avait été arrêté et ce qu’il avait fait, j’ai été abasourdi mais aussi, comme journaliste, je savais que je tenais une histoire extraordinaire. D’une certaine manière, je me suis senti impliqué car une partie de la vie de Dahmer a été une partie de ma vie. Je savais que je pourrais dire des choses que personne ne savait et surtout d’une manière plus posée, moins émotionnelle que celle des médias qui ont traité l’affaire. Cette histoire est venue à moi.
« Tout le monde a vraiment failli, les parents, les profs, les amis, Jeffrey lui même. Mais dès qu’il tue, c’est fini. Il n’y a pas d’aide possible. »
Vingt ans se sont écoulés entre le coup de téléphone de ma femme qui conclut le livre et l’écriture de l’album. C’est beaucoup, mais l’histoire de ce livre est complexe. Ces 200 pages sont le fruit de 20 ans de travail. J’ai très vite rassemblé des documents sur Dahmer, sans rien écrire. Quand Dahmer est mort, ça a été difficile pour moi, émotionnellement. J’avais connu ce gars, nous avions été à l’école ensemble, nous étions assis l’un à côté de l’autre souvent. Mais ce n’est pas la mort de Dahmer qui m’a conduit à raconter l’histoire, je savais que je le ferais malgré tout. J’ai, d’abord, publié une courte histoire de huit pages dans Zero Zero en 1997. Puis j’ai voulu aller plus loin, j’ai travaillé sur un roman graphique d’une centaine de pages, sans succès. Pas un éditeur ne s’est intéressé au projet. J’ai alors décidé de publier moi-même My Friend Dahmer, mais mes finances ne m’ont permis qu’un livre de 24 pages. Trop court, je n’en étais pas vraiment satisfait. J’ai tout repris, pour arriver à ce livre qui est plus abouti, plus équilibré. J’ai fait plus de recherches, j’ai lu les rapports de police, du FBI, les interviews de Dahmer, j’ai revu les copains de l’époque, les profs. Cette version a trouvé assez facilement un éditeur quand le précédent projet avait essuyé une vingtaine de refus, juste à la lecture du titre. Ces gens peuvent publier des dizaines de livres avec des zombies mais avec Dahmer, c’était non. Ils avaient peur. Dans la bande dessinée, il y a au départ deux points de vue : mon point de vue d’adulte et celui que j’avais à l’époque, un point de vue d’adolescent. Voir avec les yeux de Dahmer est important car c’est une façon de l’humaniser, c’est un être humain et non un monstre comme on le considère aux États-Unis. Beaucoup de gens que je rencontre me disent qu’ils ont connu quelqu’un qui ressemblait à Dahmer. Heureusement sans avoir la même suite, mais on peut comprendre Dahmer, avoir de la compassion pour lui, jusqu’à son premier meurtre. Mais qu’est qui différencie Dahmer des autres ? Difficile à dire. Il n’y a qu’un seul Dahmer.
Pour fluidifier la lecture, il fallait que chaque interlocuteur soit clairement défini dans l’histoire, moi y compris. Je voulais montrer que nous avions tous échoué à aider Dahmer. Nous étions adolescents, avec des vies d’adolescents, insouciants, un peu égoïstes. Les moments de lucidité sur Dahmer ne nous permettaient pas d’aller plus loin. Nous n’avions pas les outils pour comprendre. Les personnages qui font beaucoup parler sont les parents de Dahmer. Chacun peut avoir son opinion sur ce qu’ils étaient, ce qu’ils auraient dû faire. Je les ai rencontrés souvent. Je voulais les décrire tels que je me les rappelais à l’époque pour les resituer dans le contexte difficile de leur vie d’alors. Son père était un type sympathique, c’est le seul qui essaiera d’aider Jeffrey plus tard. Sa mère allait mal, sa santé mentale était très fragile. Tout le monde a vraiment failli, les parents, les profs, les amis, Jeffrey lui-même. Mais dès qu’il tue, c’est fini. Il n’y a pas d’aide possible. Et à la question de savoir si l’on pouvait imaginer ce qui se passait dans sa tête, il n’y a qu’une réponse : bien sûr que non. C’était impossible, surtout pour nous, ses copains. On m’a accusé de m’être mis en avant, d’avoir profité de Dahmer, de l’avoir poussé comme au supermarché, mais j’ai raconté l’histoire telle qu’elle s’est passée, le plus honnêtement possible. Figg, par exemple, semblait bien plus taré que Jeffrey. C’était un vrai sociopathe. C’est aussi un moyen de montrer que les êtres que l’on connait ne sont pas forcément ce que l’on croit savoir d’eux.Le dessinateur et le journaliste
Je suis dessinateur, mais je suis aussi journaliste. J’ai étudié le journalisme à l’école, ma femme est journaliste, elle la reçu le prix Pulitzer. Je baigne dans cette vision très rigoureuse de ce métier. La façon dont les médias ont rendu compte de l’affaire, à partir de 1991, est très déprimante, très oppressante pour moi. Ils ont raconté n’importe quoi, sans vérification. Ce qui compte pour eux c’est l’émotion, la sensation de l’extraordinaire. J’ai mis autant de temps pour publier Mon ami Dahmer car tout vérifier prend du temps, beaucoup de temps. Je voulais que chaque lecteur puisse se dire : « C’est vraiment arrivé comme ça, à cet endroit. » Je pense qu’il y a beaucoup d’émotion dans mon livre mais ce n’est pas une émotion simpliste, ce n’est pas juste de l’émotion.
« Les sacs poubelle dans le coffre sont pour moi bien plus terrifiants car le lecteur sait ce qu’il y a dedans. Si la police avait ouvert les sacs tout aurait été différent. »
J’ai aussi beaucoup travaillé le rythme dans les planches, et des planches entre elles. Comme l’ajout des notes, le rythme lent avec des cases pleine page, qui sont des moments clés pour comprendre cette histoire tragique, est destiné à mettre le lecteur à la bonne distance de l’histoire. Le rythme est lent car c’est aussi, pour moi, le rythme de l’adolescence. Et aussi le rythme inexorable de la déchéance de Jeffrey. J’ai rencontré des douzaines de gens pour faire ce livre. Des copains, des professeurs, des collègues, des policiers. Ils ont parlé facilement car j’étais un gars du coin. Je les avais tous connus à l’époque. Ils savaient que je n’allais pas utiliser leur témoignage à mauvais escient. J’ai pu recouper des informations mais aussi reprendre des rumeurs de l’époque. C’est le cas du vol de fœtus de porc en classe de biologie ou de l’épisode du crâne de chien planté sur un bâton. J’en avais entendu parler à l’école. C’était une grosse affaire à l’époque, mais personne n’a pu savoir qui avait fait ça. On l’a su plus tard quand Dahmer à témoigné. Je me suis dit : « Mon Dieu, c’était lui. » Incroyable. J’ai discuté avec celui qui a trouvé ce crâne. Mes copains, ceux qui sont dans le livre, l’ont aimé. Nous en parlons souvent, sauf Kent qui reste à l’écart de cette histoire. Ils se rendent compte à quel point nous avons tous vécu la même histoire mais très différemment. L’histoire finit mal pour Jeffrey mais pour nous, c’est une histoire joyeuse, c’est notre jeunesse, nous nous amusions beaucoup. Tout cela fait que rien n’a été tu. Rien, à part les scènes horribles, celle du meurtre par exemple. Je m’arrête quand la porte de la voiture de Jeffrey se referme. Des livres, des films l’ont fait. Je ne vois pas l’intérêt. Les sacs poubelle dans le coffre sont pour moi bien plus terrifiants car le lecteur sait ce qu’il y a dedans. Si la police avait ouvert les sacs tout aurait été différent.
Raconter la jeunesse de Dahmer, la vie de la petite communauté autour de lui et donc par extension la mienne, c’est ce qui m’a permis de trouver beaucoup de plaisir à écrire et à dessiner cette histoire. J’écris des comédies habituellement et passer du temps dans la tête de Dahmer n’était pas une partie de plaisir. Reconstruire le monde de mon adolescence, le plus précisément possible m’a permis de m’échapper et de m’amuser. Et je trouve que ça marche, il y a un équilibre. Et je n’avais pas vraiment le choix : ma vie devait se raconter au prisme de celle d’un futur serial killer. Je devais mixer les deux car je suis une partie de l’histoire à la fois comme acteur et comme narrateur. Un truc pareil n’est pas arrivé à beaucoup de gens, c’est une expérience rare. Aussi, je l’ai déclaré plusieurs fois : je n’ai aucune compassion pour Dahmer. C’est une façon de dire les choses clairement, notamment pour le public américain. Jusqu’au meurtre, Jeffrey est un être humain, qui souffre, qui sombre et c’est une chose difficile à lire. Il y a eu des réactions violentes à l’égard de mon livre, certains m’ont accusé de faire du profit sur le dos des victimes. Mais en général, les réactions ont été très bonnes et beaucoup de gens ont découvert des choses. D’un autre côté, il y a ces creepy guys qui sont des fans des tueurs en série. Ils voient en Dahmer une victime de la société. Quelle connerie ! En Europe c’est différent car vous ne connaissez pas Dahmer, il y a moins d’affect, moins de fantasme. Après, Mon ami Dahmer est ma seule œuvre vraiment dramatique. Je n’en ferai sûrement plus jamais de ce type. C’est aussi un comic book de journaliste, pas un comic comme ces livres avec des super-héros, avec beaucoup de violence, de sang. Les lecteurs de l’un ne sont pas des lecteurs de l’autre. C’est très cloisonné aux États-Unis. Ensuite, dans mon travail, je dessinais Dahmer le soir, devant la télé avec ma femme, devant un film. C’est drôle, quand on y pense : dans la journée, je devais dessiner pour mes autres projets : strips et autres affiches… Quand se termine le livre de Derf Backderf, Jeffrey Dahmer tue pour la première fois. Neuf ans plus tard, il recommence. Arrêté en 1991, les enquêteurs découvrent l’horreur de son parcours et son mode opératoire. Il aura fait 17 victimes dont deux mineurs. Condamné à perpétuité en 1992, il est mis à l’isolement pour sa propre sécurité. Sur sa demande, il est réintégré à la population carcérale et est assassiné par un autre tueur violent, Christopher Scarver. Son corps fut incinéré et son cerveau est conservé pour étude.Couverture : rouille et poussière.