Une Ford Torus noire se gare devant les bureaux du FBI à Washington ce 9 mai 2017, peu après 17 heures. L’homme qui en sort tient dans sa main une lettre au contenu explosif. Après avoir passé les contrôles de sécurité, il pénètre dans le bâtiment pour la remettre et tourner les talons. Au même moment, à plus de 4 000 kilomètres de là, son destinataire en apprend le contenu par la télévision. James Comey est viré. Le discours qu’il est en train de donner dans les locaux californiens de l’agence de renseignement américaine est le dernier en tant que patron. Donald Trump se débarrasse de lui comme il renvoyait les candidats de l’émission de télé-réalité The Appentice au mitan des années 2000 : d’un simple « You are fired ». Celui que le New York Times décrit comme « le plus grand patron du FBI depuis Edgar Hoover » connaît un destin moins glorieux. En un siècle, le rapport de force a changé mais la lutte pour le pouvoir n’a jamais vraiment cessé.
Un empire dans un empire
Judith Exner coulait des jours tranquilles à Newport Beach, dans la banlieue huppée de Los Angeles, quand les nuits de sa jeunesse l’ont rattrapée. En 1975, cette quadragénaire brune aux yeux délavés vivait dans une grande maison avec son mari, Dan, un golfeur professionnel de 29 ans. L’ordinaire de ce quotidien luxueux était bien perturbé par quelques mauvais songes : Judith gardait un revolver sous son oreiller. Mais ce n’était rien à côté du cauchemar qu’elle allait vivre. Le 17 décembre, son nom est apparu pour la première fois accompagné d’une odeur d’encre et de souffre dans les colonnes du Washington Post. Il figurait en bonne place aux côtés de ceux de l’ex-président américain, John Fitzgerald Kennedy, et du patron de la mafia de Chicago, Sam Giancana. Pour avoir entretenu une relation avec l’un comme avec l’autre, la femme au foyer voyait sa réputation souillée et sa vie se figer dans le scandale. Selon elle, le FBI la surveillait encore. En 1959, l’actrice aspirante de 25 ans fait la rencontre des deux hommes par l’intermédiaire de Franck Sinatra. Retissé dans son autobiographie My Story, ce lien entre un candidat à la Maison-Blanche marié, la pègre et une jeune femme attire l’œil de l’agence de renseignement. Le Bureau a pris l’habitude d’épier par le trou de la serrure tout ce que le pays compte de femmes et d’hommes d’influence. Son patron, Edgar Hoover, met à jours des fiches sur chacun. « Le 27 février 1962, il prévient le procureur général Robert Kennedy qu’il est au courant de la liaison entre son frère le Président et Judith Campbell Exner », raconte Fabrizio Calvi dans le livre FBI, L’histoire du Bureau par ses agents. Une manière de faire pression sur la nouvelle administration au cas où elle voudrait l’écarter. « Quelque temps plus tard », écrit le journaliste français, « quand on lui demande s’il compte s’en débarrasser, le trente-cinquième président des États-Unis répond en riant : “On ne licencie pas Dieu !” » C’est dire le statut dont jouit le FBI. Fondé en 1908 par Charles Joseph Bonaparte, le Bureau of Investigation (BOI) devient vite un empire dans l’empire américain. En tant que Procureur général des États-Unis, le petit-neveu de Napoléon Ier souhaite confier à cette nouvelle institution les tâches jadis endossées par un chaotique réseau de détectives privés. Le département de la Justice se dote ainsi de son propre organe d’enquête à la tête duquel il place l’un de ses archivistes monté en grade en 1924. Réputé intègre et travailleur, Edgar Hoover pose une condition : « Le Bureau ne doit plus dépendre du politique. Les nominations et promotions seront décidées en fonction du mérite. Enfin, le Bureau ne doit plus dépendre que du Procureur général. » Sous son règne, la chasse aux espions allemands initiée pendant la Première Guerre mondiale apparaît a posteriori bien modeste. Hoover cible toute sorte de gibier.
De son passage par la section renseignement du Bureau, il garde un bestiaire listant les militants, sympathisants anarchistes, communistes et syndicalistes de chaque ville américaine. Dès 1921, 450 000 fiches avaient été dressées. Un système de surveillance à grande échelle se met ainsi en place en parallèle de la lutte contre le crime organisé. Même les membres du Congrès sont concernés. « Les agents doivent savoir si tel ou tel homme politique voit des prostituées ou a des amantes », explique le journaliste américain Ronald Kessler, auteur de plusieurs ouvrages sur le FBI et la CIA. « Hoover s’arrange ensuite pour que les personnes fichées sachent qu’il détient ces informations. » Elles seront d’autant moins sévères avec lui. Nommé « en attendant de trouver mieux », le patron du FBI s’installe dans la durée. Il n’aura véritablement les coudées franches qu’à la faveur d’un coup de force. Alors qu’en 1932, la marge de manœuvre du Bureau est « très limitée », selon Fabrizio Calvi, ses hommes s’approprient une affaire en dehors de leur champ de compétence. Des communiqués par centaines sont envoyés à la presse, laissant penser qu’ils enquêtent sur l’assassinat du bébé de l’aviateur Charles Lindbergh. À son arrivée à la Maison-Blanche, Franklin Delano Roosevelt signe un décret pour lui confier le dossier. Hoover détient des trésors de données au sujet du nouveau président. Il posséderait même des photos de sa femme nue. « Depuis 1940, le FBI a pris l’habitude de pénétrer dans les bureaux ou chez les particuliers pour y poser des micros et photographier ce qui peut l’intéresser », raconte Fabrizio Calvi. « Une pratique illégale, mais couverte par le directeur. » Renommée FBI en 1935, l’agence endosse la responsabilité exclusive des affaires d’espionnage, de contre-espionnage et de sabotage quatre ans plus tard. Une compétence décisive pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’archiviste tout-puissant
Les canons et Roosevelt s’éteignent en 1945. Sans perdre une seconde, Hoover fait jouer ses réseaux à Washington pour se mettre dans la poche la nouvelle administration. Il « espère développer une relation personnelle avec Truman », écrit l’agent William Sullivan dans ses mémoires. Las, le chef d’État ne goûte pas son penchant pour le secret. Il s’en tient à l’organigramme : « Chaque fois que j’aurai besoin des services du FBI, je le ferai savoir par le truchement de mon Procureur général », tranche-t-il. L’ancien archiviste devenu tout-puissant le prend comme un affront personnel. « À compter de ce jour, sa haine envers Truman ne connaît plus de bornes », note William Sullivan. Le 22 janvier 1946, un décret présidentiel instaure l’Autorité nationale du renseignement (National Intelligence Authority, ancêtre du National Security Council) et la CIA.
Dans une espèce de jeu à somme nulle de la popularité, Truman semble perdre ce qu’Hoover capitalise au début des années 1950. Laminé dès la primaire démocrate de 1952, le premier ne peut qu’assister à la montée en puissance du second. Après avoir obtenu du Congrès un copyright sur le nom du Bureau, Hoover s’adjuge la production d’un film tiré du livre FBI Story, paru en 1954. Il fraye avec le diplomate Joseph Kennedy dont le fils annonce sa candidature à la magistrature suprême en 1960. De ses investissements boursiers à ses connexions mafieuses en passant par ses secrets d’alcôve, rien de ce qui concerne cette famille ne lui échappe. C’est heureux car JFK est élu en novembre. Pour désamorcer son renvoi, instamment réclamé par le nouveau Procureur général, Robert Kennedy, le directeur du FBI parle donc de Judith Exner à son président de frère. Les prérogatives du FBI ne lui permettent guère d’enquêter sur les assassinats des frères Kennedy, en 1963 et 1968. Dans les années 1960, le Bureau se concentre sur la traque des opposants à la guerre du Vietnam, les militants des droits civiques, les activistes du Black Panthers Party et ceux du mouvement estudiantin. « Hoover considère l’engagement contre le gouvernement comme un crime », observe Ronald Kessler. « Il met Martin Luther King sur écoute sans preuve. » Élu en 1963, Lyndon Johnson voue une confiance teintée de crainte à Hoover. « Je préfère avoir ce vieux bâtard à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors plutôt que de l’avoir à l’extérieur en train de pisser dedans ! » confie-t-il. Ce « vieux bâtard » a 74 ans quand Richard Nixon arrive à la tête des États-Unis, en 1969. Son hégémonie est contestée par l’alliance entre l’ambitieux William Sullivan et le conseiller du président Tom Huston. « Sullivan croyait que, avec l’appui de Huston, il pourrait saper la position de Hoover auprès du président et le remplacer », se souvient le directeur adjoint, Mark Felt. Le plan poussé par les deux hommes prévoit de faire rentrer dans le rang de la communauté du renseignement le FBI, de relativiser sa position par rapport à celles de la CIA, de la NSA et de la DIA. Un temps favorable, Nixon l’enterre finalement. « Je savais que si Hoover avait décidé de ne pas coopérer, ma décision importait peu », dira-t-il dans ses mémoires. Quand, enfin, il décide de le congédier, le patron du FBI lui parle simplement « de ses années gangsters » pour l’en dissuader. Terrassé par une attaque cardiaque le 2 mai 1972, Hoover laisse une tonne d’archives et une consigne à sa secrétaire, Helen Gandy : les liquider. Elle « affirme qu’il lui a fallu plus de deux mois et demi pour détruire les archives personnelles de son ancien patron », écrit Fabrizio Calvi, en précisant que son successeur, Patrick Gray, récupère aussi des dossiers classés « officiel et confidentiel ». Quoi qu’il en soit, « peu de choses ont été retrouvées », synthétise le journaliste. « Le pouvoir de chantage disparaît avec Hoover. » La même année, l’agent Mark Felt passe par le Washington Post pour dénoncer les financements irréguliers de la campagne de Nixon et le système d’écoute qu’il met en place. Surnommé « Gorge profonde », il « est le seul à agir », remarque Ronald Kessler, « même si beaucoup d’autres au FBI désapprouvent le président ». Deux ans plus tard, le scandale du Watergate pousse ce dernier à la démission. Le FBI endure alors les coups de vis de Washington et la révélation des excès de Hoover. En 1976, une loi limite à dix ans le mandat du président. 68 agents sont envoyés devant un tribunal l’année suivante. Son budget est même réduit dans les années 1980. Le 19 juillet 1993, Bill Clinton consacre la subordination du Bureau à la Maison-Blanche en renvoyant son directeur, Williams Sessions. Autoproclamé « Monsieur intégrité », il tombe pour une série d’abus de biens sociaux mis en lumière par le livre de Ronald Kessler, The FBI: inside the world’s most powerful law enforcement agency. Une première dans l’histoire.
De Clinton à Clinton
Le cas de Sessions n’est plus isolé depuis le renvoi de James Comey par Donald Trump, le 9 mai 2017. Mais les implications en sont différentes. Quoique très critiqué pour son incapacité à prévenir l’attentat du 11 septembre 2001, le FBI gagne en pouvoir après la signature du Patriot Act, le 26 octobre. Alors procureur fédéral, James Comey enquête sur l’amnistie accordée par le président Bill Clinton à Marc Rich, coupable d’évasion fiscale. Par quoi est motivée cette faveur à l’égard d’un homme d’affaires dont l’ex-femme figure parmi les donateurs de la campagne du chef d’État ? Comey ne peut réunir assez d’éléments pour le dire. Mais il aura l’occasion de rouvrir un dossier au nom de Clinton une décennie plus tard. Nommé à la tête du FBI le 13 septembre 2013 par Barack Obama, James Comey est perçu comme un homme indépendant faisant le compromis entre les Démocrates et les Républicains. En juillet 2015, il se saisit d’une lettre en provenance de l’inspecteur général de la communauté du renseignement. Au FBI, tout le monde sait son contenu explosif : comme révélé par le New York Times en mars, la candidate aux primaires démocrates a évoqué des informations classifiées dans des e-mails envoyés depuis sa boîte personnelle, hdr22@clintonemail.com, du temps où elle était ministre des Affaires étrangères d’Obama. Il faut enquêter. « Nous savions, comme organisation, nous n’avions pas le choix », avance l’agent John Giacalone. Critiquée publiquement par son ancien ministère en mai 2016, interrogée pendant trois heures et demi par le FBI le 2 juillet, Hillary Clinton se retrouve épinglée le 5 du même mois dans les conclusions du rapport remis par James Comey. Elle a fait preuve d’une « négligence extrême » indigne de « toute personne sensée », déclare-t-il. Car « des acteurs hostiles ont eu accès au courrier électronique de personnes avec lesquelles Hillary Clinton était en contact régulier ». Tous ces éléments sont à ses yeux insuffisants pour engager des poursuites. Mais la découverte de nouveaux courriels incite le FBI à rouvrir le dossier le 28 octobre, à 11 jours du scrutin. Ce que beaucoup voient comme une ingérence dans son déroulement est accueilli avec un plaisir non dissimulé par son adversaire républicain, Donald Trump. « J’ai beaucoup de respect pour le FBI et le département de la Justice, qui ont enfin le courage de corriger l’effroyable erreur qu’ils ont faite », déclare-t-il dans le New Hampshire. Un enthousiasme qui ne durera pas.
Donald Trump ignore encore que le FBI n’enquête pas seulement sur sa rivale mais également sur lui-même. Alors que les e-mails d’Hillary Clinton commençaient à être fouillés, à l’été 2015, le Comité national démocrate a subi une attaque informatique attribuée à des hackers russes. Or, constate rapidement James Comey, l’entourage de son adversaire républicain se perd en ramifications vers la Russie. Le conseiller aux affaires étrangères de sa campagne, Carter Page, était dans le radar du FBI depuis qu’un espion russe tenta de la recruter en 2013, d’après le New York Times. Quant à son conseiller en communication, Paul Manafort, il dut démissionner le 19 août 2016, après avoir été accusé de corruption dans le cadre des conseils qu’il donnait à l’ex-président ukrainien Viktor Ianoukovitch, dépeint comme pro-russe par Washington. Un autre proche de Trump, Michael Flynn, fut poussé à la démission le 13 février 2017 pour s’être entretenu par téléphone avec l’ambassadeur russe aux Etats-Unis, Sergey Kislyak, et pour avoir donné une « information incomplète » au vice-président Mike Pence à propos de ces discussions. Il aurait par ailleurs reçu 50 000 dollars en 2015 de la part de trois entreprises russes, dont 31 000 dollars pour la participation à une conférence de Russia Today où il était placé à côté de Vladimir Poutine. Également suspecté par le Washington Post d’avoir parlé à Sergey Kislyak, le procureur Jeff Sessions nie en bloc. Le 20 mars, devant une commission parlementaire sur le renseignement, James Comey révèle que le FBI enquête sur les liens entre la Russie et la campagne de Donald Trump. Devant une commission sénatoriale, le 3 mai, il apparaît convaincu du rôle de Moscou : « La Russie est la plus grande menace sur Terre. Une des meilleures leçons que nous avons apprises est qu’elle interférera encore dans la politique américaine. À cause de l’élection de 2016, elle sait que cela fonctionne. » Une semaine plus tard, il apprend son renvoi par la télévision. Dans un entretien à NBC, le 12 mai, Donald Trump en donne la raison : « En fait, quand je me suis décidé, je me suis dit : “Ce truc avec la Russie, Trump et la Russie, c’est une histoire inventée.” » Pour la contester, le président n’a eu qu’à envoyer une simple lettre à Comey. À la différence de Hoover – qui était sans conteste plus puissant –, ce dernier pouvait difficilement le menacer de rendre public une quelconque frasque. Toutes celles qui étaient déjà connues n’ont pas empêché son élection.
Couverture : De Hoover à Comey. (Ulyces.co)