Fatboy Kim
Existe-t-il une cible plus facile que Kim Jong-un ? Kim Jong-un : Fatboy Kim troisième du nom, le tyran nord-coréen avec une coupe à la Fred Pierrafeu ; fumeur invétéré et propriétaire bégueule de son petit arsenal nucléaire personnel ; maton brutal de 120 000 prisonniers politiques ; et de facto l’un des derniers monarques absolus de la planète à avoir hérité du pouvoir de manière héréditaire. Il est le maréchal de la République populaire démocratique de Corée, grand successeur de la cause révolutionnaire du Juche, Soleil du XXIe siècle. Âgé de 33 ans, le leader suprême détient la plus longue liste de titres honorifiques jamais vue, qu’il n’a jamais rien fait pour mériter. Il est le plus jeune chef d’État du monde et probablement le plus gâté. Dans la vaste cour de récré des affaires étrangères, il pourrait tout aussi bien porter un panneau « Frappez-moi ! » en travers de son gros derrière. Il est si facile de taper dessus que les Nations Unies, qui sont réputées pour n’être jamais d’accord sur rien, ont voté avec une majorité écrasante en novembre 2014 pour que lui et le reste du gouvernement nord-coréen soient traduits devant la Cour pénale internationale de La Haye et jugés pour crimes contre l’humanité. Il est au pouvoir depuis un peu plus de quatre ans.
Dans la presse mondiale, Kim est présenté tour à tour comme un fou assoiffé de sang et un bouffon. On dit de lui qu’il est alcoolique, qu’il est devenu si obèse à force de se gaver de fromage suisse qu’il ne peut plus voir ses parties génitales, et qu’il a eu recours à toutes sortes de remèdes étranges contre l’impuissance (il aurait utilisé une distillation de venin de serpent). On raconte qu’il a fait abattre son oncle, Jang Song-thaek, et le reste de la famille Jang à la mitrailleuse lourde – d’autres versions parlent de tirs de mortier, de RPG, de lance-flammes, à moins qu’il ne les ait tout simplement donnés à manger à des chiens affamés. On rapporte également qu’il a un penchant pour le porno bondage et qu’il a ordonné que tous les jeunes hommes du pays adoptent la même coiffure que lui. Le bruit court enfin qu’il a fait exécuter certaines de ses ex-petites amies. Tout ce que vous venez de lire est faux – ou infondé, peut-être est-il plus prudent de le dire ainsi.
L’histoire des Jang donnés en pâture à des chiens a en réalité été inventée par un journal satirique chinois, mais en un rien de temps, la blague s’est changée en vérité et elle a fait le tour du monde. (Il a bel et bien fait exécuter son oncle Jang, néanmoins.) Cela prouve que les gens sont prêts à croire pratiquement n’importe quoi à propos de Kim, du moment que c’est scandaleux. Sachant cela, doit-on considérer que la façon dont on perçoit généralement Kim Jong-un est éloignée de la réalité ? Et si – en dépit des horreurs bien documentées du régime stalinien dont il a hérité en 2011, alors qu’il était encore dans sa vingtaine – Kim nourrissait des ambitions « bien intentionnées » pour son pays, dans une certaine mesure ? Nous ne sommes pas à cours de preuves du contraire – tout laisse à penser qu’il n’est pas autre chose qu’une approximation de son paternel, en plus imprévisible et en moins malin. Kim a poursuivi la politique militariste de son père : l’écho strident des couperets et des dénonciations nous parvient toujours de Pyongyang, la même volonté de fabriquer des armes nucléaires et des missiles balistiques, ainsi que la même politique répressive décomplexée. Depuis des années, la Corée du Nord est engagée dans ce que les spécialistes de Washington appellent « un cycle de provocation », qui se caractérise par des comportements provocateurs – comme les lancements de missiles ou les essais nucléaires – suivis de numéros de charme et de propositions d’entamer un dialogue. Sous Kim Jong-un, le cycle de provocation continue de tournoyer dangereusement.
Quand Sony Pictures a été la cible d’une attaque massive et embarrassante de son réseau informatique interne, quelques semaines avant la sortie en décembre 2014 de la comédie The Interview, il n’a pas fallu longtemps avant que Pyongyang soit montré du doigt. Dans le film, Seth Rogen et James Franco jouent des Américains qui décrochent une interview avec Kim et sont engagés par la CIA pour tenter de l’assassiner. Au mois de juin de la même année, la Corée du Nord avait promis de déclencher en représailles « des mesures sans merci » si le film venait à être diffusé. Quelle que soit sa véritable personnalité, Kim fait face au même problème que rencontrent tous les dictateurs. Son pouvoir en Corée du Nord est si grand que non seulement personne n’ose le critiquer, mais personne n’ose le conseiller non plus. En étant trop proche du roi, on risque un jour d’y laisser sa tête. Il est plus sûr de se contenter de dire : « Oui, mon maréchal. » De cette façon, si le roi commet un faux-pas, on n’est qu’un pion au sein des légions innombrables qui n’ont fait qu’obéir aux ordres. C’est une façon d’interpréter les signaux étranges qui nous parviennent de Pyongyang ces derniers années : Kim Jong-un actionne maladroitement tous les leviers de l’État, seul et sans expérience.
Il joue en réalité à un jeu dangereux, selon Andreï Lankov, spécialiste russe de la Corée qui a étudié à l’université Kim Il-sung de Pyongyang en 1984 et 1985, et enseigne à présent à l’université Kookmin de Séoul. « Kim était un enfant gâté et privilégié, pas si différent des enfants de certains milliardaires occidentaux, pour qui la pire chose qui puisse arriver est d’être arrêté au volant alors qu’ils sont sous l’emprise de la drogue. Pour Kim, le pire qui puisse arriver est qu’il soit torturé à mort par une foule de lyncheurs. Ça pourrait tout à fait arriver. Mais il ne le comprend pas, au contraire de ses prédécesseurs. Ils savaient qu’il s’agissait d’un jeu mortel. Je ne suis pas sûr qu’il en ait réellement conscience. »
Ce qu’on sait de lui
Nous ne sommes même pas certains de l’âge qu’il a. Kim est né le 8 janvier 1982, 1983 ou 1984. Pour apporter de la cohérence à leur récit, les propagandistes de Pyongyang ont fixé sa date de naissance à 1982. Kim premier du nom, le grand-père de l’actuel leader et père fondateur la nation, Kim Il-sung – pour qui la vénération universelle est obligatoire –, est né en 1912. L’histoire raconte qu’en 1942, son fils héritier, Kim Jong-il, est venu au monde – pour Kim deuxième du nom, on exige un petit peu moins de révérence. Sauf qu’en vérité, Kim II est né en 1941, mais en Corée du Nord, le mythe prend le pas sur les faits plus que partout ailleurs, si bien que la symétrie numérique se veut l’écho du destin, un clin d’œil divin. C’est la raison pour laquelle 1982 était la date de naissance idéale pour Kim III. Pour des raisons qui leur appartiennent, les agences de renseignement sud-coréennes – qui sont réputées pour s’être souvent trompées au sujet de leurs voisins du nord – ont fixé sa date de naissance à l’année orwellienne de 1984. Kim lui-même, qui fait parfois preuve d’un mépris magistral pour l’adulation servile que lui montrent ses sujets, affirme qu’il est né en 1983 – dixit le diplomate/basketteur/transformiste américain Dennis Rodman, qui a bu plus que de raison quand il a rencontré Kim en 2014 (et a fait un séjour en cure de désintox peu de temps après). Quelle que soit la date exacte, le Soleil du XXIe siècle marche parmi nous depuis trois décennies.
Que savons-nous avec certitude de toutes ces années ? Juste de quoi remplir un long paragraphe. Nous savons que Kim est le troisième et le plus jeune fils de son père, et le deuxième fils de la deuxième maîtresse de Kim II, Ko Young-hee. Au cours de la dernière moitié des années 1990, il a été envoyé dans deux écoles différentes en Suisse, où sa mère était secrètement soignée d’un cancer du sein auquel elle n’a pas survécu. La première des deux était l’International School of Berne (ISBerne), à Gümlingen, et la seconde l’école Liebefeld Steinhölzli, située près de Berne. Lorsqu’il étudiait là-bas, ses camarades de classe le connaissaient sous le nom de Un Pak, le fils d’un diplomate nord-coréen. Ils se rappellent de lui comme d’un garçon chétif toujours en jeans, qui portait des Nike et un sweat des Chicago Bulls le jour de la rentrée. Il luttait pour s’accrocher en cours, qui étaient dispensés en allemand et en anglais. Ses résultats étaient médiocres, mais cela ne le dérangeait visiblement pas. On se souvient de lui comme d’un grand amateur de jeux vidéo, de football, de ski, de basketball (il se défendait pas mal sur le terrain) et des Bulls, qui allaient remporter à l’époque les trois dernières de leurs six victoires en NBA avec Michael Jordan, l’un des héros de Kim.
En 2000, il est retourné à Pyongyang, où il est entré à l’académie militaire qui porte le nom de son grand-père. Vers 2009, Kim II a décidé que les frères aînés de Kim Jong-un n’étaient pas en mesure de gouverner, aussi a-t-il fait de son plus jeune fils son héritier. C’est à cette époque que Kim III a commencé à prendre du poids, au propre comme au figuré. Certains pensent qu’il a été « encouragé » – s’agissait-il d’un ordre ? – à grossir pour ressembler davantage à son grand-père révéré, auquel il ressemble de toute façon. Il a accédé au pouvoir à la mort de Kim II, en décembre 2011, et dans les mois qui ont suivi, il a épousé Ri Sol-ju lors d’un mariage arrangé – une ancienne cheerleader et chanteuse d’environ cinq ans sa cadette. On dit qu’il aime sincèrement sa femme. Les Kim ont eu une fille, dont la naissance aurait été provoquée pour qu’elle naisse en 2012 plutôt qu’en 2013. Madame Kim apparaît souvent en public avec son mari – une rupture d’avec les pratiques de son père, dont les femmes restaient généralement dans l’ombre. (Coureur de jupons notoire, Kim II a été officiellement marié une fois et avait à notre connaissance au moins quatre maîtresses.) Kim mesure 1,75 m, ce qui est plus que la plupart des Nord-Coréens, et on estime aujourd’hui sa masse à 95 kilos. Il montre déjà des signes de problèmes cardiaques, les mêmes que ceux qui ont tué son père, et possiblement de diabète. Mais pour lui, notre vision de ce qu’est une vie saine est une absurdité typiquement occidentale. Il fume à la chaîne des cigarettes nord-coréennes (contrairement à son père, qui fumait des Marlboro), boit beaucoup de bière et d’alcool fort, et mange à heure fixe et toujours avec enthousiasme. Il n’existe pas de photo de lui en train de faire du jogging.
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Kim fait partie – il est la clé – d’un système brutal et archaïque.
En réalité, rien ne définit mieux Kim que le peu que nous savons de lui. Lorsqu’on leur pose la question, les spécialistes de la Corée du Nord aux USA et en Corée du Sud – sans parler de ceux de la Maison-Blanche – fournissent des détails qui proviennent invariablement des témoignages de Dennis Rodman ou d’un maître sushi japonais du nom de Kenji Fujimoto, qui a été au service de la famille royale de 1988 à 2001, et qui colporte à présent des détails triviaux à propos d’eux (il raconte par exemple que Kim II l’a un jour envoyé à Pékin pour aller lui chercher un McDo). Avec si peu d’informations sur lesquelles s’appuyer, il est difficile d’imaginer à quoi ressemble vraiment Kim. Mais voici une façon d’aborder la question : à cinq ans, nous sommes tous le centre du monde. Tout – nos parents, notre famille, la maison, le quartier, l’école, le pays – tourne autour de nous. Dans le cas de la plupart des gens, ce qui suit est un long processus de détrônement, au cours duquel Sa majesté l’Enfant prend peu à peu conscience de la vérité, qui se fait chaque jour plus évidente et le pousse à l’humilité. Ça n’a pas été le cas pour Kim. Le monde dans lequel il évoluait à cinq ans est à peu de choses près resté le même.
Tout le monde ne vit que pour le servir. Le monde est configuré avec lui en son centre. Les hommes les plus expérimentés de son royaume n’ont du pouvoir que parce qu’il le veut bien. Lorsqu’il daigne parler, ils sourient, s’inclinent profondément et notent in extenso ses paroles sur de petits carnets. Il n’est pas seulement le seul et l’unique Kim Jong-un, il est officiellement la seule personne à pouvoir s’appeler « Jong-un » – tous les autres Nord-Coréens portant ce prénom ont dû en changer. Les foules se pressent et l’acclament à sa moindre apparition. Hommes, femmes et enfants sanglotent de joie lorsqu’il sourit et les salue de la main. « Il faut comprendre que ce système ne peut pas produire autre chose que quelqu’un comme Kim Jong-un », dit Sydney Seiler, ancien membre du Conseil de sécurité nationale des États-Unis aujourd’hui représentant américain aux Pourparlers à six, qui cherchent à contenir les visées nucléaires de la Corée du Nord. « Je pense que la première chose dont nous devons nous rappeler, comme avec tous les chefs d’État, c’est qu’il reflète la culture, les valeurs et la vision du monde des Nord-Coréens eux-mêmes. »
De quelle vision du monde s’agit-il ? Elle est certainement étrangère à la nôtre. Kim fait partie – il est la clé – d’un système brutal et archaïque. Son rôle requiert une allégeance totale à ce système qui, en dépit de sa cruauté et de ses échecs bien documentés, semble fonctionner de manière acceptable pour une portion considérable de la population nord-coréenne : ceux qui n’ont été qu’à peine touchés par la famine généralisée de la fin des années 1990. À Pyongyang, où vivent les Nord-Coréens les mieux éduqués, les plus capables et les plus méritoires de l’avis du régime, certaines personnes parviennent même à s’enrichir, de nos jours. Bryan Meyers, professeur à l’université Dongseo, en Corée du Sud, raconte qu’il accueille régulièrement des déserteurs venus du Nord dans ses cours, et que ces dernières années, ses étudiants sud-coréens, qui s’attendaient à écouter les récits de famine et d’autres malheurs habituels, ont été surpris d’entendre certains d’entre eux décrire la Corée du Nord comme « un endroit cool » où ils auraient aimé pouvoir rester. « Mes étudiants sont toujours décontenancés lorsqu’ils entendent ça », dit-il.
La succession
Kim Jong-un a mené une vie extraordinairement protégée – à tel point que « protégée » est un mot trop faible. Il serait plus juste d’utiliser « cloîtrée ». Même durant ses années en Suisse, son école se trouvait tout près de l’ambassade nord-coréenne. Au-delà de ces murs, il était toujours accompagné par un garde du corps. Imaginez un jeune garçon asiatique inscrit dans une école européenne où il y a peu de chance que quiconque parle sa langue, encadré en permanence par des adultes qui jettent des regards sévères à toute personne s’approchant de lui, et vous devinerez à quoi pouvaient ressembler ses interactions sociales. Les influences occidentales se sont présentées à lui à travers le monde médiatique de la pop culture : films, télévision, jeux vidéo, et tout ce qui venait de Disney. Les goûts de Kim sont apparemment très ancrés dans la culture du milieu des années 1980 et des années 1990 – comme sa fascination pour les Bulls et, paraît-il, pour la musique de Michael Jackson et Madonna.
De retour en Corée du Nord, il a poursuivi son existence derrière les murs des immenses propriétés de la famille royale, dans des demeures si opulentes qu’elles impressionnent même les dignitaires des Émirats arabes unis en visite – selon Michael Madden, qui dirige la très respectable chambre de compensation North Korea Leadership Watch. Le père de Kim a un jour promulgué un décret stipulant que personne n’était autorisé à s’approcher des membres de sa famille sans permission écrite. On commandait des compagnons de jeu pour Kim et ses frères et sœurs. Cela dit, Kim a probablement visité clandestinement la Chine, le Japon et d’autres endroits en Europe que la Suisse. Il aurait une maîtrise décente de l’allemand et du français. (Rodman a aussi raconté que Kim lui avait fait plusieurs remarques en anglais.)
Madden ajoute qu’il a entendu que Kim parlait un peu de chinois. Le Kim qu’il évoque – en se basant sur des informations récoltées auprès des déserteurs, de publications sud-coréennes et des discours officiels nord-coréens, sans parler de ses propres sources à l’intérieur du pays – a tout de l’épave. Il aurait des problèmes de genoux et de chevilles, dont les deux sont aggravés par son obésité, et il souffrirait encore des suites de plusieurs accidents de voiture, dont un particulièrement grave en 2007 ou 2008. Kim ne se mêle pas au trafic de Pyongyang, mais il est – ou était – avide de conduire des voitures de course. C’est un homme qui aime prendre des risques, une qualité discutable pour quelqu’un qui dispose d’armes nucléaires. Kim semble plus à l’aise que son père avec les réceptions et les séances de photo avec le commun des mortels. En cela, il ressemble plus à sa mère, qu’on peut voir faire coucou de la main avec enthousiasme dans de vieilles vidéos, prompte à sourire et discuter en public, tandis que son époux royal, Kim II, préférait se tenir en retrait et s’entourer d’une aura menaçante. Kim III est un grand amateur de sport, particulièrement de football, et il a un vif intérêt pour les études militaires.
L’armée est une chose que son père tendait à laisser entre les mains de ses généraux, mais le jeune Kim est un étudiant attentif lorsqu’il s’agit de stratégie ou de tactique militaire. Le talent dont il fait montre pour ces sujets est probablement ce qui a fait de lui le candidat idéal pour la succession, aux yeux de son père. Le demi-frère aîné de Kim, Kim Jong-nam, serait paraît-il tombé en disgrâce en 2001, après une tentative avortée d’entrer au Japon avec un faux passeport pour visiter Disneyland Tokyo. Madden souligne qu’il n’y avait pas de problème avec la visite ou la destination en elles-mêmes. « Mais il a éventé le fait que la famille Kim avait pour habitude de voyager à l’étranger avec des faux passeports », dit-il. Quant à son frère aîné Kim Jong-chul, il aurait trop de « traits féminins » pour pouvoir prétendre au pouvoir. Et c’est précisément la question du genre qui a disqualifié d’office sa demi-sœur aînée, Kim Sul-song – qui travaillerait pour le département de la Propagande –, et sa jeune sœur, Kim Yo-jong, qui occupe depuis peu un poste important dans le gouvernement.
La révélation de Kim Jong-un a commencé en 2008, quand les cadres du parti de tout le pays ont commencé à parler de lui comme du « jeune général quatre étoiles », d’après Myers, qui a fait de la propagande nord-coréenne son sujet d’étude académique de prédilection. Myers a écrit un livre intitulé The Cleanest Race, qui démonte l’idée très répandue selon laquelle le principe directeur du pays serait le communisme, en retraçant les origines de sa mythologie officielle jusqu’à une ancienne croyance coréenne en la supériorité raciale. L’histoire de la famille Kim a littéralement été réécrite et greffée aux légendes fondatrices de la Corée. On raconte à présent que Kim Il-sung, né d’une lignée de pasteurs protestants, descend du père fondateur mythique de la nation, Tangun. Son fils, Kim II, serait en vérité né en Russie, où ses parents avaient fui pour échapper à l’occupation japonaise, mais l’histoire officielle raconte qu’il est né en secret sur les pentes du mont Paektu, un volcan à la frontière avec la Chine où le père de Tangun aurait atterri en descendant des cieux il y a 5 000 ans. Pour Kim III, les origines mythiques de son père et de son grand-père sont des rôles difficiles à jouer, mais les propagandistes de Pyongyang l’ont tout de même chargé de ce fardeau. On raconte ainsi que le plus jeune des Kim aurait absorbé les mystères de la technologie occidentale moderne en étudiant à l’étranger, et qu’il aurait démontré son génie militaire en prenant le commandement d’une « brigade de choc » dans les montagnes sauvages du nord-est lointain.
Kim a commencé à apparaître comme un protagoniste mineur mais néanmoins intriguant dans les romans et poèmes écrits à la gloire de son père. Le jeune Kim y était dépeint comme un stratège précoce qui pilotait des hélicoptères, des tanks, et pour lequel les systèmes d’armement les plus sophistiqués n’avaient aucun secret. Lors de son apparition officielle de 2010, Kim III a été présenté comme un général hautement décoré et comme vice-président de la Commission centrale militaire du pays, un poste relativement modeste. « Les citoyens nord-coréens savaient probablement comment interpréter la nouvelle », écrit Myers dans une récente étude sur l’accession au pouvoir de Kim : « Il prouvait son humilité en acceptant de se plier à une formation dont il n’avait aucun besoin, sachant à quel point il était brillant. » On a commencé à le voir aux côtés de son père dans les médias contrôlés par l’État. À la fin de l’année 2011, quelques mois à peine après la mort de son père, Kim était présenté aux actualités télévisées « non comme un des membres de l’entourage de son père parmi d’autres », écrit Myers, « mais comme un objet d’affection et de respect à part entière ».
L’exercice du pouvoir
On décrit souvent la Corée du Nord comme « stalinienne », et avec son imagerie communiste old school et sa propagande, sans parler de ses purges politiques et de ses effrayants goulags, le pays a beaucoup en commun avec l’Union soviétique de Staline. Mais la Corée du Nord n’a jamais connu autre chose que le pouvoir absolu. Avant l’annexion de la Corée par le Japon, en 1910, les Coréens vivaient sous une monarchie. À laquelle succéda donc le Japon impérial : les Coréens prêtèrent allégeance à l’empereur nippon. Quand l’URSS délivra la Corée du Nord en 1945, Kim Il-sung investit son rôle de monarque. L’idéologie nationale mal définie que le régime appelle « Juche » n’est rien de plus qu’une tentative de rationaliser dans des termes pseudo-marxistes ce que Brian Myers appelle « un ethno-nationalisme radical ». Le mythe des Kim et de la supériorité raciale coréenne n’est pas qu’une étrange invention qu’on force le peuple à avaler coûte que coûte. Cela fait partie de leur histoire. Si le statut semi-divin est transmis par le sang, alors la similarité physique compte beaucoup. De nombreux observateurs sont d’avis que la ressemblance flagrante de Kim avec son grand-père a beaucoup joué dans son accession au pouvoir.
En 2010, quand les premières images de Kim III ont été rendues publiques, tout le monde sur la péninsule coréenne a été frappé par la ressemblance. « Il avait le visage de Kim Il-sung quand il était jeune », dit Cheong Seong-chang, de l’Institut Sejong, un think tank opérant près de Séoul en lien avec le renseignement sud-coréen. « Faire de lui l’héritier a fait vibrer la corde nostalgique du peuple nord-coréen. » Une nostalgie qui a des racines profondes. Il faut se rappeler que ce n’est qu’après la mort de Kim I, en 1994, et l’accession au pouvoir de Kim II, que des années d’une planification économique centralisée absconse ont fini par rattraper la Corée du Nord. L’État courait à sa ruine. L’industrie s’est effondrée. Plus d’un demi-million de personnes ont connu la famine. Les gens faisaient bouillir de l’herbe et arrachaient l’écorce des arbres dans une tentative désespérée de trouver des moyens de subsistance. Beaucoup de Coréens ont vu un lien direct entre la mort de Kim premier du nom et le désastre qui a suivi, sous la présidence de son fils. Étant donné qu’on ne peut pas exprimer directement sa colère face au Leader Suprême, elle s’est traduite par une nostalgie croissante pour le bon vieux temps et son bon vieux souverain.
Kim Jong-un n’écoute personne et il n’aime pas qu’on le briefe à propos des affaires du pays.
Cheong est d’avis que la ressemblance de Kim Jong-un avec son grand-père n’est qu’à moitié délibérée. Il y a une croyance populaire en Corée, gyeok se yu jeon, qui dit que les caractéristiques héréditaires sautent une génération : un garçon tend plus à ressembler au père de son père qu’à son paternel. Cette croyance a prédisposé les Nord-Coréens à voir en l’héritier désigné la réincarnation de leur fondateur bien-aimé. Et là où la nature s’arrête, l’artifice entre parfois en jeu. Qu’on lui ait ou non ordonné de prendre du poids, il ne fait aucun doute que l’épaississement de Kim lui a donné la rotondité typique d’un patriarche. Kim ressemble probablement de toute façon à son grand-père, mais il travaille sans aucun doute à approfondir cette connexion visuelle. On peut facilement le voir à travers sa coupe de cheveux, ses tenues vestimentaires et la façon qu’il a de marcher comme un homme bien plus vieux durant ses apparitions. Dans les images publicitaires, il adopte la posture, mime les gestes et reproduit les expressions faciales de son grand-père – ou, du moins, des représentations picturales de Kim Il-sung sur la vieille propagande du parti. Mais qui est vraiment Kim III ?
L’ancien gouverneur du Nouveau-Mexique Bill Richardson a servi en tant qu’ambassadeur américain aux Nations Unies, et il a négocié à diverses occasions avec les responsables nord-coréens à Pyongyang. Il est toujours en contact avec certains d’entre eux et nourrit un intérêt profond envers le pays. « Laissez-moi d’abord vous faire part de ce que d’autres personnes en Corée du Nord m’ont dit à propos de lui », m’a dit Richardson au cours d’un entretien téléphonique. Il m’a aimablement envoyé quelques notes sur ses impressions avant notre conversation. Un : Il plaisante fréquemment avec les responsables du gouvernement à propos du fait qu’il n’y connaît rien, qu’il est jeune et qu’il n’a aucune expérience. Il trouve réellement cela amusant. Deux : Il semble n’être pas sûr de lui. Pourtant, il n’écoute personne, et il n’aime pas qu’on le briefe à propos des affaires du pays. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas malin ou qu’il est incompétent. Si l’on se base sur la façon dont il a restructuré les équipes gouvernementales, tout particulièrement l’armée, en congédiant les personnes avec lesquelles il ne se sentait pas à l’aise, il faut admettre qu’il a fait les choses assez efficacement. Il a nommé à leur place ses propres hommes, ou des hommes dont il pensait qu’ils se montreraient plus loyaux. Mais il semble qu’à travers ses actions, ses sorties et ses essais de missiles, il cherche encore à consolider son pouvoir.
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COMMENT KIM JONG-UN DIRIGE LE PAYS DANS LES FAITS
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Understanding Kim Jong Un, The World’s Most Enigmatic and Unpredictable Dictator », paru dans Vanity Fair. Couverture : Kim Jong-Un sur la plus haute montagne de Corée du Nord (KCNA).