De la musique kurde grésille dans les vieilles enceintes du bus dans lequel je me trouve. Certains passagers tapent dans leurs mains au rythme de la musique, pendant que les plus vieux indiquent des points du paysage aride qui défile par la fenêtre. Ils apprennent aux plus jeunes et aux voyageurs les moins expérimentés le nom des collines et des villages auprès desquels nous passons. Les passagers du bus sont tous des peshmergas, des combattants kurdes, mais la route que nous empruntons ne mène pas jusqu’à la ligne de front avec l’État islamique, comme partout ailleurs au Kurdistan. Ces peshmergas font route en direction d’une autre ligne de front, que les plus vieux d’entre eux n’ont pas vu depuis plus de vingt ans. Nous faisons route vers la frontière de l’Irak avec l’Iran.
Rojhelat
Ce sont tous des exilés du Kurdistan iranien, membres du Parti démocratique kurde d’Iran, connu sous l’acronyme KDP-I. L’histoire du KDP-I est compliquée, comme c’est de coutume dans la région. Le KDP-I originel a été formé en 1945 à Mahabad, la capitale du Kurdistan iranien. C’était un parti nationaliste kurde démocrate-socialiste. Il précède le parti kurde d’Irak, le PDK, d’un an. Le KDP-I ressemble beaucoup à homologue irakien, à ceci près que les questions tribales n’entrent pas en compte dans sa politique. Le parti vise à l’amélioration des droits des Kurdes en Iran, et il combat les forces iraniennes depuis de nombreuses années, avant même la révolution de 1979. Les Kurdes vivent depuis longtemps sous le joug de nations, et la terre de leur patrie est morcelée entre la Syrie, la Turquie, l’Irak et l’Iran.
Le moins qu’on puisse dire est que ces pays ont maille à partir avec les droits de l’homme, et le Kurdistan iranien, que les Kurdes nomment Rojhelat, n’échappe pas à la règle. En 1989, l’insurrection a connu un renouveau avec l’assassinat à Vienne du leader du KDP-I de l’époque, Abdul Rahman Ghassemlou, par des hommes soupçonnés d’être des agents iraniens. Un combat sanglant entre le KDP-I et le régime iranien s’en est suivi, faisant des morts en Iran et dans d’autres pays. En juillet 1996, les troupes iraniennes sont entrées au Kurdistan iranien, où le groupe avait sa base, déplaçant des milliers de personnes et provoquant la mort d’une vingtaine de membres du KDP-I. Le 4 août de la même année, le KDP-I a déposé les armes, annonçant qu’il mettait un terme aux raids lancés de l’autre côté de la frontière pour empêcher d’autres incursions de l’Iran au Kurdistan irakien.
Nous nous dirigeons vers un camp de montagne, non loin des villages bombardés par l’aviation turque.
Dans les années 2000, le parti a été divisé en deux factions distinctes, en raison de vues stratégiques différentes. Désormais, il y a le KDPI (aussi connu comme le PDKI), et le… KDP-I. Tomber sur des partis politiques aux noms similaires est chose courante dans la région. On compte actuellement trois groupes distincts s’appelant Komala qui combattent l’Iran, chacun d’entre eux observant certaines différences politiques et stratégiques. Pour plus de clarté, j’appellerai l’autre groupe le PDKI – en dépit du fait que les deux factions songent de plus en plus à la réunification. Aujourd’hui, le KDP-I s’est retiré dans des bases installées le long de la frontière avec l’Iran, dans les montagnes de Qandil – souvent considérées comme le centre des opérations du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK. Mais d’autres partis sont également actifs dans la zone, le PDKI notamment. Une intensification potentielle du rythme des opérations menées contre le régime iranien est à prévoir. Cette situation découle du fait que les violations des droits de l’homme perpétrées par l’Iran dans la région du Kurdistan iranien ne semblent pas devoir s’arrêter. Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a établi qu’il y avait eu 753 exécutions en Iran durant l’année 2014, la plupart d’entre elles en réponse à des crimes jugés peu graves au regard des critères internationaux. Le KDP-I n’a pas pour ambition de détacher le Rojhelat de l’Iran, mais seulement de veiller à ce que les Kurdes du pays voient leurs droits respectés. En 2015, l’Iran est en bonne voie pour surpasser ce nombre, puisqu’il y a eu 694 exécutions entre le début de l’année et le mois de juillet dernier, et ce malgré l’élection du président modéré Hassan Rouhani en 2013.
Qandil
Le route depuis le QG principal des peshmergas – une ancienne forteresse de l’armée irakienne à Koya, située à environ 50 kilomètres à l’ouest d’Erbil – jusqu’à la ville de Choman représente un long voyage. Quelques heures après notre départ, la plupart des passagers commencent à ronfler, leurs têtes bringuebalant au rythme des mouvements du véhicule. Les Kalachnikov s’étalent sur toutes les surfaces planes où il n’y a pas de bagages, ou sont posées bien sagement sur les genoux des soldats endormis. Le bus fait halte aux abords de Choman, dans la nuit noire. On crie des noms dans les ténèbres, et les passagers sont transférés un à un dans d’autres véhicules, à destination de différents avant-postes installés le long de la frontière iranienne. Je monte à bord d’un 4×4 avec le général Khalid, leader des peshmergas du KDP-I. C’est un homme bourru aux manières invariablement professionnelles, comment on peut s’y attendre de la part d’un soldat qui s’est battu dans les montagnes pendant de nombreuses années avant que le groupe ne dépose les armes, en 1996. Khalid prononce à haute voix les noms des villages qui jalonnent la route jusqu’à notre destination. Nous nous dirigeons vers un camp de montagne situé à une dizaine de kilomètres de l’Iran, non loin des villages bombardés par l’aviation turque, qui les dit habités par des combattants du PKK.
Un autre jour commence. Le soleil se lève au-dessus d’un panorama de montagnes d’une beauté stupéfiante, alors que les peshmergas dorment encore dans leurs sacs de couchage et sous les couvertures. Un soldat vétéran fait bouillir de l’eau pour le thé dans une casserole en métal. Les montagnes qui marquent la frontière avec l’Iran semblent trompeusement proches. Un peshmerga s’écarte pour aller fumer une cigarette sur un promontoire rocheux, couvant du regard ses camarades encore enfarinés de sommeil. Le paysage aux alentours est couvert de broussailles et de pierres, et d’étroites bandes de fumée s’élèvent dans le lointain alors que des fermiers font brûler du feuillage sec – une méthode fréquemment employée pour déclencher les vieilles mines abandonnées par l’armée irakienne durant la guerre Iran-Irak, il y a trente ans. À quelques kilomètres de là, je distingue un nuage plus épais. Un peshmerga le montre du doigt : c’est une détonation de mine. Le coin isolé où se dessine le champignon de fumée, qui se dissipe lentement, suggère qu’elle n’a pas été déclenchée par une personne – du moins nous l’espérons. Nous sommes arrivés tard au camp. Les peshmergas nous ont montré où dormir, à l’intérieur d’une large tente ouverte faite de toile de jute et de pièces de tissus rapportés. La soirée a été fraîche à cette altitude, une brise légère soufflant dans l’abris à un rythme apaisant.
Les combattants tournent entre différents avant-postes, passant souvent jusqu’à 40 jours dans les montagnes avant de rentrer à la base de Koya. Pour rejoindre le KDP-I, il faut être âgé de 18 ans au moins, et la plupart des nouvelles recrues sont envoyées à ce camp en premier lieu. Face à l’afflux de nouveaux – et souvent très jeunes – peshmergas en provenance du Kurdistan iranien, le KDP-I fait passer aux soldats une période probatoire, pour éliminer les espions iraniens. Et même s’il arrive que des soldats plus âgés connaissent personnellement les familles de certains jeunes, ils les surveillent malgré tout. Une fois que les nouvelles recrues ont prouvé leur valeur, les combattants sont envoyés dans des avant-postes situés de plus en plus proche de l’Iran. Les peshmergas les plus expérimentés et dignes de confiance traverseront la frontière, pour opérer à l’intérieur de leur territoire natal. L’un des plus vieux peshmergas est un vétéran de 61 ans appelé Sufi. Il porte une Kalachnikov prise à un soldat iranien il y a 21 ans, et marche à l’aide d’un bâton après s’être fait battre par des gardiens de prison iraniens durant les six ans de son incarcérations – dont 15 mois passés en isolement total. En dépit de sa jambe blessée, il parvient toujours à grimper les collines.
Au QG
Le quartier général depuis lequel Khalid commande ses troupes est situé au pied de la colline sur laquelle est installé notre camp. Là-bas, la routine matinale est bien enclenchée. Des peshmergas préparent le petit déjeuner et font bouillir du thé, pendant que d’autres préparent l’équipement. Un petit groupe de combattants construisent un bunker en pierre pour créer un emplacement permanent. Les peshmergas ont établi leur centre d’opérations de manière à pouvoir observer de près un chemin qui sert de route principale pour les réfugiés. Il n’y a aucun problème avec les véritables réfugiés, mais les peshmergas veulent s’assurer que les travailleurs forcés ne passent pas. Ils sont ouvertement opposés à l’esclavage et veulent y mettre un terme.
C’est un endroit stratégique pour le KDP-I, et on comprend facilement pourquoi en regardant aux alentours.
« C’est un centre de commande et de contrôle », m’explique Khalid. « Hier, nous avons envoyé un grand nombre de peshmergas en Iran. Les ordres venaient de là, c’est d’ici que nous dirigeons toutes les opérations. » C’est un endroit stratégique pour le KDP-I, et on comprend facilement pourquoi en regardant aux alentours. Des sentiers étroits traversent les collines, et ils sont parfois difficiles d’accès pour les 4×4. Il semble impossible de dépêcher des forces trop nombreuses à pied dans la zone, ni même des véhicules blindés, qui se déplacent lentement et craignent les embuscades. Et c’est sans compter les champs de mine alentours. Les militaires iraniens ont envahi cette région montagneuse durant la guerre Iran-Irak, mais ils ne sont pas parvenus à la conquérir. « Les Iraniens se sont cassés les dents sur cet endroit pendant des années », dit Khalid. Même si le KDP-I est de retour dans la région et que le parti a envoyé des combattants en Iran, le groupe ne cherche pas à se frotter directement aux forces iraniennes, du moins pour le moment. Malgré cela, il y a eu un accrochage en septembre avec une milice kurde iranienne pro-gouvernement, dans la ville de Shino. « Nous faisons notre possible pour éviter le contact physique avec le régime », raconte Khalid. « Nous n’entrons pas en conflit direct avec eux. L’objectif principal est d’être présents dans notre pays pour voir les nôtres, rencontrer nos agents, nos partenaires politiques, et répandre nos idées politiques afin que les gens sachent pourquoi nous nous battons. »
D’autres partis kurdes iraniens ont déclaré la guerre au régime, au rang desquels le PDKI, mais outre la récente fusillade, le pire que le groupe de Khalid ait fait jusqu’ici a été d’acheminer des armes de l’autre côté de la frontière. « C’est là-bas que vit notre peuple, c’est là-bas que vivent nos familles », ajoute Khalid. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’ambition du groupe n’est pas de séparer le Rojhelat de l’Iran, mais bien de conquérir davantage de liberté pour les Kurdes en Iran. Une perspective bien différente de celle des factions du Kurdistan irakien, qui réclament ouvertement l’indépendance face à Bagdad. La mobilisation du KDP-I et d’autres groupes ont néanmoins provoqué la réponse de Téhéran. Il y a seulement deux mois, l’armée iranienne avait peu de troupes en poste à la frontière bordant le Kurdistan irakien.
Récemment, le contre-amiral Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale iranien, a fait une apparition à la télévision pour dénoncer l’œuvre du KDP-I, déclarant que le parti cherchait à provoquer une guerre avec l’Iran. Depuis lors, l’Iran a dépêché un grand nombre de troupes à proximité de la frontière, ainsi qu’une centaine de tanks, des batteries de missiles Katioucha et d’autres armes lourdes, dans une tentative d’arrêter toute incursion dans le pays. « Nous sommes conscients des réactions que provoque notre présence », admet Khalid. Ils ont même des soucis du côté irakien de la frontière. « Le PKK a rencontré des problèmes avec le PDKI, le groupe dont nous nous sommes séparés il y a plusieurs années », dit Khalid. En mai 2015, le PKK s’est accroché avec le PDKI après que ce dernier a établi des bases dans les régions frontalières des montagnes de Qandil – une zone aux mains du PKK depuis que les rebelles anti-iraniens ont quitté la région. Les chaînes locales ont fait état de deux morts dans les rangs des combattants kurdes iraniens à l’issue du combat. Khalid affirme que le KDP-I, pour sa part, a évité tout conflit avec le PKK, bien que les deux groupes soient proches l’un de l’autre. Il n’y a que très peu de combattants du PKK dans les environs, même si l’on peut apercevoir les bombardements de l’aviation turque depuis les positions du KDP-I.
Être libres
Khalid prend congé de moi pour assister à une réunion et je regagne le camp où nous avons dormi la nuit dernière. La zone autour des deux camps est jonchée d’obus non-explosés de différentes sortes – des reliques de la guerre Iran-Irak. Les soldats ont nettoyé les sentiers autour des deux camps, mais ils nous avertissent de ne pas nous aventurer dans la nature. De retour dans la tente, des peshmergas jouent aux échecs – selon des règles différentes de celles que nous utilisons en Occident. Cette version se joue à un rythme beaucoup plus rapide, et les soldats sont souvent en désaccord avec le positionnement des pièces. Au milieu des combattants qui jouent aux échecs, il y a Ryan O’Leary, une exception à l’une des règles que le KDP-I observe depuis très longtemps. Bien qu’il soit vêtu de l’habit kurde traditionnel, il n’est pas kurde iranien mais américain. C’est un vétéran de l’armée américaine qui sert en tant que volontaire étranger.
Après onze années de service dans l’infanterie et des tournées en Irak et en Afghanistan, O’Leary était venu dans la région pour combattre l’État islamique, comme la plupart des volontaires occidentaux. Mais après avoir rencontré le commandement du KDP-I, il a décidé de se joindre au groupe à la place. Abandonnant le plateau d’échecs pour un instant, O’Leary m’emmène faire un tour le long de la crête. Nous passons devant une ancienne position du KDP-I, hors service pour le moment, même si le drapeau kurde y flotte toujours bien haut. Des douilles de mitrailleuses 23 mm jonchent le sol. Les soldats affirment que la zone rocheuse située face à la position est minée, bien qu’aucun panneau d’avertissement ne le signale. Derrière l’avant-poste se dresse un pic qui mène à une pente. O’Leary la montre du doigt : encore un autre champ de mines, mais celui-ci est flanqué d’un panneau rouge triangulaire pour s’assurer que personne ne marche trop près.
Les vestiges des guerres passées recouvrent toute la région. Le KDP-I a découvert un missile de Katioucha 122 mm près d’une autre position. Ils se demandent encore ce qu’il faut en faire : le ramasser ou le faire exploser sur place. O’Leary raconte qu’il a eu affaire à ce genre de munitions en Afghanistan. D’après lui, il faut trouver assez de corde pour pouvoir l’extraire du sol. Une route de contrebandiers serpente en contrebas et file au-delà de la frontière iranienne. L’Iran a fait fermer la route, aussi l’avant-poste est-il en sommeil, mais les peshmergas pourraient le remettre en état de marche si le passage s’ouvrait à nouveau. De retour à la tente, certains des combattants qui voyageaient à bord du bus sont venus prendre le thé. « J’ai quitté mon foyer pour devenir peshmerga », me confie Kowsa. Kowsa est une Kurde iranienne de Mahabad – le site de récentes manifestations après que l’employée d’un hôtel se soit défenestrée après une tentative de viol. Kowsa m’explique que les droits des femmes sont limités en Iran, et qu’être à la fois femme et kurde complique doublement la vie.
Le gouvernement a proposé à Kowsa de devenir espionne pour le compte de l’Iran.
En 2014, l’Iran a imposé davantage de restrictions aux droits des femmes, et condamné une femme anglo-iranienne pour « propagande contre l’État » après qu’elle eut protesté en raison de l’interdiction faite aux femmes de regarder les matchs de volley-ball masculins. Aujourd’hui, Kowsa est enseignante au département d’éducation du KDP-I. Ses parents se sont opposés au fait qu’elle rejoigne les peshmergas, car ils craignaient pour sa sécurité. Le gouvernement iranien s’y est également opposé, tellement qu’ils lui ont proposé de devenir espionne pour leur compte – elle a décliné l’offre. Même si elle décidait de retourner au pays, il pourrait y avoir des conséquences. « Parfois, des gens qui rentrent en Iran ou qui se rendent aux autorités se voient administrés des drogues par les Iraniens », explique-t-elle. Les peshmergas du KDP-I affirment qu’au moins un de leurs combattants s’est vu administrer des opiacés par le régime, avec l’intention de le rendre accro. Lorsqu’il a rejoint le groupe au Kurdistan irakien, il a dû faire face à un sevrage brutal.
« La vie par ici n’est pas mauvaise, être peshmergas est une bonne chose, car nous sommes libres ! » dit Kowsha. Une nuit sans lune tombe dans les montagnes, et les ténèbres enveloppent rapidement l’avant-poste. Un drapeau kurde flotte dans l’air du soir, et des soldats prennent leur tour de garde pendant que d’autres se glissent sous les couvertures et s’apprêtent à dormir. Demain est un autre jour.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Into the Mountains With Kurdish Rebels Fighting Iran », paru dans War Is Boring. Couverture : Un combattant du KDP-I dans les montagnes de Qandil.