Juarez → Brooklyn
Le cirque, dirait-on, fait route vers Brooklyn. Dans les semaines qui viennent, le département de la Justice des États-Unis doit donner sa confirmation de l’extradition de Joaquín Archivaldo Guzmán Loera, mieux connu sous le nom d’ « El Chapo », l’homme à la tête du cartel de Sinaloa. Le plan, si l’on en croit les articles parus dans le Daily News et le New York Post, est qu’il soit jugé dans le district est de New York, dont le quartier général se trouve dans le centre de Brooklyn, à quelques kilomètres d’où je vis. Guzmán est un des criminels les plus impitoyables du monde, sur lequel il a été difficile de mettre la main. Il s’est évadé de deux des prisons les plus sûres du Mexique : la première fois, à ce qu’on dit, dans un panier à linge sale ; la seconde fois, à ce qu’on dit, par un tunnel, sur une mobylette fixée à un rail. Je dis « à ce qu’on dit », car avec El Chapo, on ne sait jamais vraiment.
Avec le temps, les leaders des cartels sont devenus, au Mexique et ailleurs, des figures presque mythiques. Autour d’eux gravitent les narcocorridos – ces chansons folkloriques qui content leurs exploits –, des documentaires obscènes, d’horribles vidéos partagées sur les réseaux sociaux, des théories du complot, des rumeurs accusant tels fonctionnaires d’être corrompus ou louant ceux qui ne le sont pas, des reines de beauté, des stars de telenovela, et, dernièrement, Sean Penn envoyé en mission par Rolling Stone. Quelque part derrière tout cela se trouve un homme trapu, la cinquantaine bien tapée, frôlant le mètre soixante-dix, les cheveux noirs comme le jais et des rides du rire creusant profondément ses joues.
En janvier dernier, quand les marines mexicains ont remonté sa trace jusque dans une planque de Los Mochis, cinq hommes ont été abattus et El Chapo s’est une nouvelle fois échappé à travers un tunnel, laissant derrière lui une chambre parsemée de paquets de gâteaux et de seringues. Il a finalement émergé d’une bouche d’égout avant de se retrouver au volant d’une voiture qui passait par là. Les marines l’ont rattrapé un peu plus loin sur la route, et lorsqu’ils l’ont finalement arrêté, ils se sont assurés que la presse le voie bien dans son maillot de corps tout tâché, ses cheveux et sa moustache en bataille. Après quoi ils l’ont renvoyé à la prison d’Altiplano, celle dont il s’était évadé six mois plus tôt. Certains articles ont parlé de ses conditions de détention : des lumières vives qui le tenaient constamment éveillé, des visites conjugales privées, du Viagra qu’il avait demandé, et de l’exemplaire de Don Quichotte qu’on lui avait permis de lire. Le 7 mai, peu avant l’aube, pour des raisons qui demeurent obscures, El Chapo a été transféré d’Altiplano dans un nouveau complexe, situé à environ 25 kilomètres de la frontière américaine – un territoire aux mains du cartel de Sinaloa.
Sa nouvelle prison s’appelle Cefereso No. 9. D’après la Commission nationale des droits de l’homme, il s’agit de la pire prison fédérale du Mexique. L’avocat d’El Chapo, Jose Refugio Rodriguez, a confié à Fox News Latino que son client avait dit de sa cellule qu’elle était « sale et moche » et qu’il aurait aimé retourner à Altiplano. C’est le même avocat qui a laissé entendre qu’El Chapo accepterait son extradition, et peut-être même de plaider coupable une fois arrivé aux États-Unis. Tout ce que Guzmán demande en retour est une simple garantie : quelle que soit la sentence qu’il reçoit, il veut la purger dans une prison de sécurité moyenne. El Chapo nous adresse des clins d’œil et nous nargue de derrière les barreaux de sa cellule. Et à présent, il semblerait que cet homme, qui a l’étoffe des mythes mais fait bel et bien partie de ce monde, va bientôt prendre la direction du nord, escorté par un escadron des US Marshals, en direction de New York. Mais pourquoi l’envoient-ils à Brooklyn plutôt qu’ailleurs ?
Le délinquant
D’après la DEA, le cartel de Sinaloa est à la source d’un quart de toutes les drogues qui entrent illégalement sur le sol américain depuis le Mexique. Dans certaines villes, comme Chicago, ce chiffre grimpe jusqu’à 80 %. On tient Sinaloa pour être le premier fournisseur de l’épidémie d’héroïne qui sévit dans le nord-est des États-Unis. Le cartel aurait supplanté les produits colombiens et asiatiques en encombrant les voies de trafic. Ils ont aussi baissé les prix à tel point qu’il est par exemple possible d’acheter un petit ballon de 100 milligrammes d’héroïne de qualité moyenne dans ma ville natale, située sur la côte sud du Massachusetts, pour moins cher qu’un paquet de cigarettes.
Le magazine Forbes estime que les revenus annuels du cartel dépassent trois milliards de dollars, et que la fortune personnelle de Guzmán (« source de la richesse : trafic de drogue ; s’est fait tout seul ») avoisine le milliard. Vous auriez du mal à trouver un endroit sur le continent américain tout entier qui n’a pas été touché par sa drogue, son argent ou les deux. Brooklyn ne fait pas exception à la règle. La contrebande de stupéfiants, sans parler de leur consommation, est un incontournable des annales du crime de Brooklyn. C’est l’arrondissement de New York qui abrite les terminaux à conteneurs, les débarcadères, les dépôts de camions et les entrepôts. Depuis Brooklyn, on accède facilement aux aéroports, et l’arrondissement compte plus de 2,5 millions d’habitants. Sinaloa, d’après des rapports des services de renseignement américains, est le maître incontesté parmi les nombreuses organisations criminelles mexicaines qui sont en concurrence pour acheminer des drogues dans les cinq arrondissements de la ville.
Mais Brooklyn n’est pas le seul endroit à se battre pour avoir El Chapo. Au fil des années, sept districts américains différents ont inculpé Guzmán, à commencer par San Diego en 1996, suivi de Chicago, Brooklyn, Miami, Manhattan, El Paso et dernièrement, en 2016, Concord, dans le New Hampshire. La base juridictionnelle est difficile à trouver. Le narcotrafic, comme la plupart du crime organisé, est un business global et diversifié. Où que s’étendent les tentacules du cartel de Sinaloa – où que ses drogues soient vendues ; où que son argent soit planqué et que ses hommes opèrent ; où qu’il passe en contrebande ses produits chimiques, ses armes ou ses hommes –, El Chapo est susceptible d’être poursuivi en justice, si tant est que les autorités parviennent à garder la main dessus. Le gouvernement mexicain a eu El Chapo pour la première fois dans son collimateur en 1993.
L’année précédente, lui et ses hommes avaient participé à une fusillade meurtrière dans une boîte de nuit de Puerto Vallarta avant de quitter le pays. Après avoir été arrêté au Guatemala, il a été renvoyé au Mexique, accusé de trafic de drogues et condamné à vingt ans de prison. Il a commencé à servir sa peine dans le confort, soudoyant ses gardes et s’assurant le contrôle des lieux (télécoms, prostituées, restauration) dès les premiers jours. En 2001, il s’est échappé, donnant lieu à une nouvelle chasse à l’homme. En 2004, l’armée mexicaine est presque parvenue à le capturer dans un ranch de Sinaloa, mais il a réussi à fuir dans les montagnes. L’armée a également fait irruption à son mariage avec Emma Coronel en 2007, mais le temps qu’ils arrivent, il était déjà loin. Au cours de la décennie suivante, le Mexique a alloué d’énormes ressources à la traque d’El Chapo. Ainsi, pendant longtemps, la position du gouvernement mexicain était qu’El Chapo devait mourir dans une de ses prisons. Lorsqu’on lui a demandé en 2015 s’il accepterait d’extrader son précieux captif vers les États-Unis pour qu’il y soit jugé, Jesus Murillo Karam, alors procureur général du Mexique, a répondu : « El Chapo doit d’abord rester ici pour purger sa peine, ensuite je l’extraderai… dans 300 ou 400 ans. » C’était avant le tunnel sous Altiplano, avant l’assaut manqué sur sa planque dans les montagnes, dans le « triangle d’or » reculé à la frontière des États de Sinaloa, Durango et Chihuahua, et avant la fusillade à Los Mochis. Murillo Karam n’est plus procureur général aujourd’hui. (Il a quitté ses fonctions après la tragédie toujours irrésolue de l’enlèvement de 43 étudiants à Iguala, dans l’État de Guerrero ; puis il a atterri confortablement au cabinet du ministère du Développement agraire et urbain.) Son patron, le président Enrique Peña Nieto, en a eu assez d’El Chapo. Visiblement, le traduire en justice et l’incarcérer dans les prisons mexicaines ne vaut pas le coup. En janvier, peu après qu’El Chapo a été capturé à nouveau, Peña Nieto a ordonné aux responsables du gouvernement d’ « en finir au plus tôt avec l’extradition de ce délinquant extrêmement dangereux ».
Tous les moyens sont bons
Il est vrai qu’il existe de nombreuses localités exotiques où les criminels peuvent opérer à l’abri du bras de la justice américaine. En fonction de la façon dont vous interprétez la foule d’accords et de conventions internationaux, il y a toujours entre 80 et 100 pays qui refuseraient ou seraient dans l’impossibilité d’envoyer des criminels recherchés aux États-Unis pour qu’ils y soient jugés. Le Mexique n’est pas un de ces pays. Depuis près de quarante ans, il existe un traité entre le Mexique et les États-Unis, et lorsqu’il s’avère fastidieux de faire les choses dans son cadre, de temps en temps, les américains utilisent des moyens plus clandestins pour mettre la main sur les individus qu’ils recherchent : des arrangements informels sur l’immigration, par exemple, selon lesquels les habitants du pays non-mexicains (ou ceux dont la citoyenneté est discutée) sont facilement expulsés au-delà de la frontière et placés en détention par les Américains ; voire en les kidnappant, comme dans le cas de Humberto Álvarez Machaín.
Álvarez Machaín était un physicien mexicain soupçonné d’avoir participé, en 1985, à la torture de Kiki Camarena, un agent de la DEA infiltré dans le cartel de Guadalajara – l’organisation née à Sinaloa au sein de laquelle le jeune El Chapo a fait ses armes. Après la mort de Camarena, la DEA a lancé l’opération Leyenda, la plus vaste enquête sur un meurtre de l’histoire de l’agence, qui impliquait des opérations étendues sur le territoire mexicain, ainsi que l’aide d’un chasseur de prime.
En 1990, ledit chasseur de prime a mis le grappin sur Álvarez Machaín, devant son bureau de Guadalajara. Il l’a ensuite traîné de l’autre côté de la frontière pour qu’il soit jugé devant le tribunal de Los Angeles. Álvarez Machaín et le gouvernement mexicain ont vivement protesté face au kidnapping, arguant qu’il salissait l’autorité juridictionnelle de la cour. Mais lorsque l’affaire est finalement passée devant la Cour suprême, il a été décidé que peu importait la façon dont un citoyen étranger se retrouvait aux États-Unis, même si des lois avaient été enfreintes pour l’y amener : si son corps se trouvait dans une salle de tribunal, il pouvait être jugé. Álvarez Machaín a fini par être acquitté et il est retourné au Mexique en 1992. Le traité entre les États-Unis et le Mexique a plus tard été amendé pour interdire les kidnappings. Le Mexique transfère entre 200 et 400 individus recherchés aux États-Unis chaque année, bien plus que n’importe quel autre pays dans le monde. Bon nombre d’entre eux sont connectés aux cartels. Plus tôt cette année, Alfredo Beltran Leyva, l’ancien baron de la drogue autrefois affilié au cartel de Sinaloa puis à leurs rivaux des Zetas, a plaidé coupable aux accusations de trafic de cocaïne et de méthamphétamine qui pesaient contre lui, dans un tribunal de Washington DC. Un de ses hommes, Edgar Valdez Villareal – dit « La Barbie » à cause de ses cheveux blonds et de ses yeux clairs – attend d’être jugé à Atlanta. Juan Roberto Rincon-Rincon, l’un des chefs du cartel du Golfe, a été condamné au Texas à la prison à perpétuité.
Les États-Unis semblent en avoir davantage après les leaders des cartels que le Mexique.
Osiel Cárdenas Guillén, l’ancien chef du cartel du Golfe, qui est aussi le fondateur des Zetas, a également été envoyé au Texas et condamné à 25 ans de prison, grâce à un arrangement qui a déclenché une sévère controverse au cours des derniers mois, suite à une série d’articles publiés par le Dallas Morning News. Deux des fils du nouveau dirigeant du cartel de Sinaloa, Ismael « El Mayo » Zambada García (accusé aux côtés d’El Chapo dans l’affaire de Brooklyn) ont été envoyés aux États-Unis : un à San Diego, un à Chicago, où ils ont plaidé coupable aux accusations de trafic de cocaïne retenues contre eux. L’affaire a laissé libre cours aux spéculations concernant celui des deux qui serait éventuellement amené à coopérer avec le département de la Justice dans sa nouvelle affaire star : le jugement d’El Chapo. Le Mexique lui-même est légalement apte et a toutes les raisons de juger ces hommes. Leurs activités, après tout, se sont déroulées en grande partie sur le sol mexicain, en violant des lois mexicaines. Mais pour le moment du moins, les États-Unis semblent en avoir davantage après eux.
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COMMENT VA SE DÉROULER L’EXTRADITION D’EL CHAPO
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Brooklyn Bound », paru dans Guernica. Couverture : El Chapo à Brooklyn. (Création graphique par Ulyces)