Au détour de Park Street
J’errais sans but un matin de mousson dans la célèbre Park Street, à Kolkata, admirant le contraste entre l’architecture coloniale et les bâtiments plus modernes de cette ville extraordinaire, quand je suis tombé sur un lieu tenu secret, un véritable trésor. Tandis que je me faufilais à travers le mur d’enceinte couvert de mousse, l’incessant bourdonnement des voitures s’est peu à peu évanoui et la brise a perdu son souffle. Il faisait plus sombre ici, l’air était humide et étrangement frais pour Kolkata. Un corbeau est passé devant moi sur le chemin, battant des ailes et croassant.
J’ai ralenti le pas en traversant cet endroit lourd des ombres et des souvenirs du passé. Le feuillage était épais, ne laissant percer qu’une infime partie des rayons du soleil dans cette cité des esprits, blottis les uns contre les autres. Quel est donc cet endroit ? vous demandez-vous sûrement. Il s’agit du cimetière de Park Street, bâti en 1767 pour les premiers colons de la Compagnie britannique des Indes orientales. Cette nécropole des temps modernes est truffée de colonnades délabrées, de mausolées couverts de mousse, d’obélisques, de sarcophages et de dômes de pierre. C’est le lieu de repos éternel des soldats, des marins, des fonctionnaires, des négociants, des femmes et des enfants qui succombèrent aux dures conditions de vie dans ce pays inconnu et infesté de maladies. L’Inde était remplie d’une myriade de dangers pour ses intrus et envahisseurs potentiels : la fièvre tropicale faisait de nombreux morts à cette époque, les soldats mouraient lors de batailles mineures et de nombre de vieux loups de mers disparaissaient dans des naufrages. En me promenant parmi les tombes, je ressentais une vague mélancolie pour cette époque que je ne connaîtrais jamais. Certaines tombes étroites et effritées étaient laissées sur le côté, et il m’était difficile de ne pas prendre en pitié les habitants de ces demeures exiguës. J’imagine qu’ils ne trouvèrent que peu de réconfort en Inde. Gardiens d’une petite communauté, ils dépendaient des équipages qui s’arrêtaient trois ou quatre fois par an seulement pour leur donner des nouvelles de leur monde familier, et ils devaient s’ennuyer à mourir sous la chaleur tropicale. Si le destin les a malmenés pendant leur vie, il n’a rien fait pour honorer leur mémoire dans la mort. L’une des tombes les mieux entretenues du cimetière est celle de Sir William Jones, qui arriva en Inde en 1783 pour exercer en tant que juge de la Cour suprême, mais il se découvrit bien vite une nouvelle passion. Quelques mois après son arrivée à Calcutta (comme on l’appelait à l’époque), il fonda la Société asiatique, qui a toujours son siège sur Park Street. On raconte que Jones était doté d’un génie linguistique si impressionnant qu’il prétendait non seulement maîtriser toutes les langues d’Europe, mais aussi le sanskrit et d’autres langues orientales. Quand il mourut en 1794, à l’âge vénérable – pour l’époque – de 47 ans, Jones avait traduit en anglais d’importants textes religieux sanskrit, tels que la Bhagavad-Gita. Il considérait que l’esprit ne pouvait se développer convenablement sans absorber les connaissances d’autres civilisations.
Le professeur
Quelques décennies avant William Jones, un autre anglais enterré dans ce cimetière tenta de comprendre les mystères de l’hindouisme. Le colonel Charles « Hindoo » Stuart fit ses débuts comme cadet dans l’armée du Bengal en 1777, avant de gravir les échelons et d’atteindre le rang de colonel malgré son manque d’expérience. Épris de l’Inde, il construisit un temple et épousa une Indienne. En 1778, il écrivit un article qui exhortait les militaires à porter des tenues indiennes, et tenta de persuader les memsahibs (les femmes blanches de la haute société) de Calcutta de délaisser leurs lourds corsets et pour porter le sari. « Le sari », écrit Stuart, « est la robe la plus séduisante au monde et les femmes de l’Hindustan sont d’une beauté enchanteresse. »
Il était déterminé à pénétrer les voies de l’hindouisme, une foi qui semblait faire l’éloge aussi bien de l’ascétisme que d’un plaisir charnel scandaleux. Il tentait de réconcilier l’idée d’un dieu chrétien endurant mille supplices avec celle des dieux hindous faisant l’éloge de l’amour. De nombreux colons trouvaient l’hindouisme déconcertant et étrange, mais pas Hindoo Stuart. Dans son livre Vindication of the Hindoo, il écrit : « Dès que je regarde autour de moi et que j’observe le vaste océan de la mythologie hindoue, je trouve la Piété, la Moralité. Si je me fie à mon jugement, cela semble être le système le plus vaste et le plus complexe d’Allégories Morales que le monde ait jamais conçu. » Sa tombe adopte la forme d’un temple hindou, arborant des motifs de lotus qui donnent une touche intéressante à ce cimetière à l’architecture majoritairement gothique. Au Bengale, on dit souvent que « ce que le Bengale pense aujourd’hui, l’Inde le pensera demain ». Cette expression est caractéristique de la surenchère culturelle et intellectuelle dans laquelle le pays s’engagea à une certaine époque. Curieusement, les prémices d’un éveil culturel au Bengale furent plantés par un jeune homme du nom de Henry Louis Vivian Derozio, qui est enterré non loin de là. Bien que considéré comme anglo-indien du fait de son ascendance portugaises, Derozio se définissait comme un Indien à part entière et il était rempli de fierté pour son Bengale natal.
« Je regarde vos esprits s’ouvrir doucement, tels les pétales de jeunes fleurs. » — Derozio
Il est principalement connu pour être le fondateur du mouvement du « Young Bengal » (Jeune Bengale), un groupe de penseurs bengalis basé à l’Hindu College de Calcutta (aujourd’hui Presidency College, ndt). En 1826, âgé de seulement 17 ans, Derozio fut engagé comme professeur d’anglais. Ses cours brillants inspirèrent les étudiants, et il avait la réputation de présenter des arguments particulièrement réfléchis et documentés. Il encouragea ses élèves à lire Les Droits de l’homme de Thomas Paine et rejetait certaines superstitions et coutumes hindoues, y compris le bannissement des veuves, qu’il considérait comme une pratique régressive. Derozio tirait une grande fierté de ses relations avec les étudiants. Il écrivit dans ses notes : « Je regarde vos esprits s’ouvrir doucement, tels les pétales de jeunes fleurs. » Sa proximité avec les étudiants ainsi que la liberté de ses raisonnements finirent par lui coûter son poste. Ses supérieurs plus orthodoxes étaient scandalisés face à ce qu’ils considéraient comme la corruption matérielle des valeurs morales des étudiants et le trouble de la paix sociale. Ayant perdu son emploi, Derozio sombra dans la pauvreté, bien qu’il continuât à échanger avec ses anciens élèves, les encourageant à diffuser largement leurs ouvrages. En 1831, il contracta le choléra, une maladie mortelle à l’époque. Il mourut peu après, seulement âgé de 22 ans. Dans un dernier acte d’indignité contre sa personne, en réponse à son athéisme largement su, on lui refusa un enterrement en bonne et due forme et son corps fut laissé dans la rue, devant l’entrée du cimetière.
Muses et fantômes
Les plus littéraires d’entre vous reconnaîtraient sans doute la tombe de Rose Alymer, l’épouse du célèbre poète Henry Landor. Ils passèrent de nombreuses soirées à se promener le long des plages de leur Pays de Galles chéri, avant de s’embarquer pour le sous-continent indien, où le climat eut raison de la jeune Rose. Quand la nouvelle de sa mort parvint à Landor, il composa la fameuse « Ode à Rose », qui sert d’épitaphe à sa tombe. À quelques mètres de là repose Lucia Palk, l’héroïne de la nouvelle de Ruyard Kipling « Concerning Lucia » (« À propos de Lucia »). On ne sait pas grand chose de Palk, si ce n’est qu’elle était considérée comme l’une des plus belles femmes de la ville.
Comme de nombreux cimetières anciens dans le monde, celui de Park Street a aussi sa part de tombes hantées. On y trouve une petite structure en forme de pyramide enfouie sous les broussailles, qu’on appelle la « tombe sanglante ». La rumeur dit que pendant la mousson, un liquide semblable à du sang suinte à l’intérieur. Ce mémorial oublié appartient à la famille Dennison, dont les membres périrent chacun leur tour à seulement quelques semaines d’intervalle. La raison de leur mort n’est pas indiquée et ne sera sans doute jamais connue. Il est surprenant de voir les âges des personnes qui reposent ici. On compte de nombreux enfants, des garçons et des filles à peine âgés de 10 ans, leurs vies soufflées dans la recherche d’une terre ou d’un trésor. La bravoure et la patience dont ils firent preuve me semblent admirables. L’interminable voyage en bateau devait être particulièrement éprouvant, et lorsqu’ils débarquèrent, ils furent confrontés à une terre inhospitalière et inconnue. De nos jours, nous nous qualifions volontiers d’explorateurs, mais tout ce que nous faisons, c’est de réserver un billet d’avion ou un safari dans une réserve naturelle… Rien de comparable avec l’effrayant voyage vers l’inconnu que bon nombre de ces hommes et femmes effectuaient pour le commerce. Au-dessus de ma tête, les nuages devenaient de plus en plus noirs et la pluie s’est intensifiée. J’ai décidé de faire demi-tour. Je me suis aperçu que je n’avais rencontré personne dans le cimetière – mais après tout, il fallait fournir un certain effort pour trouver cet endroit. Quand j’ai salué le gardien, l’isolement du lieu s’est fait encore plus présent, mais c’était un sentiment agréable. Il est étrangement réconfortant de savoir que, malgré toute l’intensité de nos émotions, nous n’avons au final que peu d’importance. Le cimetière de Park Street, au contraire, sera toujours là, avec ses grands arbres couverts de feuilles, sa lumière déclinante et inchangée depuis deux siècles, et sa paix qui demeurera pour l’éternité.
Traduit de l’anglais par Sophie Ginolin d’après l’article « City of Forgotten Souls », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Le cimetière de South Park Street, par Simon White.