Daech bouge encore. Annoncé mort à plusieurs reprises, Abou Bakr al-Baghdadi apparaît dans une vidéo récente diffusée par l’organe de propagande du groupe terroriste, Al Furqan, et remarquée par la BBC le 29 avril 2019. Assis en tailleur, Kalachnikov à portée de main, le calife déchu continue son prêche funeste, évoquant la défaite de ses hommes à Al-Baghouz Fouqani, dernier bastion de Daech en Syrie repris le 23 mars dernier ; ainsi que les attentats du dimanche de Pâques au Sri Lanka. « La bataille de Baghouz est terminée », dit al-Baghdadi avant d’ajouter : « Mais il y aura d’autres batailles. »
Quelle est la nature de la menace ? Par téléphone, Kamal Redouani explique que « comme lui, l’EI n’est pas mort, il est entré dans l’ère de la clandestinité. » Le journaliste français connaît bien le logiciel de l’État islamique (EI). En décembre 2016, alors qu’il venait de publier un documentaire sur « l’origine de la terreur », fruit de dix ans d’enquête, il a carrément eu accès au disque dur. À Syrte, dans l’est de la Libye, une de ses sources avait mis la main sur l’ordinateur d’un émir ayant appartenu à l’organisation terroriste. Après avoir patiemment analysé son contenu, il propose aujourd’hui au public de plonger Dans le cerveau du monstre à travers un ouvrage et un film.
Grâce à une traduction littérale des textes de Daech, Kamal Redouani en révèle la sombre stratégie. Tout est là, derrière la bannière effrayante, en noir sur blanc. En plus de documents administratifs qui détaillent le fonctionnement d’un émirat déchu, l’appareil comprend un fonds vertigineux de conseils pratiques. Transmise de génération en génération, cette mémoire du terrorisme islamiste continue à l’heure actuelle de s’enrichir. La menace couve.
Comment êtes-vous devenu reporter de guerre ?
Ce n’est pas du tout quelque chose que j’envisageais au début de ma carrière. Il se trouve que la guerre est venue dans le territoire que je couvrais, c’est-à-dire le Moyen-Orient et le monde arabe. Les terroristes s’y sont invités. Je les ai rencontrés pour la première fois en Irak. Al-Qaïda n’était alors qu’une organisation clandestine mais j’ai compris qu’elle était sur le point de prendre de l’ampleur. Un monstre grandissait. Alors je me suis fait accepter par un groupe. Cela fait maintenant des années je travaille sur le sujet. Sans le vouloir, je suis devenu un spécialiste.
Quand avez-vous découvert la Libye ?
À la différence de la Syrie et de l’Irak, la Libye est un pays que je n’ai connu qu’une fois la révolution déclenchée. J’y suis entré pour couvrir le soulèvement. Après la chute de Kadhafi, j’étais à Derna, du côté de la frontière égyptienne. D’anciens djihadistes d’Al-Qaïda commençaient à s’y installer, à montrer leur présence, autrement dit à s’affirmer. Ils avaient commencé à créer un genre d’État islamique sous un autre nom.
J’avais envisagé de grosses difficultés mais je n’imaginais quand même pas un tel chaos. Je ne songeais pas que les djihadistes allaient profiter des révolutions arabes, les noyauter, pour s’installer dans ces pays. Je pensais que les unités combattantes libyennes, qui étaient loin de la pensée islamiste radicale, allaient s’opposer à eux. Le problème, c’est qu’elles étaient divisées entre l’est et l’ouest. Les djihadistes se sont installés en plein milieu, dans la région la plus faible, qui avait besoin d’une force pour se protéger.
Dans quel état était le pays au moment de votre arrivée ?
C’était une sale guerre, urbaine, très difficile à vivre, qui m’a marquée personnellement. J’ai perdu des amis, j’en ai vu d’autres y laisser leur vie. De par ma proximité avec des combattants, qui m’ont ouvert les portes jusqu’à des lignes de front et au-delà, j’ai vu des choses qu’un journaliste ne devrait pas voir. À un moment, je me suis retrouvé entouré par des gens de Daech. La haine, la barbarie et l’horreur s’exprimaient de tous les côtés.
Comment avez-vous entendu parler de l’ordinateur de l’émir ?
Depuis la chute de Khadafi, je n’avais cessé de faire des allers-retours entre la France et la Libye avec la volonté de filmer, d’interroger le jeunesse. Elle grandissait sous mes yeux et se transformait, passant de la junte révolutionnaire à différentes unités armées. Une relation se créait entre elle et moi à mesure que le chaos gagnait. Au printemps 2015, l’État islamique a fait de Syrte sa capitale en Libye.
Près d’un an plus tard, j’étais sur place pour assister à sa chute. Même si des combats avaient lieu dans le même temps à Mossoul, en Irak, c’était alors la plus grande défaite de Daech. Je suis retourné en France après le dernier jour des combats. Mon esprit était saturé, j’avais besoin de voir l’horizon, d’être loin du son, des armes et du sang. Mais à peine rentré, alors que j’essayais de retrouver ma sérénité, j’ai reçu un appel.
Omar, un combattant syrien que je connaissais bien, me demandait de venir à Syrte. Il avait quelque chose d’important entre les mains : un ordinateur ayant appartenu à un haut dignitaire de Daech. Bien que ma décision d’y retourner était prise d’emblée, j’ai partagé l’information avec trois personnes de mon agence de production, CAPA. J’avais besoin d’un regard extérieur.
Quand l’avez-vous eu entre les mains ?
C’était en décembre 2016. Pour me rendre à Syrte, je ne passe jamais par Tripoli mais par Misrata. Omar est venu me chercher là-bas en voiture, pour m’emmener vers la propriété de l’émir. Il avait l’ordinateur avec lui, mais il voulait que je l’ouvre à l’endroit de sa découverte. Le terrain comprenait cinq maisons encerclées par un mur en béton, lui-même entouré de champs. C’était une ferme un peu isolée.
Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour admirer le paysage car mon premier réflexe a été de fouiller dans l’appareil. Je suis d’abord tombé sur un drapeau de l’EI, ce qui, faute de surprendre, produit toujours un certain effet. Ensuite j’ai consulté des fichiers un peu au hasard. Il s’agissait de documents officiels, écrits en arabe, sur lesquels étaient apposés des signatures. Des livres en version PDF les accompagnaient. À ce stade, Omar a décidé de me montrer ce qui lui inspirait une crainte particulière : sur la carte d’un quartier de New York, des cibles à détruire étaient identifiées. J’ai pris d’autant plus peur qu’un guide de fabrication de bombes était adjoint.
Les questions fusaient dans ma tête, je paniquais, tout en sachant que je devais rassurer la personne avec moi : y avait-il des informations à propos d’un attentat futur ? Comment allais-je sortir du pays avec cette masse d’informations ? Passer la frontière libyenne puis tunisienne avec des documents officiels de Daech comporte un risque indéniable. On peut être jugé et poursuivi pour quelques feuillets incitant à la haine. Je suis finalement passé sans accroc, mais je redoute maintenant d’être sur écoute.
Comment avez-vous exploité les informations de l’ordinateur ?
J’ai copié les milliers de documents sur plusieurs disques durs. L’ordinateur a été détruit sur place. Craignant que l’information ne fuite, j’ai abandonné l’idée de recourir à des traducteurs pour me plonger dans le travail seul. J’ai essayé de structurer la pensée de l’émir avec mon regard, d’aller au-delà de l’observation pour décrypter son fonctionnement.
En parallèle, j’ai fait de nombreux voyages pour enquêter sur place. Différents témoins tels que le propriétaire du terrain, des voisins et le chef du renseignement libyen m’ont confirmé que l’émir vivait bien là. À cette adresse, il avait quatre maisons pour autant de femmes et un cinquième bâtiment était occupé par sa garde rapprochée. À en croire ses échanges, cet homme était haut placé : il donnait des ordres à la police islamique, recevait des rapports financiers et pas une condamnation n’était ordonnée sans son aval. Nous avions donc forcément affaire à un des quatre émirs de l’EI en Libye. Son nom était Abou Abdellah al-Masri.
Qu’avez-vous appris sur le règne de Daech en Libye ?
Avant même que Syrte ne passe complètement sous son contrôle, Daech mettait en place des tribunaux. Lorsqu’il choisissait les juges, l’émir préférait les étrangers aux Libyens, de façon à ce qu’ils n’aient pas d’affinités avec la population. Cela prouve qu’il savait comment fonctionnaient les tribus libyennes. Ensuite, l’émir a demandé à changer les titres de propriété afin d’y apposer le tampon de Daech. C’était une manière de répertorier la richesse de la région, d’avoir les noms des notables et des bourgeois et, finalement, de les spolier.
Que sont devenus l’émir et ses hommes après la révolution ?
Pendant la chute de Syrte, Abou Abdellah al-Masri a été tué par un bombardement de la coalition. Il a été enterré par ses camarades. Ceux qui ont survécu sont en prison à Tripoli ou Misrata. Le tribunal de la ville de province a d’ailleurs été la cible d’un attentat au cours du jugement. Les commanditaires sont certainement du pays car ils ont déjoué les nombreuses mesures de sécurité. Cela montre bien que certains sont retournés à la clandestinité.
« Daech a compris que sa survie ne dépendait pas d’un territoire, mais du savoir djihadiste. »
Lors de mon enquête, j’ai appris que les émirs ont exfiltré des responsables de l’organisation juste avant la chute de Syrte. Pensant à la survie du groupe, ils ont sauvé toutes sortes de formateurs, capables de créer un autre EI ailleurs. Ces personnes se trouvent pour beaucoup dans le Sahara. De temps à autre, la coalition envoie des bombes sur de petits camps du désert. Mais on ne peut pas tous les identifier. Or, ils sont encore plus dangereux dans la clandestinité que sur un territoire où on pouvait au moins les encercler et maîtriser leurs déplacements.
Comment parviennent-ils à se fondre dans la masse ?
À Syrte, quand j’ai essayé de recueillir des témoignages sur l’émir, 99 % de la population avait peur de parler. Tout le monde craignait la présence de miliciens ou de combattants de Daech dans son entourage. Il s’en trouve assurément : quelqu’un ne va pas forcément montrer du doigt une personne de sa propre tribu. On sait que des membres de Daech ont retrouvé leur ancien quotidien, à Syrte comme ailleurs. La Libye est un très grand pays, où il est facile de se déplacer, d’ôter sa tunique noire et d’en mettre une autre pour retrouver son foyer et son travail. Il suffit ensuite de faire profil bas en attendant des jours « meilleurs ».
Qu’avez-vous trouvé de particulièrement saisissant dans l’ordinateur de l’émir ?
Ce qui m’a le plus étonné, à tout prendre, c’est que Daech a compris que sa survie ne dépendait pas d’un territoire, d’un joug militaire, mais de l’université virtuelle qu’il a créée, autrement dit du savoir djihadiste. Il existe une expertise basée sur des techniques de terrorisme, de radicalisation, de recrutement, de communication et de clandestinité. Ce savoir-faire, c’est la richesse de l’EI, dont les membres ont compris que là était l’essentiel. La preuve, il se transmet depuis l’époque de Ben Laden et continue à être diffusé et enrichi, peu importe les revers subis sur le terrain. C’est ce qui m’effraye le plus.
Les attentats de Madrid ont presque 15 ans, mais ils sont encore étudiés et analysés. L’objectif n’est pas seulement de tuer « le maximum de mécréants », comme ils disent ; il y a de surcroît une volonté claire de déstabiliser l’économie de certains pays. À la fois, les États ciblés sont enclins à l’hystérie, ils se sentent fragilisés, et ils dépensent énormément d’argent pour leur protection. Cette stratégie, que l’on peut certes deviner, est là, écrite noir sur blanc. Elle procède désormais moins de notre analyse, d’une projection, que de leur vision.
Au mois d’août, l’EI a publié un discours prêté à Abou Bakr al-Baghdadi. Qu’est-ce que cela révèle de l’organisation ?
D’après toutes les analyses, c’est bien lui l’auteur. Je sais qu’il a été grièvement blessé en Irak, ce qui expliquerait la longue période de silence précédent ce message. Comme lui, l’EI n’est pas mort, il est entré dans l’ère de la clandestinité. Ce nouveau contexte réclame d’après Al-Baghdadi une restructuration. Son message est aussi destiné aux loups solitaires.
Son décès n’aurait de toute manière guère de conséquence : chaque fois qu’un émir passe de vie à trépas, il est remplacé et je ne vois pas de raison qu’il en aille autrement pour lui. Cela dit, cet homme a une originalité, il voulait doter le califat d’un territoire. Idéologiquement, une ligne de partage existe au sein de l’organisation entre la doctrine de la conquête territoriale et celle de la clandestinité. Par la force des choses, la seconde l’emporte actuellement. L’EI n’est plus assez fort pour dominer de grandes villes et personne ne va les laisser s’installer durablement. Quoique…
« Ce retour est bien réel. »
L’EI est-il en train de faire son retour à Raqqa, comme on peut le lire çà et là ?
Ce retour est bien réel. Il intervient d’autant plus aisément que les partisans de Daech ne sont jamais vraiment partis. Ils se sont glissés parmi les réfugiés que les Forces démocratiques syriennes ont exfiltré en prenant la ville en octobre 2017. Comment faire la différence entre un pro-EI et un anti-EI quand tout le monde vit sous la bannière noire ? Le problème est le même à Mossoul, en Syrie et en Libye. C’est particulièrement complexe à Raqqa, car les abords sont gardés par des Kurdes. Je vois mal un local, sunnite, aller leur vendre un voisin, coreligionnaire.
Vous ne vous êtes pas contenté de sonder l’ordinateur d’un ancien émir, vous en avez rencontré un. Que retenez-vous de cet entretien ?
L’homme que j’ai rencontré est en liberté, en Turquie, quoiqu’il continue de prôner l’idéologie de Daech. Je voulais le voir pour recouper les informations dont je disposais. Je cherchais aussi à savoir s’il exprimerait des regrets, s’il avait une part d’humanité. Il était au contraire d’une froideur incroyable. En débitant des horreurs, il me fixait sans exprimer aucun doute. Par exemple, rien ne le dérangeait dans le fait d’avoir jeté un homosexuel du sixième étage d’un immeuble. Pour lui, il s’agissait d’un acte logique qu’il était prêt à réitérer. Mû par une détermination froide, il souhaitait de tout cœur le retour de Daech. C’était effrayant. Sitôt l’interview terminée, on est parti en courant.
Couverture : Dans le cerveau du monstre. (CAPA Presse)