Le bureau des plaintes
Dans le VIIe arrondissement parisien, de rares promeneurs passent devant la Cour de justice de la République (CJR) sans y prêter attention. Sa plaque d’or, gravée au nom de l’institution, n’a pas servi de plan de coupe aux journaux télévisés depuis quelques temps. En cette période de confinement, les abords du bâtiment beige sont encore moins animés que d’habitude. Mais cette juridiction d’exception commence pourtant à crouler sous les sollicitations.
Créée en 1993, la CJR est la seule instance française capable de juger les membres du gouvernement pour les actes délictueux ou criminels commis dans l’exercice de leur fonction. Alors que sa suppression était envisagée, la voilà aujourd’hui mobilisée par des plaintes abondantes contre certains ministres dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire provoquée par l’épidémie de nouveau coronavirus (Covid-19).
La première plainte d’une personne atteinte du Covid-19 contre le gouvernement en France a été déposée le 24 mars dernier. Dix jours plus tôt, l’homme âgé de 46 ans a été atteint d’une forte fièvre puis diagnostiqué positif. Il a décidé de déposer plainte devant la CJR pour « entrave aux mesures d’assistance », d’abord contre X, puis contre l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn et le Premier ministre Edouard Philippe. Le plaignant dénonce leur inaction face à la propagation du virus d’abord dans le monde, puis en France.
Qu’est ce qu’une « entrave aux mesures d’assistance » ? Selon l’article 223-7 du code pénal : « Quiconque s’abstient volontairement de prendre ou de provoquer les mesures permettant, sans risque pour lui ou pour les tiers, de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. » Le plaignant accuse donc le gouvernement de ne pas avoir pris les dispositions nécessaires pour contrer le danger (ici le coronavirus) alors qu’il le pouvait, mettant ainsi en péril la santé et la sécurité de la population française.
Joint par téléphone, son avocat, Nabil Boudi estime que les autorités françaises auraient pu fermer les frontières avec la Chine au moment où l’épidémie s’est développée à Wuhan et annuler la venue des supporters italiens lors du match entre Lyon et la Juventus de Turin, le 26 février. Maître Boudi a bien d’autres clients en litige avec l’État. « Ça représente une cinquantaine de personnes. Leurs états de santé sont différents. Un homme de Marseille est décédé. Certains ont été hospitalisés, certains sont sortis de l’hôpital », indique-t-il.
Des élus et militants Les Républicains de Marseille ont déposé plainte contre Christophe Castaner pour avoir maintenu le premier tour des élections municipales en mars dernier. Un bureau de vote local s’est mué en foyer d’épidémie, ou cluster de Covid-19, entraînant la contamination de plusieurs candidats et assesseurs. Une autre plainte contre le ministre de l’Intérieur a été déposée par le syndicat de policiers et fonctionnaires de la Place Beauvau pour non-distribution de masques. Mais tous ces recours ont-ils une chance d’aboutir ?
Vers l’enquête ?
En conseillant les plaignants dans leur démarche, Nabil Boudi se lance dans une entreprise à l’issue pour le moins incertaine. « L’État n’a encore jamais été condamné pour “entrave aux mesures d’assistance” », reconnaît-il. En décembre 2019, la justice l’a condamné pour n’avoir pas rempli ses obligations de contrôle sur les chantiers utilisant de l’amiante. Ce matériau a entraîné de graves problèmes de santé chez les ouvriers qui l’ont inhalé.
L’affaire est donc toute autre aujourd’hui. « Selon moi, on peut parler d’entrave aux mesures d’assistance parce qu’il y a eu une inertie de la part des autorités. Je prends souvent l’exemple du premier tour des élections municipales : je considère que le fait d’avoir maintenu le premier tour est constitutif d’une entrave. L’État avait connaissance d’un risque grave imminent sur la santé des individus. Il aurait dû prendre des mesures et procéder au report. »
Les requêtes portées contre le gouvernement ces dernières semaines se rejoignent d’ailleurs sur ce point : elles dénoncent l’inaction du gouvernement contre une menace bel et bien présente, entraînant ainsi une grave crise sanitaire, qui a mis en danger la vie des citoyens français. Pour obtenir gain de causes, les plaignants n’ont pas à prouver qu’ils ont subi un préjudice. « Le simple fait d’avoir exposé des individus est suffisant à caractériser l’infraction », explique-t-il.
C’est la raison pour laquelle des personnes qui n’ont pas contracté le coronavirus ont aussi déposé des recours. Le médecin généraliste Ludovic Toro l’a fait « pour réveiller » le gouvernement. « Arrêtez de dormir et arrêtez de mentir », déclare le médecin en mars. Après avoir reproché au gouvernement d’avoir manqué à son devoir d’anticipation, il estimait que « le discours actuel que l’on reçoit n’est pas ce qui se vit sur le terrain ». Sur le terrain justement, la crise sanitaire se double d’une crise économique patente. Alors l’avocat toulousain Christophe Lèguevaques a lancé une action collective devant le Conseil d’État le 9 avril pour « geler les dividendes » des grosses entreprises.
Toutes ces procédures vont mettre du temps à s’enclencher. « À mon avis ça va être très compliqué pour que l’enquête s’ouvre vite », admet Nabil Boudi. « Toute les juridictions sont à l’arrêt. Mais après le confinement on exige l’ouverture d’une enquête. D’ici là, je pense qu’il va y avoir d’autres plaintes. » Députée MoDem et membre de la CJR, Laurence Vichnievsky ne dit pas autre chose. « Nous ne pourrions être amenés à juger », explique-t-elle, « que si la commission des requêtes décide de saisir le procureur général, si celui-ci saisit la commission d’instruction, enfin si cette dernière estime qu’il y a matière à renvoyer devant les juges. C’est un processus assez long. »
Même si ces étapes étaient franchies, Laurence Vichnievsky ne semble pas déterminée à condamner le gouvernement. « Les tribunaux ne peuvent pas se substituer au Parlement », plaide-t-elle. Autrement dit, les ministres sont responsables de leurs actions devant les députés, ce qui devrait selon elle pouvoir leur épargner de passer devant un tribunal. « Sinon, on reviendrait au gouvernement par les juges ! » insiste-t-elle.
Selon Nabil Boudi, la CJR souffre d’un manque d’indépendance. « J’ai bien conscience que c’est compliqué d’obtenir des ouvertures d’enquête. Cette cour a un problème d’indépendance. On a bien vu lors de l’affaire Tapie, lorsque Christine Lagarde a été condamnée mais exemptée de peine, qu’un risque de collusion existait. Mais j’espère qu’une enquête sera ouverte concernant le maintien du premier tour des élections municipales. » En attendant, le coronavirus aura encore fait bien des victimes.
Couverture : Élysée