Une flaque de lumière blanche tombe sur les toits de Tortorici, Centuripe et Caltagirone. En ce mois de janvier 2020, au petit matin, les hélicoptères des carabinieri promènent leurs néons sur ces coins de campagne sicilienne. Au total, 94 personnes sont arrêtées dans une des plus grandes opérations contre la Cosa Nostra jamais déclenchées. Quelques jours plus tard, mardi 4 février, la Direction anti-mafia de Rome interpelle 33 individus dans la capitale, à Naples, dans quatre autres villes italiennes et jusqu’en Espagne. Membres de la pègre calabraise, la ‘Ndrangheta, et de la mafia napolitaine, la Camorra, ils auraient collaboré pour trafiquer de la drogue. Un million d’euros a été saisi.

En ce début d’année, les interventions des forces de l’ordre contre les milieux criminels se succèdent. À partir du 15 février 2020, un contingent extraordinaire de police sera envoyé à Foggia. Dans cette ville des Pouilles, la Sacra Corona Unita a tenté de tuer le témoin-clé d’un procès avec deux bombes artisanales les 3 et 10 janvier. Le 2, un commerçant victime d’extorsion a été abattu en pleine rue. Roberto D’Angelo venait de participer à une manifestation contre la corruption.

Tortorici, dans la campagne sicilienne

En Sicile, des scellés ont été posés sur les biens de 150 entreprises. Elles seraient impliquées dans une fraude aux aides européennes pour l’agriculture, qui auraient permis de détourner 10 millions d’euros depuis 2013. En conflit pendant des années, les clans Batanesi et Bontempo Scavo se seraient alliés afin de racketter des paysans du coin et de corrompre des officiels locaux. Cela leur aurait permis de recevoir des subventions pour des terres qui n’existaient pas, ou ne leur appartenaient pas, auprès des institutions de Bruxelles.

« Le boss avait juste à appeler un fermier pour prendre sa terre », raconte le magistrat Sergio Mastroeni. « Souvent, effrayé par le seul nom du gangster, le fermer donnait sa terre sans tenter de résister, par peur des représailles. » Loin de Palerme, à l’est de l’île, la Cosa Nostra a tenté de faire un retour en capitalisant sur les 1 000 euros par hectares auxquels les subventions européennes pour l’agriculture peuvent donner droit. Mais avec cet ultime revers, elle se retrouve bien mal en point. Sur les 94 personnes arrêtées, 48 ont été incarcérées tandis que les autres étaient placées en résidence surveillée. L’organisation est décimée.

Le joaillier

Un gant noir saisit Settimo Mineo par la nuque. Avant d’être introduit à l’arrière d’une voiture par deux carabinieri, le bijoutier de 80 ans jette un bref regard vers les journalistes venus filmer la scène. Sur son visage fermé, dont le front se déplie à l’infini sous l’effet de la calvitie, passent les reflets du gyrophare. À l’aube de ce mardi 4 décembre 2018, le même bleu a envahi les rues encore blanchies par les lampadaires de Palerme, en Sicile. Une longue file de véhicules escortée par le faisceau d’un hélicoptère a conduit 46 personnes jusqu’à la gendarmerie, dans un vacarme de sirènes. La journée n’avait pas encore commencé, mais il était déjà minuit pour la mafia sicilienne.

Selon l’enquête dirigée par le substitut du procureur, Salvatore De Luca, Settimo Mineo est devenu parrain des parrains de la mafia sicilienne après la mort en détention de Salvatore « Toto » Riina, le 17 novembre 2017. Ce trépas « marquait la fin d’une ère », juge Federico Varese, criminologue spécialisé dans la mafia à l’université d’Oxford. Le défunt « était comparable au Colombien Pablo Escobar. Ils avaient tous les deux lancé une attaque directe contre l’État, ce qui a provoqué un retour de flamme. » Depuis, les autorités ont arrêté quelque 4 000 membres d’organisations criminelles en Sicile, confisquant au passage des centaines de millions d’euros.

Salvatore « Toto » Riina

Pour ne pas perdre pied, les différents clans ont réuni une vaste commission, la Cupola (« Coupole »), le 29 mai dernier. Elle n’avait plus été convoquée depuis l’arrestation de Toto Riina, en 1993. La police en a pris connaissance en écoutant une conversation entre le chef du clan de Villabate, Francesco Colletti, et son chauffeur, Filippo Cusimano. D’après une source citée par Reuters, Mineo a été désigné parrain à cette occasion. Craignant un « retour aux anciennes règles de la Cosa Nostra », dixit le procureur Francesco Lo Voi, la justice a procédé à l’interpellation de 46 personnes mardi 4 décembre au matin. « Quand vous essayez de ressusciter la Cupola, cela signifie que vous être sur le point de faire quelque chose de très sérieux », ajoute Lo Voi. « Nous devions les arrêter avant qu’il ne soit trop tard. »

Dans la boutique de la rue Corso Tukory, à Palerme, les gendarmes ont retrouvé 473 bijoux et un pistolet Smith & Wesson de calibre .38 non déclaré dans un coffre fort. À en croire l’enquête, le lieu a accueilli des réunions de la Cosa Nostra, mafia sicilienne qui « vit un moment difficile », assure Giuseppe Governale, le général des carabinieri. Elle « ne gère même pas complètement le trafic de drogue dans l’île, elle est obligée de s’allier avec la ‘Ndrangheta [la mafia calabraise] pour le ravitaillement », ajoute-t-il. Pire, elle est aujourd’hui privée de son patron, qui régnerait sur 15 clans. Quatre chefs de clans ont aussi été arrêtés lors de l’opération « Cupola 2.0 ».

Connu pour ne pas utiliser de portable, Settimo Mineo a été appréhendé pour la première fois en 1984. Devant le juge Giovanni Falcone, qui sera tué par la mafia huit ans plus tard, il a alors déclaré : « Je ne sais pas de quoi vous parlez, je tombe des nues. » En 2006, il est pourtant bien condamné à dix ans de prison. À sa sortie, « Toto » Riina, atteint d’un cancer, agonise dans sa cellule ; et la Cosa Nostra n’est guère en meilleur état. La restauration de la Cupola en mai 2018 devait donner un nouvel élan à une mécanique enraillée. Elle n’a fait que faciliter la tache à la police.

L’État dans l’État

Sur la via Roma, à quelques rues du port de Palerme, les portes à colonnades du Grand Hotel et des Palmes ouvrent sur un hall de style Belle Époque. Belle, l’époque l’a surtout été pour la Cosa Nostra qui, en 1957, a organisé sa première Cupola entre les statues de marbres et les miroirs dorés du bâtiment. Richard Wagner a composé l’opéra Parsifal ici, et la séquence finale du troisième volet de la saga du Parrain a été tournée dans le théâtre Massimo tout proche. L’hôtel a lui servi de décor à une vraie rencontre mafieuse en 1957. Le chef d’une famille italienne exilée à New York, Joseph Bonanno, est revenu sur son île, qu’il avait quittée 30 ans plus tôt, chassé par le préfet de Benito Mussolini, Cesare Mori. Joey Bananas, comme il était surnommé, est descendu via Roma pour mettre en coupe réglée le trafic de drogues entre les différents clans siciliens et ceux de New York. La Cupola était née.

La mafia sicilienne, quant à elle, avait déjà une longue histoire. Sortie d’un fonctionnement féodal par la promulgation d’une constitution en 1812, l’île se divise sur la répartition des terres, que de nouvelles figures bourgeoises parviennent bon an mal an à s’approprier. « L’influence de ces acteurs émergents sur les structures étatiques est allée croissante – ce qui explique en partie l’opposition à l’État », décrit l’historien Paolo Pezzino. En face de classes dominantes peu légitimes, dont l’emprise sur le territoire est faible, des groupes prennent en charge la politique locale en se faisant les dépositaires de la violence légitime.

« Il s’agit de confréries, de sortes de sectes qui se disent des partis, sans couleurs ni but politique, sans réunion, sans autre lien que celui de la dépendance à un chef », indique le fonctionnaire du royaume des Bourbons, Pietro Calà Ulloa, en 1837« Une caisse commune permet de subvenir aux besoins : un jour destituer une fonctionnaire, un jour le défendre, un jour protéger une accusé, un jour inculper un innocent. Ce sont autant de petits gouvernement au sein du gouvernement. » Dans le livre Vies de mafia, paru en 2011, les journalistes Delphine Saubaber et Henri Haget font aussi le constat de « l’existence, dans l’État, d’un État-mafia, enkysté dans le corps social ». En près de deux siècles, la pègre locale est toujours là.

Le Grand Hôtel et des Palmes de Palerme

Afin de « s’enfoncer au cœur du problème », les auteurs proposent d’ « entendre la voix d’un repenti », Francesco Paolo Anzelmo. Arrêté en 1989 puis en 1993, cet ancien tueur a choisi, en 1996, de coopérer avec la police en pensant à ses trois enfants. Sorti de prison en 1997, il raconte depuis son histoire par bribes. Anzelmo refuse de donner le nombre de ses victimes. Quand un épisode pénible surgit, il froisse nerveusement son mouchoir mais son regard reste fixe.

À la mort de son père, alors qu’il n’a que huit ans, Anzelmo prend en exemple ses oncles, Rosario, Savatore et Vincenzo, tous trois « hommes d’honneurs ». « J’ai grandi dans cette culture », retrace-t-il. « J’étais le neveu préféré de Rosario. Et moi je le vénérais. Il me demandait : tu es flic ou tu es un homme d’honneur ? Si je répondais que j’étais flic, il me mettait une gifle. Et si je répondais que j’étais un homme d’honneur, il me donnait 10 000 lires. » Malgré les tentatives de sa mère de l’éloigner du milieu criminel, le jeune homme finit par remplir une mission pour Rosario. À sa demande, il accompagne Leoluca Bagarella dans un bar et ouvre le feu. Sur les deux hommes qui s’écroulent, un seul était visé. « Je n’ai éprouvé aucune émotion, j’ai tiré comme un robot », se souvient-il. Anzelmo a 20 ans.

Sitôt intronisé, en 1980, le nouvel homme d’honneur déjeune avec Toto Riina, qu’il a déjà vu chez son oncle Vincenzo. Né en 1930 à Corleone, près de Palerme, cet autre orphelin de père est entré dans la mafia sous le parrainage de Luciano Liggio, dont il a pris la place de patron en 1974. Mais Riina a des ennemis. « Moi je ne voulais pas qu’on te fasse homme d’honneur parce que je ne voulais pas que tu passes dans les mains de Toto Scaglione qui est le plus cocu des hommes d’honneurs de la Cosa Nostra », confie-t-il à Anzelmo. « On doit le tuer. » C’est chose faite deux ans plus tard, en 1982.

Le village de Corleone, à 30 km au sud de Palerme

Un an plus tôt, Riina a fait assassiner un autre patron, Stefano Bontate. « Ces Palermitains n’ont pas compris qui sont les Corléonais », cingle-t-il à cette occasion. « Quand ils le feront, nous serons maîtres de la Sicile. » La Cosa Nostra passe ainsi sous sa coupe. Elle « a toujours eu un chef de Palerme et quand les Corléonais ont pris les commandes, cela a été une période de grands conflits », explique le général des carabiniers, Giuseppe Governale. Anzelmo est dans le camp des Corléonais. « Chez nous, il n’y a pas eu un seul mort », vante-t-il. « On a fait du tir à la cible et personne n’a réagi. » Sauf la police.

Dissolution

En plus des voitures des carabinieri, des véhicules blindés sillonnent les rues de Palerme en ce mois de février 1986. Grâce au témoignage d’un ancien mafieux exilé au Brésil, Tommaso Buscetta, les autorités italiennes réalisent un immense coup de filet afin d’enrayer le cycle de violences qui déchire l’île. Depuis 1981, quelque 2 000 hommes d’honneurs ont été liquidés. Leurs corps étaient souvent dissous dans l’acide. « À la fin il ne restait rien, ou une dent en or », témoigne Anzelmo. En 1984, ce sort est réservé à son oncle, Vincenzo. « Riina a ordonné que l’on tue celui qui avait donné sa vie pour lui, son filleul qui l’avait hébergé à la maison. C’est moi qui l’ai accompagné là où il a été étranglé. Mais je suis resté dehors. »

À Palerme, le 10 février 1986, 475 prévenus enfermés dans des cages sont jugés au cours d’un « maxi-procès ». L’année suivante, 360 d’entre eux sont condamnés à un total de 2 665 années de prison. Quant à Francesco Paolo Anzelmo, il est présenté au juge Falcone en 1989 et passe 18 mois dans une cellule à Livourne. C’est en liberté qu’il apprend l’exécution du magistrat, trois ans plus tard. Muté à Rome, le juge était en vacances avec sa femme lorsque sa voiture blindée a été pulvérisée par une demi-tonne d’explosifs dissimulés dans une canalisation sous la chaussée. Cette réplique commanditée par Toto Riina ne reste pas impunie. Le parrain des parrains est arrêté le 15 janvier 1993.

L’arrestation de Toto Riina en 1993

Son successeur, Bernardo Provenzano, connaît le même sort. Il est débusqué dans une bergerie le 11 avril 2006. L’année est marquée par l’assassinat, le jour de Noël, de Maria Strangio, l’épouse du chef de clan Giovanni Nirta. Cela dit, souligne alors le Guardian, « les faits montrent que la mafia sicilienne, comme la mafia américaine, est devenue l’ombre d’elle-même [puisque] la ‘Ndrangheta, moins connue, est devenue l’ennemi public numéro 1 en Italie et a bâti un empire criminel mondial ». On estime à cette période que l’organisation calabraise compte entre 6 000 et 7 000 hommes, contre 5 000 pour la Cosa Nostra.

En 2008, 81 d’entre eux sont arrêtés à New York et en Sicile. Selon l’auteur Andrea Camilleri, c’est « le début de la fin » pour la pègre locale, dont le numéro 2, Domenico Raccuglia, passe les menottes l’année suivante. « Il y a eu beaucoup d’arrestations ces derniers temps. Cela oblige Cosa Nostra à se réorganiser en permanence », déclare à cette occasion Umberto Di Maggio, président pour la région Sicile de l’association anti-mafia Libera. Après avoir saisi pour 1,6 milliard d’euros de biens à la mafia sur l’île, en 2011, les autorités procèdent à l’interpellation de 11 proches de Matteo Messina Denaro, considéré par certains comme le parrain de la Cosa Nostra en l’absence de Toto Riina.

« Avec les personnes que j’ai tuées, je pourrais remplir un cimetière », aurait déclaré Denaro, aujourd’hui encore en cavale. « Il a été un élément important de la mafia des années 1980 et 1990 », tempère Giuseppe Governale. « Maintenant, il doit démontrer sa capacité à être important d’un point de vue opérationnel. La Cosa Nostra est à des années-lumière d’envisager Matteo Messina Denaro comme son chef. » Affaiblie par la mort de Toto Riina et l’absence de Matteo Messina Denaro, la mafia sicilienne a donc vainement tenté de se donner un nouveau chef par la Cupola de mai 2018. Elle a été décapitée en quelques mois. Mais les hydres ont toujours des têtes prêtes à repousser.


Couverture : Settimo Mineo (AP)