« Bien sûr, c’est un moment toujours émouvant de quitter un ministère où l’on a tout donné, pendant trois années », admet Ségolène Royal, le 17 mai 2017, face à la foule de gens réunis dans la cour du ministère de l’Écologie. « Mais en même temps, je le fais avec le sentiment du devoir accompli, et surtout avec la satisfaction de le savoir entre de bonne mains, et même entre de très bonnes mains », ajoute-t-elle en lançant un regard et un sourire appuyés à son successeur, Nicolas Hulot, qui l’a rejointe sur le perron en foulant un tapis non pas rouge mais vert. Ces pas étaient loin d’être les premiers de l’écologiste en politique. À la tête d’une importante fondation dédiée à la protection de l’environnement depuis 1990, il a conseillé de nombreuses personnalités, telles que Laurent Fabius et Jacques Chirac. Puis, il a conclu un « pacte écologique » avec les candidats à la présidentielle de 2007. Et il s’est lui-même déclaré candidat à la présidentielle de 2012, avant d’être battu par Eva Joly aux primaires du parti Europe Écologie Les Verts. Mais si son engagement et son message ont autant de force aujourd’hui, c’est grâce à l’émission de télévision qu’il a animée pendant plus de vingt ans, Ushuaïa Nature.
Consacrée à la découverte de notre planète et des ses habitants, celle-ci était diffusée « en prime time » sur TF1, réunissait des millions de téléspectateur tous les trois mois, et se caractérisait par la mise en images de paysages grandioses. Pour Laurent Ballesta, biologiste marin régulièrement aperçu dans l’émission, elle a eu un impact « majeur » en termes d’éveil des consciences écologiques. À commencer par celle de Nicolas Hulot en personne. Aujourd’hui, Ushuaïa est devenu un label commercial qui rapporte chaque année des dizaines de millions d’euros. Une métamorphose qui a elle aussi bénéficié au nouveau ministre de l’Écologie.
De l’aventure à la nature
Diffusée pour la première fois le 17 septembre 1987, l’émission Ushuaïa Nature s’est d’abord appelée Ushuaïa, le magazine de l’extrême. Un changement de titre qui illustre bien la progressive évolution de la sensibilité de Nicolas Hulot. « Son discours s’est affiné d’année en année », souligne Laurent Ballesta. « Ses textes durant l’émission, élaborés au dernier moment souvent, mais sous l’emprise de grandes émotions vécues dans l’instant, ont été de plus en plus pertinents, bienveillants et rassembleurs. »
De son côté, l’animateur reconnaît volontiers qu’il n’est pas né écologiste – il l’est devenu. « Quand on a commencé, (…), pour nous, la Terre était surtout un terrain de jeu. Ensuite, on a vu les choses avec plus de discernement », disait-il au nom de son équipe en 2014. « Ma conscience écologique, mes inquiétudes, et parfois même ma révolte, se sont amplifiées au fil du temps. » Mais quel est donc le mot imprononçable qui unit les titres successifs de l’émission ? Le nom d’une ville, et pas de n’importe laquelle. Capitale de la Terre de Feu, en Argentine, Ushuaïa est en effet considérée comme la ville la plus australe du monde. Elle évoque ainsi l’aventure, la découverte, l’émerveillement et… le dérèglement climatique. Quant à Opération Okavango, série de neufs documentaires intercalée entre la fin de Ushuaïa, le magazine de l’extrême en 1996 et le début de Ushuaïa Nature en 1998, elle doit son titre au fleuve africain qui prend sa source dans le centre de l’Angola, traverse la Namibie, et s’achève par un vaste delta dans le désert du Kalahari. Le programme initialement imaginé par Nicolas Hulot devait explorer le monde entier, au rythme d’un continent par an, mais il se révéla bien trop coûteux et se limita à l’Afrique. « Nous avons sous-estimé l’investissement financier », écrit l’animateur dans son livre Plus haut que mes rêves. L’importance des moyens mis en oeuvre pour la réalisation d’Opération Okavango suscite en outre l’indignation. Hélicoptère, avion, camions… « D’après plusieurs témoignages, les indigènes ont plutôt eu affaire à un raid type Paris-Dakar qu’à une équipe respectueuse des coutumes », rapporte à l’époque le journal Libération. Nicolas Hulot dément les témoignages en question, mais se montre plus précautionneux dans le choix de ses véhicules par la suite. « Tout en poursuivant notre ligne rédactionnelle et émotionnelle, nous [sommes revenus] à des modules calibrés et des modalités de travail plus rationnelles en termes de coûts. Adieu Catalina, notre bel hydravion bleu et gris, j’en aurais passé des heures sous sa verrière écrasée de soleil avec l’impression d’être dans le ventre chaud d’un oiseau… L’hélicoptère, qui pendant des années a été un outil de travail pour les prises de vue aériennes, s’est fait plus rare. Trop polluant. » C’est néanmoins un hélicoptère, et plus précisément un hélicoptère défectueux, qui a offert son meilleur souvenir d’Ushuaïa Nature au biologiste Laurent Ballesta.
Les cosmonautes
Laurent Ballesta et Nicolas Hulot longeaient la côte sud-africaine en hélicoptère lorsque le pilote s’est retrouvé dans l’obligation d’atterrir en urgence – « un problème de moteur apparemment ». Les voilà donc « au milieu de nulle part, sur une très haute falaise au-dessus de la mer ». De ce promontoire, ils voient arriver un petit groupe de personnes qui se révèlent être des enfants « habillés de guenilles » et leur demandent l’autorisation de chanter. Laurent Ballesta et Nicolas Hulot acquiescent, un peu surpris. Et sous leurs « yeux ébahis », le groupe se métamorphose « en chorale sublime de finesse et de justesse », tout en dansant avec grâce. « Au début, ils bougeaient à peine. Ils chantaient à peine aussi, comme un murmure, et crescendo, leurs voix sont montés en puissance. Nous étions bouches bées. » Puis les enfants se taisent, remercient leur public, et repartent comme ils sont venus. « Je ne savais pas si j’avais rêvé et je me suis retourné vers Nicolas : il avait les yeux pleins de larmes. » Laurent Ballesta se rappelle aussi avoir beaucoup ri à l’occasion d’une plongée sous-marine. Il avait pincé le ventre d’un gros requin-taureau qui passait tranquillement sous le nez de Nicolas Hulot, le faisant ainsi « bondir » en avant, et terrifier l’animateur. « Quand il a compris que j’étais responsable, il m’a traité de tous les noms d’oiseaux et de poissons, jusqu’à en perdre son embout respiratoire ! »
Le vulcanologue Jacques-Marie Bardintzeff, lui, se souvient avec amusement des tenues aluminisées qui ont permis à l’équipe d’Ushuaïa Nature de s’approcher des endroits les plus chauds du site de Dallol en Éthiopie, lors du tournage, en 2004, de l’épisode intitulé « Le Pays des origines ». « Elles nous faisaient ressembler a des cosmonautes. On transpirait, on ne voyait pas grand-chose derrière la visière, on s’entendait trop mal pour communiquer, on se prenait les pieds dans les fils… » Le tournage du « Pays des origines » a duré une semaine. « Nous avions dressé un petit village de tentes à 82 mètres sous le niveau de la mer », raconte Jacques-Marie Bardintzeff. « Nous avions un petit groupe électrogène pour recharger les caméras. Nous nous levions très tôt et nous couchions tard pour profiter au maximum des belles lumières de l’aube et du crépuscule. » C’était la troisième participation du vulcanologue à Ushuaïa Nature. Il avait déjà accompagné Nicolas Hulot en Indonésie en 1998, puis à Hawaï en 2001 – et il le suivra au Mexique en 2008. Il témoigne d’une « très bonne ambiance » dans l’équipe, « sérieuse dans le travail, mais décontractée le reste du temps ». En décembre 2011, l’animateur décide pourtant de mettre fin au contrat qui le lie à TF1. « Rien ni personne ne m’y poussaient, mais je fonctionne beaucoup par intuition », confie-t-il à l’époque au Figaro. « Je pense que cela a été une immense chance et un privilège, pour tous ceux qui ont fait Ushuaïa, d’avoir pu exercer pendant 25 ans l’un des plus beaux métiers du monde. Cela relève du miracle. Mais j’ai appris une chose dans la vie : il est toujours plus simple de savoir tourner la page soi-même avant que d’autres ne la tournent à votre place. J’ai trop vu autour de moi des gens qui ne savent pas s’arrêter. Pour moi, il était temps… » L’émission va survivre à cette décision jusqu’au 27 février 2014, date de sa dernière diffusion. Et son image de marque profite toujours à certaines des entreprises qui ont contribué à son financement…
Les produits dérivés
« Dénouer les fils du business Ushuaïa est une enquête digne de Sherlock Holmes », écrit la journaliste Bérengère Bonte dans sa biographie de Nicolas Hulot Sain Nicolas. Racheté en 1989 à l’avocat qui, le premier, a eu l’idée de déposer le nom de l’émission de Nicolas Hulot, le label appartient à TF1. Pour compenser les coûts de production d’Ushuaïa Nature, estimés à un million d’euros par épisode, la chaîne a cédé la licence à une quinzaine d’entreprises. Ce qui lui a rapporté 91 millions d’euros entre 1992 et 1997. Et associa les tigres du Bengale, les volcans d’Éthiopie et les forêts équatoriales à une jeune et jolie vacancière se lavant langoureusement avec un gel douche dans un clip publicitaire. En effet, le gel douche Ushuaïa de L’Oréal est sans doute le plus emblématique de tous les produits dérivés de l’émission Ushuaïa Nature. Or L’Oréal est classé parmi les groupes dont les cosmétiques font l’objet de tests sur les animaux. Et les autres entreprises choisies par TF1, telles que le constructeur de voitures Peugeot et le chimiste Rhône-Poulenc, ne semblent pas forcément davantage compatibles avec les valeurs promues par Nicolas Hulot. Ce dernier ne prenait pas part aux négociations, mais il touchait des royalties sur les différents produits dérivés de son émission, et cela lui a valu de nombreuses critiques. Tout en lui permettant de doubler un salaire mensuel qui s’élevait déjà à plus de 30 000 euros selon Le Canard Enchaîné. Nous retrouvons d’ailleurs TF1 et L’Oréal, ainsi que Bouygues Telecom, Veolia, EDF et la SNCF parmi les partenaires de la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et pour l’Homme. Un mélange des genres peu apprécié par les militants écologistes historiques, et dénoncé par un rapport parlementaire datant de février 2011. Pour ses auteurs, les députés Jean-Marie Sermier et Geneviève Gaillard, les activités des partenaires de la fondation sont aussi « problématiques » que les liens établis sont « troubles ». Le premier intéressé « assume », mais la polémique a certainement contribué à sa défaite face à Eva Joly aux primaires d’Europe Écologie Les Verts. « Il déroute pas mal d’écologistes parce qu’il est à la fois à droite et à gauche », analyse Bérengère Bonte. « Il est très mobilisé sur la lutte contre les inégalités qui découlent de la crise écologique, de l’épuisement des ressources et des dégâts produits par l’activité humaine. Et “en même temps”, comme dirait Emmanuel Macron, il n’est pas hostile au monde de l’entreprise, loin de là. » La journaliste n’est donc pas surprise de le voir siéger en tant que ministre de la Transition écologique au gouvernement formé par Édouard Philippe.
« C’est cette fois ou jamais », dit-elle. « Si Nicolas Hulot doit s’engager une fois, sans avoir à se positionner à droite ou à gauche, c’est bien cette fois-ci. Et il se trouve que son interlocuteur, Emmanuel Macron, lui a proposé le statut qu’il réclamait depuis le “pacte écologique” en 2007, même si à l’époque il appelait cela “vice-président”. Il a le rang de ministre d’État, il est numéro 3 du gouvernement, et son périmètre d’action s’étend de l’énergie à la biodiversité, en passant par les transports, ou encore la solidarité, ce qui va lui donner voix au chapitre sur les questions de fiscalité verte auxquelles il est tant attaché. » D’autres se montrent plus circonspects. « Nicolas Hulot est dans ce gouvernement comme un ours polaire au Sahara », a par exemple regretté le porte-parole de la France insoumise Alexis Corbière au micro de France Info le 17 mai dernier. Ayant foulé les glaces de l’Arctique comme les sables du désert pour Ushuaïa Nature, Nicolas Hulot ne sera peut-être pas perdu pour autant.
Couverture : Nicolas Hulot et l’héritage d’Ushuaïa. (Ulyces.co)