Qui a tué Mellory Manning ?
Ce fut une année difficile, mais Mellory Manning est en train de reprendre les choses en main. Ces derniers jours, elle se débarrasse des gens, des endroits et des habitudes qui lui ont causé tant de problèmes.
Mellory a 27 ans et attire le regard : large front, pommettes saillantes, cheveux auburn épais et bouclés. Ceux qui habitent aux environs de Christchurch et la connaissent savent qu’elle est loyale envers ses proches, qu’elle sait être une oreille attentive, une véritable amie. Mais la vie n’est pas simple, et Mellory a ses propres soucis, en particulier une addiction à la drogue qu’elle entretient en monnayant son corps. Puis en août – le milieu de l’hiver en Nouvelle-Zélande –, Jasmine, sa sœur aînée, met fin à ses jours. Cette perte est un électrochoc : Mellory comprend que sa vie est engagée dans une spirale infernale, comme l’était celle de sa sœur. C’est suffisant pour amorcer un changement : elle démissionne, arrête la drogue, projette son avenir. Peut-être qu’elle pourrait reprendre les cours, fonder une famille… mais à l’approche de Noël, la jeune adulte rechute. À court d’argent, elle ne trouve d’autre issue que de se prostituer à nouveau. Une dernière nuit.
Le soir du 18 décembre 2008, Mellory se tient sous le vieux chêne au croisement de Peterborough et Manchester, dans le quartier nord de Christchurch. Ce coin de rue, elle y a travaillé pendant des années. C’est l’été. Elle porte une minijupe rose assortie d’un top bleu à pois et d’un pull gris léger, le tout recouvert d’une veste à capuche. Elle aborde au moins deux clients ce soir-là. Le premier la conduit sur le parking d’un hôtel inoccupé quelques kilomètres plus loin. La deuxième rencontre a lieu autour de 22 heures, sur un autre parking à proximité. Ça n’est pas bien long : à 22 h 20, elle est de retour à son emplacement. Huit minutes plus tard, elle reçoit ce message du deuxième client : « À un de ces jours pour une partie de plaisir. » À quoi elle répond : « À un de ces jours, certainement. » Le lendemain matin, un kayakiste qui pagaye à travers les eaux peu profondes de l’Avon aperçoit une forme inerte dans le feuillage qui longe la rivière. C’est le corps de Mellory. L’autopsie révèle qu’elle a été étranglée, battue à coup de barre de fer et poignardée à trois reprises avant d’être jetée à l’eau.
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L’enquêteur chargé de l’affaire est l’inspecteur Greg Williams, un homme grand et charpenté de 52 ans, qui porte des lunettes de soleil panoramiques. Le meurtre a mis Williams en émois, tout comme le reste de Christchurch. Deux prostituées ont également été tuées au cours des deux années précédentes. Sans une mise en accusation rapide, la communauté commencera à répandre la rumeur d’un tueur en série local, bien que la relation entre les meurtres n’ait jamais été établie par la police. Williams sait aussi que les chiffres pèsent contre lui : seul un tout petit nombre d’enquêtes dont les victimes sont des prostituées aboutissent à des condamnations. Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles ces affaires sont difficiles à résoudre, dont certaines sont compréhensibles : le travail lui-même, opéré dans l’ombre ; les relations étroites qu’entretiennent de nombreux suspects potentiels ; l’alcool et la drogue qui n’arrangent rien.
Mais Williams s’irrite lorsqu’on lui dit que ce que ces chiffres veulent dire, c’est que la société donne plus de valeur à certaines vies qu’à d’autres. Il a décidé de prouver que tant d’inhumanité, délibérée ou non, n’avait pas sa place dans son service ni dans sa ville. Afin de trouver le ou les coupables du meurtre de Mellory, Williams est devenu le fer de lance de ce qui allait prendre l’ampleur d’une des plus importantes – et des plus coûteuses – enquêtes criminelles de l’histoire de la Nouvelle-Zélande. Des données téléphoniques ainsi que des témoignages ont aidé à créer une idée de la suite des actions de Mellory la nuit de sa mort, fournissant à la police de nombreuses pistes à suivre. Il y avait les deux clients, bien sûr, ainsi qu’une Ford Falcon sur laquelle les agents souhaitaient récolter davantage d’informations. Après avoir quitté son deuxième client, Mellory est montée dans une troisième voiture à 22 h 40, et elle a envoyé son dernier message à 22 h 43. L’eau a irrémédiablement endommagé sa montre, de sorte que celle-ci s’est arrêtée peu avant 23 h 00, ce qui correspond au rapport d’un témoin prétendant avoir entendu un grand « plouf » dans la rivière à peu près à la même heure. Le médecin légiste a trouvé des égratignures sur le corps de la victime indiquant un contact avec des plantes épineuses. Une analyse de la matière végétale sur ses habits suggère qu’elle s’est trouvée dans un endroit où poussent des mauvaises herbes. De plus, les plaies dans le dos de Mellory, petites et identiques, prouvent que le couteau utilisé pour la tuer a dû taper une surface dure. Le légiste a aussi noté que le bras gauche de Mellory était probablement placé devant son visage lorsqu’elle a été tuée : un réflexe d’autodéfense. Williams a envoyé des hommes examiner des dizaines d’endroits autour de la ville où Mallory aurait pu aller dans les semaines qui ont précédé sa mort. Il s’est aussi assuré de ne rien rater qui pourrait venir de la rivière elle-même. À la place de la procédure habituelle, qui consiste à utiliser une orange pour déterminer jusqu’où le corps a pu flotter, Williams a fait fabriquer deux mannequins en plastique pour calculer le parcours de la victime avec plus d’exactitude.
Les grains de pollen sont pourvus caractéristiques qui les rendent particulièrement utiles aux enquêteurs.
Au cours des mois qui ont suivi, des centaines de personnes ont été interrogées par la police et des noms de suspects ont été rassemblés, principalement ceux des membres d’un gang local, l’Aotearoa Mongrel Mob. Le gang reste à flots grâce à l’argent de la drogue et du proxénétisme. Les prostituées qui opèrent dans leur secteur payent un tribut en contrepartie de leur protection – concernant Mellory, l’une des hypothèses était qu’elle aurait été tuée pour avoir résisté à des membres du gang. Dans le quartier où le corps de Mellory a été retrouvé, le gang louait un grand entrepôt flanqué d’un terrain vague, envahi de mauvaises herbes. Située avenue Galbraith, la propriété de 6 000 m² se situait à quelques mètres seulement du bord de la rivière. Le lien avec l’Aotearoa Mongrel Mob était une piste plausible, rien de plus. La police a redoublé d’effort pour localiser le meurtre dans l’espoir de révéler des informations sur l’auteur des faits. Mais l’enquête s’est embourbée. La meilleure option de Williams restait la découverte qu’avait fait le spécialiste du pollen.
Le palynologue
Dallas Mildenhall déverrouille une commode et s’accroupit pour ouvrir un tiroir fin renfermant des rangées de lames de verre. Chacune est étiquetée avec des caractères trop petits pour être lus. « Je l’ai », dit enfin le vieux scientifique de 70 ans en sortant avec précaution la lame numéro L25854 du plateau.
Nous nous trouvons dans la bibliothèque de la collection de référence de GNS Science, une entreprise de consulting sur les géosciences située au nord de Wellington, en Nouvelle-Zélande. Mildenhall a de grands yeux bleus, presque globuleux, et des cheveux blancs fins et clairsemés. Il porte un pull en laine et des tennis. Il travaille comme palynologue depuis plus de quarante ans. Si vous n’êtes pas professionnellement intéressé par la vie sexuelle des plantes, vous ne savez probablement pas ce qu’est un palynologue. En fait, vous ne songez probablement jamais à leur spécialité, le pollen et les spores. Le pollen n’attirera votre attention que lors d’une crise d’éternuement, ou lorsqu’il est mentionné pendant un bulletin météo. Mais c’est à peu près tout. Les palynologues comme Mildenhall n’arrêtent pas d’y penser, au pollen. Il est omniprésent pour eux. Alors que vous et moi regardons à travers l’air pour observer les rues, les parcs, les fermes, les plages et les immeubles qui nous entourent, Mildenhall ne regarde que l’air. Même un endroit en apparence paisible, comme les beaux jardins qui s’étendent à l’extérieur de GNS par exemple, sont en réalité agités par un blizzard microscopique, alimenté par des fleurs qui éclosent, des vecteurs de vent, des insectes vrombissants et des nuages de grains de pollen tourbillonnant, montant et dérivant dans l’air. Au cœur de cette tempête, les grains de pollen retombent constamment et se déposent sur le sol, sur votre pare-brise et à peu près dans tous les recoins du monde palpable. Si vous savez les déchiffrer, les grains de cette pluie de pollen peuvent vous raconter des histoires. Et parfois, ces histoires peuvent éclairer des enquêtes policières. Les grains de pollen sont pourvus caractéristiques qui les rendent particulièrement utiles aux enquêteurs. Ils sont minuscules, bien sûr, et varient souvent de type. Ce qui veut dire que les experts comparent des structures spécifiques et différentes, ils ne comparent pas simplement un jeu de forme avec un autre jeu de forme identique. Les grains de pollen sont terriblement résistants : si un cycle long dans votre machine à laver peut venir à bout d’une tache de Bordeaux, n’espérez pas enlever du pollen de vos habits. La sporopollenine, la substance qui constitue l’enveloppe externe du grain, est un des composants organiques les plus résistants sur Terre. « Les acides que nous utilisons pour les détacher des rochers nous tueraient », explique Mildenhall.
Mildenhall est un des meilleurs inspecteurs spécialistes du pollen au monde. Il a travaillé sur plus de 200 enquêtes et a été consulté dans plus d’une vingtaine de cas supplémentaires qui ont aidé à résoudre des affaires allant de la contrefaçon d’art au trafic de drogue, en passant par la contrefaçon de médicaments, des incendies criminels et bien plus encore. La première chose à savoir sur la palynologie criminelle est qu’elle ne s’intéresse jamais d’un seul grain de pollen. La raison pour laquelle un unique grain de pollen se trouve dans un endroit précis est presque impossible à déterminer. Mais la concentration en pollen peut être révélatrice. Tout comme le fait qu’il n’existe pas deux flocons de neige identiques, du moins en termes pratiques, deux échantillons de pollen – une minuscule pincée de matière contenant des centaines de grains – ne seront jamais semblables. Si vous en savez assez sur ce qui pousse et où cela pousse, sur la végétation environnante, la saison des floraisons, les modèles de dispersion, les vents locaux et d’autres facteurs qui influencent la pluie de pollen, vous pouvez alors tisser des liens entre ce qui apparaissait, jusque-là, comme des informations disparates. La palynologie criminelle est utilisée pour connecter des individus ou des objets suspects à une scène de crime, pour démystifier ou corroborer des alibis, pour localiser des opérations de fabrication illicites, et pour fournir d’autres détails importants. Mais surtout, elle est utilisée pour fournir une information géographique.
Pensez au pollen comme à une forme d’empreinte digitale qui ne vous dit pas qui ou quoi. « Je ne peux pas prouver que les gens ont fait des choses », explique Mildenhall, « mais je peux vous dire où. » Par exemple, dit-il, le simple fait qu’une analyse palynologique de la poussière récupérée dans le hangar d’un suspect correspond au profil du pollen retrouvé sur les cheveux de la victime ne signifie pas que le suspect a fait du mal à la victime. Mais ces passagers clandestins peuvent parcourir de longues distances pour suivre le chemin parcouru entre la victime dans le hangar à la date et l’heure où le crime est supposé s’être produit. Et cela peut être suffisant pour débloquer une enquête. « Si je devais conseiller des criminels », dit Mildenhall, « je leur suggérerais de tout avouer sauf le dernier en lui-même, car les placer indubitablement sur les lieux du crime n’est qu’une question de temps. » L25854, la lame que Mildenhall a retiré des archives, est l’un des centaines d’échantillons que la police lui a envoyés au cours de l’enquête Mellory Manning. Il la porte à nouveau dans son bureau et la place sous un microscope. Après des décennies passées à tenir et faire tourner attentivement les roues de microscopes dans le laboratoire, le palynologue a développé une tendinite. Parfois, il fait des exercices au ralenti avec ses pouces pour tenter de soulager la gêne, mais le bénéfice de ces efforts est discutable. Il hausse les épaules et se penche sur l’oculaire. Il parcourt lentement, règle, parcourt à nouveau, et se focalise enfin sur ce qu’il veut me montrer. C’est un grain de pollen issu de Bromus diandrus, une herbe communément appelée brome « tord-boyaux ».
Déjà-vu
L’approche médico-légale de base utilisée sur les scènes de crime est centrée de nos jours sur le principe d’échange de Locard : lorsque deux éléments entrent en contact, un transfert de matière s’opère toujours, qu’il s’agisse de la bande de roulement d’un pneu sur un trottoir, d’un fluide corporel sur un drap de lit ou d’une veste placée dans un arbre. Les coupables et les victimes portent toujours sur eux des objets sur une scène de crime, emportent des éléments quand ils partent, et en laissent derrière eux de la même manière. Certains types de preuves – les fluides corporels, les fibres de vêtements – sont régulièrement utilisés dans les enquêtes criminelles. Mais le pollen, bien qu’il existe à peu près partout, a mis bien plus longtemps à être adopté.
Ces deux affaires non-classées hantent toujours Mildenhall.
Vers la fin des années 1950, il a été utilisé avec succès dans une affaire de meurtre en Autriche, où la police avait un suspect et un mobile, mais aucun moyen de relier l’homme au crime. La découverte est survenue lorsque les enquêteurs ont saisit une paire de bottes pleines de boue de la maison du suspect et l’ont envoyée à un géologue de renom, qui y a trouvé du pollen de saule, d’aulne et d’épinette, ainsi que du noyer rare. Seule une petite bande de terre en Autriche avait des sols caractérisés par cette infusion de pollen particulier, et quand le suspect a été informé que la police détenait la preuve irréfutable de l’endroit où il avait marché – ayant mentionné ce domaine spécifique – l’homme est passé aux aveux. Dans les décennies qui ont suivi, l’analyse du pollen a été utilisée dans des affaires ici et là, mais pour beaucoup, la palynologie légal n’était et n’est tout simplement pas une discipline dont les gens connaissent l’existence. L’un des facteurs limitants est que seule une poignée de personnes sur la planète peut mettre en application l’expertise analytique nécessaire. « Il n’y a qu’environ 350 000 grains de pollen différents sur cette planète. Les différencier demande un petit peu d’habileté », ironise Vaughn Bryant, professeur et directeur du laboratoire de palynologie de l’université A&M au Texas. Comme tout enfant qui grandit dans les forêts tropicales montagneuses du nord de l’île de la Nouvelle-Zélande, Mildenhall allait souvent explorer les bois. Parfois, il s’aventurait dans les mines d’or abandonnées ou traçait son chemin dans les profondeurs des montagnes, en écoutant les appels des oiseaux. Dès son plus jeune âge, il s’est passionné pour la taxonomie. À l’université, il a étudié la géologie car cela lui semblait la meilleure façon de faire ses études à l’extérieur. Son talent pour le catalogage mental a fait de la spécialité de la palynologie un choix naturel, et peu de temps après l’obtention de son diplôme, il a pris un travail comme employé scientifique à la GNS.
À l’époque, il passait la majeure partie de son temps à observer le pollen fossilisé provenant de forêts anciennes. Un jour de 1973, des inspecteurs locaux ont demandé à un des collègues de Mildenhall de jeter un œil à quelques échantillons de sol. « Je me suis dit : “Oh ! je peux utiliser la palynologie pour ça !” » Il a mené une analyse, mais rien de remarquable n’en est ressorti. Sa première grosse affaire s’est présentée en 1983. Une jeune fille de 14 ans prénommée Kirsa Jensen avait pris son cheval, Commodore, pour une balade le long de la plage près de la ville de Napier, au nord de l’île. Le cheval a été retrouvé errant à proximité d’une rivière, et Kirsa avait disparu. Elle s’était rendue à cheval à proximité d’un vieil emplacement de pièce d’artillerie construit pendant la Seconde Guerre mondiale, au cas où les Japonais décideraient d’envahir la Nouvelle-Zélande. Mildenhall a utilisé l’analyse de pollen pour révéler qu’une corde retrouvée sur le site comportait des concentrations importantes de citrouille, de hêtre et de larges grains de pollen de haricots. Mildenhall a ensuite démontré que ce type de pollen pouvait être trouvé sur une deuxième corde, récupérée dans la ferme où le principal suspect de l’affaire était employé. Jusque-là, la majorité du travail médico-légal de Mildenhall avait eu lieu dans le laboratoire, avec des échantillons envoyés et renvoyés par courrier. Pour l’affaire Jensen, cependant, le scientifique s’est profondément impliqué, visitant le site le long de la plage en collectant des échantillons, cartographiant la végétation et examinant les photographies. Un véritable travail d’enquêteur – il ne lui manquait que le badge. « Je me suis énormément investi émotionnellement dans cette affaire », dit-il. La police et la famille Jensen ont exprimé l’espoir que cette technique médico-légale à peine connue renforcerait l’enquête. Mais au final, le tribunal a conclu que les procureurs ne disposaient toujours pas de preuves suffisantes. La famille a été dévastée, et le suspect s’est suicidé par la suite. « Ils ne pourront jamais tourner la page », soupire Mildenhall. Quinze ans plus tard, une jeune fille de quinze ans du nom de Kirsty Bentley promenait son labrador non loin de Christchurch et n’est pas rentrée chez elle. Le corps de Kirsty a été retrouvé plus tard dans Rakaia Gorge, à une cinquantaine de kilomètres au nord. « Je peux encore voir ses pieds dépasser de sous les arbustes qui avaient été placés sur elle », raconte Mildenhall. Comment était-elle arrivée jusqu’à la gorge ? Qui l’avait emmenée là-bas ? « Rien sur ses chaussures ou ses vêtements ne pouvait nous éclairer au-delà de ce que nous savions déjà », se souvient Mildenhall.
Le meurtre de Bentley n’a jamais été résolu non plus. Mildenhall me confie que ces deux affaires le hantent toujours. Certains mots provoquent des émotions et des souvenirs qui accourent au premier plan de son esprit. N’importe quoi peut le déclencher, mais ce sont souvent des noms de lieux ou des détails clés. « Napier », « gorge de Rakaia », « corde ». « Quelque chose qui fait resurgir la frustration de ces affaires non-classées. » Greg Williams, l’inspecteur en charge de l’enquête Mellory Manning, avait travaillé avec Mildenhall sur le meurtre de Bentley. Même si le cas précédent n’a toujours pas été résolu, Williams reste toujours optimiste quand il s’agit de la médecine légale. Peu après qu’il a commencé à traquer le meurtrier de Mellory, il a sommé les inspecteurs d’envoyer des échantillons de pollen à Mildenhall pour voir ce qu’il pouvait trouver. Le premier échantillon a été extrait des voies nasales de Mellory. En inspirant, notre système respiratoire capture des grains de pollen qui entrent et sortent de notre nez environ toutes les vingt minutes. Ces grains restent dans le corps longtemps après la mort, et Mildenhall a trouvé dans l’échantillon de petites quantités de pollen de graminées, de bouleau et de fougère arborescente. Si la victime se retrouve face contre terre juste avant la mort, des centaines, sinon des milliers de grains se trouvent habituellement dans les échantillons prélevés dans le nez. La rareté relative des échantillons de Mellory suggérait qu’elle était sur le dos au moment de l’assaut fatale. Cela a été potentiellement utile pour comprendre le meurtre en lui-même, et non pour aider la police à déterminer où elle avait été tuée.
Mildenhall a reçu échantillons sur échantillons à comparer avec les substances du corps et les vêtements de Mellory. Le processus a été très long, et après une période de plus d’un an, il a aidé la police à éliminer des dizaines de lieux possibles de meurtre. Mais tandis les mois passaient sans arrestation, Mildenhall a commencé à éprouver une désagréable sensation de déjà-vu. Il avait aidé les autorités dans des condamnations partout dans le monde, mais à chaque fois qu’une jeune femme était assassinée chez lui en Nouvelle-Zélande, le plus talentueux enquêteur spécialiste du pollen au monde ne pouvait pas faire grand-chose… Mildenhall est devenu de plus en plus pessimiste. Le cas de Mellory était-il destiné à suivre le même chemin que celui de Kirsa Jensen et Kirsty Bentley ? Napier. Gorge de Rakaia. Corde. Rivière Avon… Un échantillon, au moins, a tenu certaines promesses – même s’il n’a pas été concluant. « Pour moi, l’indice ne corrobore pas la théorie selon laquelle Manning a rendu son dernier soupir sur les lieux représentés par les comparatifs des échantillons du sol et de la végétation provenant de Dallington Terrasse, du bord de la rivière Avon, du parking de l’Hôtel, Caledonian ou 26 Gresford Street », a écrit Mildenhall dans un rapport à la police de Christchurch. Toutefois, « la preuve n’exclut la possibilité que Manning ait rendu son dernier souffle au 25 avenue Galbraith. » C’était l’adresse du repère du gang des Mongrel.
Le pollen mutant
Deux semaines après que Mellory Manning a été assassinée, une jeune enquêtrice nommée Gabrielle Thompson avait visité l’entrepôt des gangsters du Mongrel Mob à Galbraith pour parler avec qui se trouvait dans les parages. Personne n’a répondu quand elle a frappé à la porte, elle a donc tourné les talons pour partir. C’est à cet instant, quand elle a remarqué que certaines des graminées dans le terrain vague adjacent ressemblaient à certaines des graines retrouvées sur le manteau de Mellory. Thompson a pris quelques échantillons avec elle, juste au cas où, et les a envoyé à Mildenhall.
L’herbe était de la brome tord-boyaux. Mildenhall a jeté un coup d’œil mais n’a rien trouvé d’extraordinaire : le pollen de l’herbe elle-même, ainsi que d’autres mauvaises herbes couramment trouvées dans des terrains vagues de cette partie du monde. Williams a également demandé à Mildenhall de regarder les échantillons prélevés sur le manteau et de les comparer avec le matériel des Mongrel Mob. Il ne pensait pas qu’il s’agissait d’une totale perte de temps, mais le pollen était si répandu que sa présence (ou son absence) pourrait ne pas signifier grand-chose. Pourtant, quand il a examiné l’échantillon BDX004 du manteau de Mellory, Mildenhall a remarqué quelque chose d’étonnant. Bien que les grains de pollen soient, de façon surprenante, très divers, ils ont en commun certains aspects : une enveloppe extérieure solide, des cellules reproductrices, et un pore unique. Ce pore est le trou par lequel les gamètes – en gros, les spermatozoïdes – sont éjectés vers l’extérieur pour faire leurs affaires. Sous le microscope, le brome tord-boyaux est à peu près sphérique, comme des dessins de manuels de cellules individuelles, avec une petite forme distinctive enfermée à l’intérieur : un pore. Ce grain particulier, cependant, comportait non pas un mais deux pores. Au départ, Mildenhall a pensé que c’était le fait d’une illusion d’optique : une protubérance, une bosse ou une tache sombre qui ressemblait juste à un autre pore.
Mais peu après, il en a observé une deuxième identique. Puis un tas d’autres. À présent, il n’y avait plus de doute : environ 5 % du pollen de brome tord-boyaux de l’échantillon du manteau de Mellory contenait des grains à deux pores, une mutation étonnante et inhabituelle. « C’est tout simplement incroyable ! » s’est exclamé Mildenhall. « Quelque chose doit avoir changé au niveau génétique. » Pour un geek du pollen, c’est tout aussi incroyable que, mettons, un chien à cinq pattes. Mildenhall a contacté Vaughn Bryant au Texas pour obtenir un deuxième avis. Bryant a jeté un coup d’œil aux images et a immédiatement renvoyé un mail à Mildenhall, pour confirmer ce que le Néo-zélandais savait déjà : il s’agissait de pollen mutant. Si les policiers pouvaient trouver des échantillons correspondants à partir d’un emplacement à Christchurch, ils pourraient potentiellement débloquer l’enquête. Mildenhall pensait que les grains de pollen anormaux avaient été causés par un herbicide. Ce n’était qu’une théorie, mais il se disait qu’un herbicide pulvérisé sur l’herbe au moment où elle allait fleurir pourrait avoir causé la mutation génétique. Il a fait part de l’idée à Williams. Le manteau de Mellory aurait-il pu entrer en contact avec une zone ayant été récemment pulvérisée ? Moins de deux semaines plus tard, la police a confirmé que le terrain vague à côté de l’entrepôt avait été pulvérisé avec un herbicide à peine un mois avant le meurtre. Williams a donc demandé à Mildenhall de retravailler sur les échantillons prélevés avenue Galbraith, afin de rechercher plus spécifiquement du pollen mutant. En trouver d’autres ne pourrait que confirmer que le meurtre avait eu lieu ici. Mildenhall était dubitatif. « Quelles étaient les chances que je le voie sur cette potentielle scène de crime ? Aucune, je pensais. » Aucune, parce que le pollen sur le manteau – anormal ou normal – provenait seulement d’une ou deux plantes. Aucune, car un seul signe de la plante mère serait submergé par le pollen d’autres herbes et buissons dans la région. Aucune, car le brome tord-boyaux envoie du pollen pendant seulement une courte période chaque année, donc il n’y avait aucune chance de capturer d’autre. Aucune, enfin, en raison de la rareté du pollen à deux pores.
« Il est beaucoup plus facile de trouver quelque chose une fois que vous savez ce que vous cherchez. »
Mildenhall a néanmoins poursuivi ses recherches – mieux vaut chercher une aiguille dans une botte de foin plutôt que de voir une autre enquête vous échapper. « J’étais sceptique sur le fait de trouver quelque chose, mais en espérant dur comme fer que je trouverais. » L’expert a passé trois jours à scruter seize lames pleines de grains de pollen prélevés avenue Galbraith. L’après-midi du troisième jour, il en a repéré un. « C’était le jackpot ! » Il a immédiatement appelé Williams. La trouvaille était de taille, pour sûr. Mais ce n’était qu’un début. Mildenhall devait en trouver plus, ce qu’il a fait. La présence de davantage de pollen mutant sur le manteau entérinerait définitivement l’affaire. Les grains avaient été si profondément enracinés dans le tissu que « le contact direct et la force » étaient les seules explications à la façon dont ils y étaient ancrés. Mellory s’était trouvée sur le dos, en partie sur une dalle de béton et en partie sur l’herbe, luttant pour sa vie. La police avait le lieu. Sur la suggestion de Mildenhall, la police a demandé à un botaniste de se rendre sur le site et de vérifier d’autres sources potentielles de pollen à deux pores. Il n’y avait rien. Mildenhall a vérifié trois fois en regardant de nouveau des échantillons provenant d’autres endroits de la ville, pour démontrer que les grains à deux pores provenaient de matériau extérieur à l’entrepôt. Bien qu’il soit possible que le pollen mutant puisse provenir d’autres endroits, les chiffres étaient tout simplement trop inhabituels. Dans toute l’expérience de Mildenhall, et même d’autres palynologues de renom qu’il a consultés, une telle concentration de grains mutants n’avaient jamais été observée. Quand je lui ai demandé s’il avait raté le pollen mutant la première fois, Mildenhall m’a dit que non, que c’était un de ces truismes de la science. « Il est beaucoup plus facile de trouver quelque chose une fois que vous savez ce que vous cherchez. » Lorsqu’on établit le profil les échantillons, il est question de l’identification et du comptage des grains pour déterminer les concentrations de différents types. Une fois qu’il a découvert les grains mutants et discuté de leur signification possible avec Williams, son esprit et ses yeux ont changé de fréquence. La nouvelle recherche a été littéralement plus granulaire.
« La preuve du pollen était la clé de voûte », dit Mildenhall. Williams et son équipe ont été en mesure d’utiliser les spécificités de localisation en conjonction avec d’autres informations – les tests de courant de la rivière, les données des téléphones cellulaires, des témoignages – pour interroger les suspects. Pendant l’interrogatoire, un jeune membre des Mongrel Mob nommé Mauha Fawcett a fini par révéler des détails qu’il n’aurait pu connaître que s’il avait pris part au meurtre.
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En juin 2014, par un brillant et venteux après-midi, Mildenhall et moi avons pris un taxi de l’aéroport international de Christchurch jusqu’au quartier de Dallington. Le séisme de magnitude 6,3 qui a frappé Christchurch en 2011 a dévasté cette partie de la ville, laissant des milliers de maisons inhabitables à cause du sol instable. Le silence du quartier évoque un film de zombie ou la peste. Mildenhall pouvait à peine reconnaître l’endroit. Après un arrêt sur le site le long de la rivière Avon où le corps de Mellory avait été retrouvé, nous avons roulé jusque sur Galbraith Avenue. Sur le chemin, nous avons parlé d’anciennes affaires – de Kirsa Jensen et Kirsty Bentley. Ces deux enquêtes sont techniquement toujours ouvertes, mais Mildenhall me confie qu’elles ne pourront jamais être résolues. « Au moins, ce n’est pas le cas de Mellory », dit-il.
Au printemps dernier, Mauha Fawcett est passé en jugement. Le témoignage de Mildenhall a duré deux heures. Fawcett avait choisi de se représenter lui-même, et quand l’occasion s’est présentée de contre-interroger Mildenhall, Fawcett a simplement dit : « Je suis indécis au sujet de celui-ci. Je passe mon tour. » L’enquête elle-même n’est pas encore terminée. Williams est discret sur les détails, mais ce n’est un secret pour personne que la police soupçonne que d’autres individus sont impliqués dans la mort de Mellory. Fawcett, pour sa part, a été reconnu coupable d’assassinat et condamné à perpétuité. Mildenhall sort du taxi à l’endroit où l’entrepôt du Mongrel Mob se situait autrefois. « Ils l’ont tuée ici et l’ont probablement traînée vers Galbraith, puis l’ont jetée dans la rivière », me raconte-t-il, pointant son doigt vers la rivière Avon. Beaucoup de maisons environnantes, bien qu’inoccupées, sont toujours là, formant un périmètre autour de la propriété du gang. J’ai pu voir avec quelle facilité les mauvaises herbes et les graminées, celles qui ont fini par résoudre l’affaire, ont empiété sur les jardins de ces maisons. Nous sommes entrés par un trou dans la clôture grillagée provisoire. Les mains enfoncées dans les poches de son sweat en molleton, Mildenhall scrute le sol en passant à travers les décombres, les mauvaises herbes et des tas d’ordures. À un moment, il s’agenouille et hume un brin d’herbe brun, fané, à peu près aussi haut que son tibia. « Ce n’est pas assez plumeux pour être du brome tord-boyaux », dit-il. En fouillant la zone, le palynologue est sombre. Il a finalement permis de résoudre un meurtre tout près de chez lui, mais le sentiment est tout sauf triomphant : sa découverte criminelle exceptionnelle n’a pas pu aider Mellory et ne peut pas soulager la douleur de sa famille. La scène de crime a entièrement disparu, enterrée sous des monticules de débris et de la terre. « Une dernière insulte à sa mémoire », dit Mildenhall, en frappant du pied un morceau de béton. « Vous ne pourriez même pas mettre des fleurs à cet endroit si vous le vouliez. »
Traduit de l’anglais par Sophie Cartier d’après l’article « Who Killed Mellory Manning? », paru dans Matter. Couverture : Scène de crime. Création graphique par Ulyces.