Micro-cravate bien en place, les sourcils légèrement froncés, Aaron Smith poursuit sa présentation avec aisance. Son regard sérieux ne parvient pas à éclipser le sourire ironique que l’on sent poindre à la commissure de ses lèvres, et certainement pas à détourner ses visionneurs·euses de l’énormité de sa proposition. Fatigué d’écumer les sites de rencontre classiques sans trouver l’amour, le trentenaire a tout bonnement créé fin novembre sa propre application, Singularity. Elle est calquée sur le système de swipes à la Tinder, mais ne propose qu’un seul homme : lui.
« En utilisant les dernières technologies en matière d’analyse de la personnalité et de deep learning, Singularity vous fait gagner d’innombrables heures à swiper en vous faisant matcher avec moi », claironne Smith devant son fond blanc.
Au fil des swipes, des photos de Smith défilent donc, ici une guitare à la main, là posant simplement face à l’objectif, le regard attendrissant, un petit chien dans les bras. « Le plus gros problème avec les autres applications est que mon profil n’est pas mis en avant », explique le PDG de Singularity, youtubeur originaire de Caroline du Nord. Face à cette tyrannie du choix, Smith n’en menait pas large. Dédiée aux femmes, cette application-farce s’emploie non seulement à dénoncer la concurrence infernale sur des applications où le swipe règne en maître, mais aussi, tant qu’à faire, à l’aider à trouver la perle rare. Une application beaucoup plus sérieuse a la même ambition.
Ingénieure de formation, Clémentine Lalande s’est retrouvée à la tête de Once « un peu par hasard ». De l’autre côté de la barrière, elle a découvert une face des applications principalement destinées aux personnes hétérosexuelles comme Tinder, Happn ou Bumble qu’elle n’avait pas remarquée jusqu’alors. « J’ai d’abord réalisé à quel point ce principe poussait à la surconsommation et au bombardement des profils », explique Clémentine Lalande. « Puis combien le déséquilibre entre les hommes et les femmes était important. » C’est pour aller à contre-courant de ces véritables « supermarchés du cul » qu’il voit en Tinder et consort que Jean Meyer a créé Once. Aaron Smith n’est donc pas si seul à déplorer le fonctionnement de ces applications.
L’anti-Tinder
Ce déséquilibre que Clémentine Lalande décrit n’est pas nouveau mais persévère. « Il y a moins de femmes, et les hommes sont plus actifs et restent plus longtemps » sur les apps de rencontre, précise la PDG. « Il y a un rapport de l’ordre de 80/20 si on prend une photo à un instant T. » Cette situation n’est pas sans conséquences, les hommes se battant « pour une ressource rare » et les femmes cherchant à capter l’attention des premiers. L’entrepreneure se rappelle de son expérience en tant qu’utilisatrice, des dizaines de messages reçus suite à une nouvelle photo.
Flatteuse la première demi-heure, cette prise d’assaut de sa messagerie lui a rapidement paru agressive. Elle se souvient aussi de cet ingénieur qu’elle avait rencontré, « un mec charmant », qui n’arrivait pas à faire en sorte que les femmes lui parlent sur l’une de ces applications. Jouant le tout pour le tout, il avait mis au point une stratégie. Il swipait au moins 100 fois tous les soirs dans l’espoir d’avoir au moins un date par semaine. Selon Clémentine Lalande, cette stratégie est bien chronophage et frustrante pour une application censée faciliter la vie des âmes esseulées ; et d’autant plus difficile à vivre pour les destinataires.
Sans surprise, les femmes sont bombardées de messages, recevant des contenus plus ou moins aimables. Car la stratégie d’envoi massif de messages de l’ingénieur fait pâle figure à côté d’autres méthodes employées par certains pour attirer l’attention : l’hyperagressivité, avec des messages bourrés d’insultes, et l’hypersexualisation, avec des dickpics qui piétinent sans réserve toute notion de consentement. D’après une étude réalisée par l’Ifop en 2018, 63 % des utilisatrices de moins de 25 ans de sites et applications de rencontres ont déjà reçu des photos de sexes masculins non-sollicitées.
Partant du constat que les utilisateurs·rices ne savent plus où donner de la tête, Once a misé sur le « slow dating ». À l’inverse de Tinder, Happn ou Bumble, Once veut proposer une « rencontre par la qualité plutôt que sur la quantité », en mettant en contact ses utilisateurs·rices « avec une seule personne pendant 24 heures ».
Centré sur le marché européen, cet « anti-Tinder » n’est pas un self-service de rencontres. Aujourd’hui, Once donne rendez-vous tous les jours à midi à ses utilisateurs·rices pour recevoir leur match du jour, spécialement choisi pour eux·elles. « La moyenne d’âge est un peu plus âgée sur Once », explique sa PDG. « 24 ans pour Tinder, 29 pour nous. » Les utilisateurs·rices matché·e·s ont ensuite la possibilité d’échanger exclusivement pendant 24 h.
Au cours de ses années d’études de commerce à l’université de Columbia, aux États-Unis, Jean Meyer a réalisé la solitude de ses camarades et leurs difficultés à faire des rencontres. Pour remédier à ce problème, il a créé l’application de dating Date My School en 2011. En une semaine, il a rassemblé près de 1 300 utilisateurs·rices. « On nous comparait à Facebook, nous avons même eu un article dans le New York Times », explique le Toulousain, qui avait alors été baptisé le « French Zuckerberg » par la presse.
Mais « Tinder est arrivé et nous a défoncés », enchaîne-t-il. « On y a cru pendant quelques temps, mais j’ai lâché l’affaire en 2014. » Après un voyage inspirant en Corée du Sud, il est revenu en Europe avec une idée d’application de rencontre qui mettrait la qualité au centre de toutes leurs préoccupations. C’est ainsi que Once a été lancé en 2015.
Et l’app a pris de l’ampleur au fil des années. « Jean et moi étions au collège ensemble quand on avait onze ans », explique Clémentine Lalande, elle aussi Toulousaine. « Il m’a demandé de le rejoindre et de travailler ensemble parce qu’il voulait une vision du business et féminine. » Désormais, l’entreprise est constituée d’une équipe de 20 personnes, divisées entre Paris et Londres. En un an et demi, avec Clémentine Lalande à son bord, ils sont passés de 2 à 8 millions d’utilisateurs·rices dans huit pays d’Europe. D’après des chiffres internes, 30 % des hommes et 60 % des femmes sont allé·e·s en date et 10 % de leurs utilisateurs·rices considèrent s’être mis avec quelqu’un après un date Once. Mais cela ne règle pas tous les problèmes.
Nids à prédateurs
En plus de ce déséquilibre rampant, l’insécurité sur les applications de dating a été épinglée par une récente étude, menée par BuzzFeed, ProPublica et Columbia Journalism Investigations. D’après cette enquête de grande envergure réalisée sur 16 mois, les utilisateurs·rices des applications de rencontre sont mis en danger à cause du manque de vérification des antécédents par Match Group. Avec 1,7 milliard de dollars de chiffre d’affaires, la société basée à Dallas domine d’une bonne tête l’industrie américaine des sites et applications de rencontre, avec 45 marques à son actif. Son application phare, Tinder, rassemblerait plus de 52 millions d’abonné·e·s à l’heure actuelle.
Le rapport explique que « l’absence d’une politique uniforme permet aux coupables et aux auteurs présumés d’accéder aux applications Match Group et rend les utilisateurs vulnérables aux agressions sexuelles », en particulier les femmes.
« Il y a certainement des délinquants sexuels enregistrés sur nos produits gratuits », avait alors reconnu un·e porte-parole de Match Group. La société assure utiliser « des outils de vérification et de modération manuels et automatisés de pointe », et dépenser des millions chaque année afin de « prévenir, surveiller et supprimer les personnes qui adoptent un comportement inapproprié », même sur leurs produits gratuits. Toutefois, elle déclare ne pas être en mesure de vérifier efficacement ces antécédents, à cause du coût et de la fiabilité d’une telle opération.
En 2011, Match avait été contraint de s’engager dans la protection de ses utilisateurs·rices face aux prédateurs sexuels, suite au combat de Carole Markin, une utilisatrice de Plenty of Fish – deuxième application la plus populaire du groupe – ayant été victime d’un viol lors d’un deuxième date avec un violeur multi-récidiviste. Un procès plus tard, l’entreprise assurait la bouche en cœur « qu’un processus de filtrage a été engagé ».
Les années ont passé et, avec elles, l’entreprise a pris du galon : elle a racheté ses concurrents jusqu’à devenir Match Group, et est entrée en bourse. Toute à sa joie d’exercer une domination croissante sur le marché, elle a omis d’étendre ses bonnes pratiques à l’ensemble de ses applications. Soi-disant incapable de recueillir suffisamment de données auprès de ses utilisateurs·rices ne disposant pas d’un compte premium, Tinder, OkCupid ou encore Plenty of Fish ne sont ainsi pas concernées par les vérifications d’identité.
L’histoire de Brittney Westphal racontée dans l’enquête ressemble à beaucoup d’autres. Cette trentenaire habitante du Colorado avait rapporté à Tinder avoir été victime d’un viol en 2015 lors d’un premier rendez-vous avec un utilisateur. Mais ce dernier l’a unmatched avant qu’elle puisse enregistrer toute leur conversation, ce qui a automatiquement supprimé tout l’historique de leurs échanges. Elle était incapable de donner des informations à la police et celle-ci a refusé de recevoir sa plainte. « J’ai expliqué clairement [à Tinder] à quel point c’était grave », a expliqué Westphal, « et ensuite je n’ai pas eu de nouvelles. » Plusieurs mois plus tard, elle a même repéré son agresseur sur l’application.
Ce problème a grandi avec la popularité des sites et applications de rencontre et la tendance est loin de s’inverser. En parallèle à cette pénétration continue, le nombre d’agressions sexuelles répertoriées est lui aussi sur une pente ascendante. D’après un rapport de 2016 de l’Agence nationale contre le crime au Royaume-Uni (NCA) qui a passé au peigne fin cinq ans de rapports de police, le nombre d’agressions est passé de 33 à 184 cas, soit une augmentation de 450 %. Et 85 % des victimes étaient des femmes.
Contrairement à son voisin outre-Manche, la France ne dispose à l’heure actuelle d’aucun bilan chiffré concernant les crimes répertoriés impliquant des applications de rencontre. Mais qu’importe la zone géographique, la prudence reste de mise, même lorsque les faits sont moins graves. Revenant sur l’agressivité de certains hommes par messages, Clémentine Lalande affirme que « les applis sont responsables de cette situation ». C’est sur ce constat que Once a bâti son concept, espérant casser cette mécanique « toxique pour les hommes et les femmes ».
Donner le contrôle aux femmes
Depuis les débuts de Once, l’application est présentée comme un outil de lutte contre le harcèlement et les mauvaises pratiques. « Sur Once, on retrouve de temps en temps des messages hyperagressifs ou hypersexualisés », reconnaît Lalande. « Mais on est impitoyable avec ces mecs. » Once a ainsi mis à disposition de ses utilisateurs·rices un « bouton de report », afin de dénoncer « les fakes, les escrocs ou les propos inappropriés ». D’après sa PDG, une personne reportée deux fois est bannie de l’application. Afin de « détecter les nuisibles », iels ont également mis en place un système de détection de mots ou de groupes de mots (à caractère sexuel par exemple) contrevenant aux règles de modération.
D’après Clémentine Lalande, « il y a une injonction de la performance chez les hommes qui est plus modeste chez les femmes, et la vie amoureuse n’échappe pas à la règle », qu’elle soit IRL ou IVL. C’est pourquoi l’heure est plutôt à « valoriser les comportements respectueux » et « concevoir des solutions innovantes » pour encourager l’égalité, en n’incitant pas à la quantité mais à la qualité des échanges. Clémentine Lalande souligne également le cynisme du business d’entreprises comme Tinder, qui monétisent la frustration de leurs utilisateurs. « Tinder n’a jamais fait autant d’argent qu’en sortant Tinder Gold », explique l’entrepreneure. « Tu monétises la frustration des gens parce que tu peux leur permettre de faire des choses plus sophistiquées. »
En février 2018, Once a lancé un système d’évaluation des dates. Après chaque rendez-vous, les femmes ont la possibilité de noter sur cinq la personne qu’elles ont rencontrée, de décrire son attitude et la conformité des photos partagées sur l’application. « L’idée était de mettre fin au sentiment d’impunité chez certains utilisateurs, en créant une sorte d’équipe de femmes qui prendraient soin les unes des autres », explique Clémentine Lalande. « Parce qu’on a tous et toutes droit au respect. » En affichant les trois derniers commentaires laissés par leurs prédécesseuses, cela doit rassurer les utilisatrices avant qu’elles n’aillent plus loin. « Une femme qui aura passé un mauvais moment avec un utilisateur pourra désormais évaluer très facilement […] son rendez-vous », explique Jean Meyer.
Clémentine Lalande est également à l’origine de la création en 2018 d’une autre application avec un nouveau concept : Pickable. « C’est un sujet qui me passionne parce que demain de plus en plus de couples seront créés en ligne », explique-t-elle, affirmant qu’il s’agit déjà d’une réalité massive dans certains pays et communautés et qu’elle prend ses responsabilités très à cœur, car il faut avoir « conscience de ce qu’on fait et du fait qu’on a un peu le bonheur des gens entre mains ».
Première application de rencontre 100 % anonyme pour les femmes, Pickable « donne le contrôle aux femmes en leur permettant de choisir et de discuter uniquement avec les hommes qui les attirent ». Rachetée par Once Dating en mai 2019, elle compte déjà un million d’utilisateurs·rices. Pour l’application au petit lapin rose, Lalande est partie du même constat que pour Once, avec une approche « volontairement provocante », désirant « limiter l’exposition des femmes aux sollicitations non désirées en ligne ».
Ici, les femmes sont anonymes et les hommes – numéro de téléphone et photos à l’appui – sont organisés en un classement, en fonction de leur attractivité. « C’est vrai qu’il y a un marché pour les femmes qui ont peur d’être reconnues sur les applications de rencontre », juge Jean Meyer.
Petite nouvelle sur la scène des applications de rencontre, Filter Off a pour sa part fait le choix de lutter contre le catfishing et de proposer un environnement plus sécurisé. Ici, plus de swipe ou de message ; les utilisateurs·rices échangent grâce à des appels vidéo de soixante secondes, « ce qui leur permet de vérifier un match avant un date ».
Afin de prévenir les agressions, certaines applications ont fait le pari de s’assurer que leurs utilisateurs·rices ne partaient pas de date avec des criminel·le·s. Née début 2017, l’application Gatsby avait décidé de passer au crible les profils de ses 20 000 utilisateurs·rices, et de comparer les informations avec des données accessibles au public, à la recherche des délinquant·e·s et détenteurs·rices d’un casier. Disparue cette année, Gatsby assurait effectuer une nouvelle analyse de profil chaque mois et bannir les contrevenant·e·s.
Toutefois, même si des sociétés comme Match Group tentent de réunir plus d’informations sur leurs utilisateurs·rices afin de prévenir les problèmes, il n’est pas impossible que ceux·celles-ci ne désirent pas fournir d’avantage d’informations d’ordre personnel, comme leur nom complet par exemple, réminiscence d’un temps où les applications de rencontre étaient plus stigmatisées.
Tinder est délibérément vague à ce niveau-là, ciblant principalement des célibataires de 18-25 ans ne cherchant pas spécialement à s’engager. Fournir des informations détaillées représenterait un changement culturel monumental pour ces apps qui paraîtraient ainsi plus sérieuses. Elles ont encore beaucoup à faire.
Couverture : freestocks.org