L’écran de l’esprit

Aucune route ne mène à Iquitos. Derrière des hectares de forêts, au bord de l’Amazone ondoyant, cette ville péruvienne de 400 000 âmes n’est reliée au monde que par les flots ou les airs. Jan Kounen y parvient en août 1999. Auréolé du succès de son premier long-métrage, Dobermann, le réalisateur français est présenté à un chamane. On l’initie à l’ayahuasca, un breuvage sacré à base de lianes qui donne des hallucinations. Le voilà « plié en deux sur une rambarde, prêt à vomir ». Que diable s’est-il infligé ça ?

Crédits : Okio

Quelque chose le pousse pourtant à recommencer. Apparaît cette fois, « une longue vision sur l’écran de mon esprit », décrit Jan Kounen dans le livre Carnets de voyages intérieurs : Ayahuasca medicina, un manuel. « Au sein de la créature naît le sentiment. Ce dernier tisse des arabesques en traversant les filtres de la personnalité. Il change de visage sur les paysages intérieurs. » Le réalisateur entre en transe.

Cette intense expérience « n’est pas pour tout le monde », avertit-il aujourd’hui. « Elle sera bonne pour certains, et trop forte pour d’autres. » Le natif d’Utrecht, aux Pays-Bas, a donc imaginé « une manière sûre de voir comment la plante marche ». Pour en obtenir un aperçu, il suffit d’enfiler un casque de réalité virtuelle et d’assister à son nouveau film de douze minute, Kosmic Journey. Le spectateur se retrouve devant un chamane, en pleine forêt amazonienne. Une fois la concoction avalée, il voit les fameuses arabesques s’agiter dans un kaléidoscope clair-obscur parsemé de serpents, sur fond de chants traditionnels.

L’an passé, le chercheur de l’université d’Indiana David Church a étudié les liens entre le cinéma et les drogues psychédéliques. Citant le travail de William C. Wees, il remarque que les hallucinations sont souvent composées de motifs géométriques de bases et de couleurs que l’on retrouve dans de nombreuses traditions religieuses. Il ne tiendrait donc qu’aux réalisateurs de s’en emparer pour mettre les salles obscures en transe.

Crédits : Okio

D’ailleurs, des installations comme le dispositif de scintillement stroboscopique de Brion Gysin, inventé en 1962, sont sources d’hallucinations. Seulement, l’effet de ces séquences dépend de leur longueur et de la psychologie de chacun. L’écran par lequel elles sont diffusées introduit qui plus est une certaine distance. Par rapport au cinéma, « la réalité virtuelle permet de manière beaucoup plus précise de retranscrire la nature de l’expérience », indique Kounen. Mieux, elle procure « cette sensation d’être à l’intérieur d’un monde car il n’y a plus d’écran ».

Auteur de Visionarium, une expérience de réalité virtuelle similaire à Kosmic Journey, l’artiste néerlandais Sander Bos est persuadé que « si le cerveau a l’impression d’être à un autre endroit, cela peut vous affecter physiquement. Un ami que j’ai mis devant Visionarium dit que c’est très proche d’une cérémonie ayahuasca, vous avez des picotements au ventre, les mains moites, un sentiment d’apesanteur et de perte de contrôle. »

Pour étudier le concept de « perception altérée de la réalité », des chercheurs britannique ont soumis plusieurs patients à leur Hallucination Machine, une expérience de réalité virtuelle les confrontant aux images produites par des algorithmes de Google. Ils ont ensuite comparé leur réaction à celle de quelqu’un sous psychotrope. « Nous avons trouvé des similitudes entre les deux expériences », explique un auteur de l’étude, Keisuke Suzuki. « Cela suggère que l’Hallucination Machine peut simuler certains aspects d’un état psychédélique. »

Une vision proposée par l’Hallucination Machine

Lumière neuve

Dans le livre Plantes et chamanisme, écrit en 2008 avec Vincent Ravalec et Jeremy Narby, Jan Kounen rebaptise l’ayahuasca. Cette plante couramment surnommée « liane des morts » est pour lui « la liane des morts… et des vivants ». En s’y accrochant, on saute d’un monde à l’autre. Le réalisateur français est venu au nôtre en 1964 à Utrecht, aux Pays-Bas. Alors que son regard se fait à la lumière, les scientifiques américains Timothy Leary, Ralph Metzner et Richard Alpert publient un livre qui fera date : The Psychedelic Experience: A Manual Based on The Tibetan Book of the Dead. Il y est aussi question d’expérience de mort et d’épiphanie psychédélique. C’est la bible des hippies.

Alors qu’aux États-Unis, la côte ouest expérimente, Jan Kounen découvre la lumière de la Côte d’Azur, où il déménage, puis celle des salles obscures. À 5 ans, son père l’emmène voir Fantasia dans un cinéma de Cannes. Ses dinosaures lui font l’effet d’un « acide trip ». Trois ans plus tard, le cinéma de Grasse Altitude 500 le fait décoller pour, 2001 : l’odyssée de l’espace, le chef-d’œuvre halluciné de Stanley Kubrick. Pendant ce temps, une génération de cinéastes tente de mettre ses introspections à l’écran.

« Je demande à un film ce que la plupart des Nord-Américains demandent aux drogues psychédéliques », déclare Alejandro Jodorowsky en 1971. « À la différence que quand quelqu’un crée un film psychédélique, il ne doit pas seulement créer un film qui montre les visions d’une personne qui a pris une pilule, mais plutôt fabriquer la pilule. » Alors que Kounen entre aux Arts Déco pour devenir dessinateur de bande-dessinée, l’anthropologue canadien Jérémy Narby découvre l’ayahuasca.

« C’était comme être dans une machine à laver pendant trois heures », décrit-il en 1985. « Je me suis retrouvé entouré par des serpents énormes et fluorescents, complètement terrifiants, qui se sont mis à m’expliquer dans une sorte de langage télépathique des vérités pénibles à entendre à propos de ma personne. Ils m’ont dit : “Tu n’es qu’un tout petit être humain.” » Mais pour le pape de la culture psychédélique aux États-Unis, Timothy Leary, co-auteur de la bible hippie suscitée, il existe désormais une porte plus accessible vers la transe : « Le PC est le LSD des années 1990 », clame-t-il. Leary se reconverti ainsi en pape des cyberdelics.

« L’idée des cyberdelics est moins de répliquer l’expérience psychédélique produite par les drogues que de reconnaître que la technologie pourrait être capable de produire des effets de “manifestation de l’esprit” de manière unique », explique Jon Weinel.

Dans son livre Inner Sound, paru en 2018, cet artiste et écrivain britannique cherche à savoir comment la réalité virtuelle peut mener à des états de conscience altérée. Il a ainsi constaté que la technologie ne peut encore guère prétendre procurer des sensations similaires à celles des drogues. « Ce qui est intéressant, c’est que les gens sont inspirés par l’idée des psychédéliques pour créer des expériences transformatrices », juge-t-il.

Sander Bos est néanmoins conscient des limites de Visionarium. « Une vraie expérience psychédélique doit vous intégrer avec vos rêves, vos peurs, vos espoirs, votre imagination et ouvrir votre propre potentiel infini d’être humain », souligne-t-il. À en croire un des cerveaux de l’Hallucination Machine, Keisuke Suzuki, l’expérience offerte par la réalité virtuelle pourrait toutefois s’enrichir d’autres moyens d’éveiller nos sens les plus psychédéliques. Qui sait le film que seront capables de nous offrir les interfaces cerveaux-machines en sondant nos pensées ?

Pour l’heure, le chamane de Jan Kounen n’est qu’un passeur bien terne vers les paradis artificiels, et les arabesques de Kosmic Journey ont des airs d’économiseurs d’écrans. Mais « nous ne sommes qu’en train de découvrir les altérations de conscience de la réalité virtuelle », juge Jon Weinel. C’est comme si nous nous rendions soudain compte « que la musique est capable d’engendrer des états de transe avec le rythme ». La partition est encore vierge.


Couverture : Kosmic Journey. (Okio)