Les arbres meurent
Au bord d’une route qui longe le littoral vietnamien, Nguy Thi Khanh nettoie des crevettes en pestant. Avec ses palmiers graciles et sa vue imprenable sur l’île de Hòn Mê, le village de Nghi Sơn a longtemps été un paradis pour pêcheurs. Aujourd’hui, tout est noir pour la jeune femme : une immense centrale fait de l’ombre à chaque mètre de côte. « Le charbon a souillé ma maison », se lamente-t-elle. « Même les arbres meurent. Nous ne pouvons pas vivre ici. »
Après l’arrivée des premières cheminées, en 2013, Nguy Thi Khanh a déménagé à Hanoï, la capitale. Elle continue à y lutter contre la pollution avec son association, le Green Innovation and Development Centre, ce qui lui a valu de recevoir le Goldman Environmental Prize en 2018. Mais pendant ce temps, le charbon pollue toujours l’air du Vietnam. Il compte pour 36 % de son énergie, une part qui devrait grimper à 42 % en 2030. Pour alimenter la nouvelle centrale en construction à Nghi Sơn, celle de 2013, et les autres, le pays devra alors importer 90 millions de tonnes de charbon.
Alors qu’il abrite la moitié de la population mondiale, le continent asiatique brûle les trois quarts du charbon et il est à l’initiative des trois quarts des projets de centrales. Quelque 1 200 d’entre elles seront énormes, avertit l’association allemande Urgewald. Tandis que le Vietnam multiplie les projets, l’Indonésie creuse toujours plus profond et le Japon, effrayé par la catastrophe nucléaire de Fukushima, se tourne vers la roche noire. Quant à la Chine, elle emploie 4,3 millions de personnes dans les mines de charbon et est responsable de 40 % des nouvelles capacité de production d’énergie à base de charbon depuis 2002.
Or l’impact environnemental de ce combustible est largement sous-estimé. Dans son dernier rapport annuel partagé le 13 novembre 2019, l’Agence internationale de l’énergie estime que les mines de charbon sont aussi nocives que l’aviation et le transport de marchandise réunis. L’année dernière, elles ont engendré 40 millions de tonnes de méthane, un gaz 30 fois plus polluant que le dioxyde de carbone. Le secteur de l’énergie a atteint un nouveau pic d’émissions de CO2 en 2018 cependant que les niveaux de méthane faisaient leur deuxième bond le plus important jamais enregistré.
Selon Dave Jones, membre du think-tank climatique Sandbag, ce rapport montre que « l’industrie du charbon est encore plus polluante que ce que nous pensions. » Il devrait donc inciter les décideurs à prendre le problème à bras le corps. Seulement, l’Agence internationale de l’énergie juge que ce secteur est plus difficile à inhiber que ceux du pétrole et du gaz, en sorte qu’une amélioration substantielle ne devrait pas intervenir avant 2040. Autant les gaz à effet de serre issus de la production d’hydrocarbures peuvent être captés avant leur envol, autant le méthane qui s’échappe ds mines de charbon est très difficile à retenir.
En Europe, l’Allemagne a promis d’arrêter le charbon en 2038, mais une nouvelle centrale va bientôt ouvrir. Le site de Datteln 4 devrait être mis en service l’année prochaine. Le Royaume uni a promis de s’en débarrasser en 2025 et la France en 2022, année où la Banque européenne d’investissement ne devrait plus subventionner les projets liés aux énergies fossiles. Il y a un an, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, demandait aux banques, assureurs et gérants d’actifs français d’ « arrêter définitivement de financer les centrales et les mines à charbon ». Six mois plus tard, il prenait l’engagement avec l’Autorité des marchés financiers (AMF) et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) qu’ « au plus tard à la mi-2020, les acteurs de la place financière de Paris se doteront d’une stratégie charbon [et] définiront un calendrier de sortie globale du financement des activités charbon ».
Pour l’heure, le compte n’y est pas. Dans une note publiée en novembre, les associations Les Amis de la Terre et BankTrack soulignent que BNP Paribas compte « parmi les premiers financeurs occidentaux à l’expansion du charbon, avec même des soutiens croissants à certains des plus gros développeurs du secteur. » Entre janvier 2016 et septembre 2018, les grandes banques françaises avaient accordé « plus de 10 milliards d’euros de financements aux 120 entreprises les plus agressives en matière de construction de nouvelles centrales à charbon », selon le cabinet néerlandais Profundo. Se défaire du charbon n’est donc pas si simple.
Chimère
Nguy Thi Khan connaît bien cette ombre qui s’étend sur le rivage de Nghi Sơn. Née en 1976, elle a grandi dans le village de Bắc Am, non loin d’une centrale à charbon. Plusieurs heures par jour, le courant ne passait pas et elle devait faire ses devoirs à la lumière d’une lampe au kérosène. La lumière s’éteignait aussi dès qu’il pleuvait. Les averses passées, sa mère pouvait mettre le linge à étendre dehors. Alors, il se couvrait de cendres.
Dans les années qui ont suivi, « le Vietnam a largement copié l’attitude de la Chine », résument Brian Malczyk et Tim Robinson, membres du think-tank non partisan Center for Development and Strategy. « Il a mis de côté les préoccupations environnementales dans sa poursuite d’objectifs de croissance. » Jadis tributaire de ses installations hydroélectriques, l’économie du pays s’est alors tournée vers le charbon, dont la consommation a explosé à partir de 2003 du côté de Pékin. « Il n’y a pas eu de ralentissement, même pendant la crise de 2008 », souligne une note de l’Institut de l’économie énergétique japonais. Suivant cet exemple, le Vietnam a annoncé la construction de 90 centrales à charbon en 2011.
Aujourd’hui, l’Agence internationale de l’énergie pense que la consommation de charbon chinoise va passer de 2,34 à 2,87 milliards de tonnes en 2030 pour redescendre à 2,57 milliards en 2040. C’est loin des 1,15 milliard prévus par son plan de développement soutenable pour le géant asiatique. Les volumes brûlés ne cesseront dans le même temps d’augmenter en Inde, passant de 586 millions de tonnes aujourd’hui à 1,16 milliard de tonnes en 2040. Pékin pourrait certes déployer des technologies de rétention du CO2, mais « il y a peu de volonté politique » en ce sens, regrette le spécialiste des énergies renouvelables en Asie de Reuters Clyde Russell.
En octobre, le Premier ministre chinois Li Keqiang a pourtant exprimé la volonté du gouvernement de développer du « charbon propre ». Pour l’Institut pour l’économie énergétique et l’analyse financière (IEEFA), un centre de recherche américain sur la transition énergétique, cette expression est une chimère. Elle « décrit l’espoir que les technologies de capture des émissions sauveront un jour le problème du charbon », mais « jusqu’à présent, ces technologies se sont avérées inefficaces et dispendieuses. »
Même si la Chine a prévu d’investir 344 milliards d’euros dans les énergies renouvelables entre 2017 et 2020, elle a dans le même temps bâti de nombreuses centrales à charbon. Avec une capacité de 1 000 gigawatts, elle possède à elle seule près de la moitié des capacités de production d’énergie avec la roche noire, loin devant les États-Unis (259 gigawatts) et l’Inde (221 gigawatts). Selon le Conseil de l’électricité chinois, Pékin pourra produire 30 % d’énergie en plus grâce au charbon en 2030. L’an dernier, 36 milliards de dollars ont été investis dans le secteur.
La Chine possède donc des installations nouvelles qu’elle entend bien rentabiliser, d’autant qu’il y a chemin faisant des erreurs de planification et que les subventions ont favorisé les constructions inadaptées aux moyens disponibles ça et là. Elle se vante qui plus est d’avoir bâti des centrales plus propres, sans pour autant être prête à adopter l’ « envirocoal », une technologie développée par la société indonésienne Adaro Energy. Car à en croire l’IEEFA, avec cette dernière, il faut brûler 26 % de charbon en plus pour générer autant d’énergie qu’avec la méthode du géant chinois Shanxi.
La rentabilité des bonnes vieilles méthodes ne pousse pas les acteurs financiers à se désengager du charbon. Alors qu’Axa avait promis ne plus faire d’affaires dans le secteur à l’occasion du One Planet Summit de 2017, Les Amis de la Terre et BankTrack objectent qu’il s’agit d’une « ambition avortée ». Parmi ses clients, l’assureur français compte encore Adani Mining, la filiale australienne du conglomérat indien Adani, lequel travaille sur un gigantesque projet de mine à Carmichael, dans le Queensland.
Dans une étude parus en 2007, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) prévoyait que « le charbon [allait] augmenter quel que soit le scénario car il est bon marché et abondant. » Aux États-Unis, le gaz naturel est toutefois devenu moins cher, en sorte que deux des plus grandes centrales à charbon du pays ont fermé en novembre. Ce n’est malheureusement pas encore le cas en Asie, un continent dont « l’addiction au charbon doit cesser », a déclaré le secrétaire général des Nations unies, António Guterres début novembre. Un fait sur lequel tout le monde s’entend, mais peu agissent.
Couverture : Dominik Vaniy