Dans cette pièce encombrée, on ne devine qu’avec peine la couleur des murs, tant ils sont tapissés de coupures de journaux. Par endroits, des fils rouges tirés par quelques punaises forment une toile incompréhensible. Debout sur un lit, une jeune fille passe en revue les textes et photos découpés avec application. Elle détache d’un geste vif un Post-it du mur, pour en coller un autre, de la même couleur bleu ciel.
« Des phénomènes étranges continuent de se déclencher à travers le globe », tonne un présentateur de télévision dont la voix grave est mise en sourdine. « Cela se produit partout, et cela pourrait même se produire dans votre quartier. » La main en suspens, l’inconnue tourne soudain la tête vers la fenêtre. Un vif d’or s’y cogne à deux reprises avant de partir vers les hauteurs. Au loin, des mangemorts en plein vol se détachent sur le ciel orageux. Agrippant son smartphone, la voilà qui dévale quatre à quatre les marches de son immeuble pour débuter une nouvelle chasse magique.
À sa diffusion le 18 juin 2019, la bande annonce de Harry Potter: Wizards Unite a déclenché des cris d’allégresse. Deux jours plus tard, la frénésie s’emparait des États-Unis et du Royaume-Uni, alors que la France devait encore ronger son frein quatre jours. La start-up de San Francisco Niantic, ancienne filiale de Google, lançait enfin son jeu sur smartphone en réalité augmentée, Wizards Unite. C’est le savant mélange de deux succès planétaires : le concept de Pokémon Go dans le monde des sorciers de Harry Potter. Autant dire que les fans sont sur le qui-vive, prêts à laisser fuiter leurs données personnelles au groupe californien.
Raz-de-marée
Wizards Unite se déroule à notre époque. Il reprend l’univers fantastique imaginé par J.K. Rowling, qu’il s’agisse des livres du garçon à la cicatrice ou de la saga de films dérivés offerts au public depuis 2016, Les Animaux fantastiques.
Smartphone en guide de baguette à la main, les joueurs·euses se mettent dans la peau d’une nouvelle recrue du Groupe d’intervention du Code du Secret magique pour enquêter sur la Calamité. Ce phénomène étrange invite la magie dans le monde des Moldus, et les joueurs·euses doivent enfiler leurs meilleures chaussures pour partir à la recherche d’artefacts ou de combats épiques à coups d’arabesques du doigt sur l’écran. Ils peuvent même concocter des potions ou apprendre de nouveaux sorts. Attentif à toute trace de passage entre les deux dimensions, on retrouve des personnages tirés des films originaux et une foule de défis, avec des récompenses à la clé – et autant de micropaiements.
Le jeu reste fidèle aux concepts qui ont fait le succès de Pokémon Go et Ingress, les forteresses remplaçant les arènes, les portoloins remplaçant les œufs. Le développement de Wizards Unite avait été annoncé à la fin de l’année 2017. Réalisé en collaboration avec Warner Bros. Interactive Entertainment et WB Games, le jeu tire pleinement parti de la recette inventée par Niantic : des éléments de jeu disséminés sur un Google Earth maquillé.
Fondée en 2010 par John Hanke, Niantic est à l’origine une filiale de Google, avant la restructuration du groupe en Alphabet. Elle a pour objectif de concevoir des interactions nouvelles avec les cartes en ligne, comme le fait Google Earth. Dès le départ, l’idée est de « créer des jeux vidéo dans le monde réel, dans lesquels les gens peuvent se rencontrer ».
Deux ans après sa création, l’entreprise dévoile ses deux premiers projets, dont l’ambitieux Ingress. Dans ce jeu en réalité augmentée, deux équipes s’affrontent pour contrôler des sortes de portails localisés dans des lieux publics. Avec plus de 20 millions de téléchargements dans le monde en novembre 2018, Ingress reste finalement assez peu connu du grand public, mais remporte tous les suffrages dans les cercles initiés au développement ou à l’informatique. Grâce aux importantes ressources de Google et à la géolocalisation, l’entreprise réussit son pari et pose les bases technologiques de Pokémon Go.
En octobre 2015, la société se sépare du géant américain, puis quitte Alphabet peu de temps après, même si la maison-mère de Google reste l’un de ses principaux investisseurs. Niantic prépare quelque chose qui va faire du bruit. Lancé le 6 juillet 2016, en collaboration avec The Pokémon Company, Pokémon Go connaît un succès fulgurant.
Avant la fin 2016, le jeu a généré plus d’un milliard de dollars de revenus, selon Niantic. En 2017, il a été téléchargé 650 millions de fois. À cette date, les dresseurs·euses ont parcouru plus de 15,8 milliards de kilomètres. C’est à peu de chose près la distance qui sépare la Terre de la frontière du système solaire. À ce jour, Pokémon Go reste l’application de réalité augmentée la plus populaire jamais créée. Comment a-t-elle généré autant d’argent ? Ce n’est pas exactement un mystère.
À la pêche aux données
Nathalie Devillier a étudié le modèle économique de Pokémon Go. Selon cette docteure en droit international française, par ailleurs membre du Groupe d’experts de la Commission européenne sur la responsabilité et les nouvelles technologies, il est inédit. Outre la publicité, qui permet à l’éditeur d’obtenir des revenus, l’achat « in app » est central. Moyennant de menus paiements (de 1,09 à 109,99 euros), une joueuse ou un joueur a accès à des bonus. Bien connu dans l’économie des jeux sur mobile, ce modèle est appelé « freemium ».
Pour la publicité comme pour l’achat in app, les données personnelles collectées jouent un rôle crucial : « Par la personnalisation de l’expérience, et en particulier de la recommandation, le service cherche à créer de la satisfaction et de l’engagement », précise Geoffrey Delcroix, responsable de l’innovation et de la prospective du Laboratoire d’innovation numérique de la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés).
Mais l’éditeur du jeu emprunte une autre voie de monétisation, plus innovante : le placement de marques dans des endroits de Pokémon Go. « Nous utilisons également les informations ci-dessus (vos actions et vos réalisations dans le jeu, ainsi que certaines informations sur votre appareil mobile) pour afficher les lieux sponsorisés dans le jeu qui sont à proximité de vous, dans le cadre de l’expérience de jeu », affirme Niantic.
Des enseignes paient donc pour occuper un espace, « ce qui garantira des visites réelles sur le lieu de vente, dans l’espoir de détourner l’intention de départ (attraper le pokémon) et de générer des actes d’achat », décrypte Geoffroy Delcroix. Le géant du fast-food McDonald’s a été précurseur au Japon, 3 000 de ses restaurants devenant des arènes de combat.
Dès l’identification, Niantic collecte quantité d’informations personnelles « pour faire fonctionner les services pour vous et garantir que nous offrons à tous nos joueurs·euses un jeu équitable ». L’entreprise accède aux données de plusieurs millions de personnes sitôt leur accord donné à l’installation. Il faut de la ténacité et du temps pour venir à bout de ce long dossier, disponible sur le site, qui liste les conditions d’utilisation et la politique de confidentialité des jeux. Peu d’utilisateurs·rices s’embarrassent à le lire.
D’après ces conditions d’utilisation, l’entreprise enregistre l’adresse Google ou celle sur Facebook (selon l’identification de départ), l’adresse IP, la géolocalisation par satellite, la version ou encore le nom du système d’exploitation du device de l’utilisateur. Le nom, l’adresse postale, le numéro de téléphone, le pays de résidence, la date de naissance et l’adresse électronique peuvent également être utilisés par Niantic, si un achat a été effectué.
Niantic est aussi renseigné grâce aux « cookies », mais toujours selon un « consentement explicite, sous une forme anonyme ou sous un pseudonyme ». L’entreprise affirme conserver toutes ces données « aussi longtemps que nécessaire ». Si d’aventure elle est rachetée par une autre société, les données personnelles seront ainsi transférées à cet acquéreur, car « les informations recueillies auprès des utilisateurs, y compris les données personnelles », sont considérées comme un actif commercial.
Depuis la sortie de Pokémon Go, l’exploitation qui est faite de ces données à caractère personnel est vivement critiquée. « L’application mise au point par Niantic n’est pas la première à recueillir autant de renseignements », écrivait en août 2016 Jean-Phillippe Décarie-Mathieu, cofondateur de Crypto.Québec, un groupe qui sensibilise aux enjeux liés à la vie privée sur Internet. « Mais ce qui dérange dans son cas, c’est l’ubiquité de la collecte de métadonnées tous azimuts, inhérente au bon fonctionnement de l’application. »
Apparentant le jeu Pokémon Go a « une couche supplémentaire d’espionnage orwellien » : le traçage d’informations devient « socialement acceptable », voire même « attrayant » car il est souvent récompensé. « L’ensemble des déplacements d’un joueur, son âge, ses habitudes valent leur pesant d’or dans l’univers de la publicité ciblée », poursuit Décarie-Mathieu avant de conclure : « Le produit, ici, n’est pas le jeu [ … ] C’est le joueur. »
Pour Nathalie Devillier, il existe une opacité sur ces pratiques. Depuis 2016, elle tente d’ « attirer l’attention des dresseurs·euses sur le vol de leurs données personnelles auquel ils ont consenti “à l’insu de leur plein gré” en cliquant sur “Installer”. » Elle explique qu’ « officiellement, il s’agit d’améliorer le service », alors qu’en réalité, « l’application génère des données agrégées non identifiantes, mais on ne dit pas comment elles sont anonymisées. »
Ses recherches suggèrent qu’il existe un algorithme prédictif. À partir des données collectées, le jeu serait capable « de prévoir les déplacements, les centres d’intérêt, les préférences, voire le comportement, les choix, le rendement professionnel, la situation économique, l’état de santé des dresseurs ». Certain·e·s craignent que cette pêche aux informations personnelles (« anonymes avec autorisation ») profitent à des tiers, officiellement « pour l’analyse de l’industrie et du marché ».
En dépit de ces accusations répétées d’atteinte à la vie privée de ses utilisateurs·rices, Niantic a gagné énormément d’argent. L’entreprise a été valorisée à 4 milliards de dollars en janvier 2019. Pokémon Go a massivement popularisé la réalité augmentée dans l’univers du jeu et il a poussé des milliers de jeunes à empoigner leur sac à dos et leur batterie portable pour partir en chasse.
Quant à Harry Potter : Wizards Unite, il a été téléchargé 400 000 fois en 24 h. Beaucoup moins que les 7,5 millions de téléchargements de son prédécesseur sur la même durée. Il faudra donc un coup de baguette magique à Niantic pour reproduire le succès de Pokémon Go. Ou vendre un sacré paquet de données.
Couverture : Niantic.