All for Democracy
« En dépit de toutes les connexions qu’ils nous permettent de faire, les réseaux sociaux peuvent nous enfermer dans notre propre monde », a déclaré sans ciller la commissaire européenne à la Concurrence Margrethe Vestager à la tribune de la conférence All for Democracy, qui se tenait dans le luxueux Hôtel Renaissance de Bruxelles le 7 juin dernier. « Personne d’autre que moi ne sait ce que je vois défiler sur la timeline de mon réseau social – si ce n’est l’entreprise du réseau social elle-même. Et nous ne pouvons pas avoir de débat ouvert depuis des mondes séparés. » Des « mondes séparés » que Margrethe Vestager attribue nommément à l’algorithme de Facebook. Lequel est également accusé de favoriser les fausses informations, ou fake news. Les faux articles auraient en effet généré plus de trafic que les vrais durant la campagne présidentielle américaine de 2016. Certains d’entre eux faisaient état de liens entre Hillary Clinton et l’État islamique, ou encore relayaient la rumeur du suicide déguisé d’un agent du FBI. Le plus viral de tous ces articles affirmait que le pape François soutenait Donald Trump. Il a été partagé plus d’un million de fois.
Pour lutter contre ce fléau, Facebook a mis en place un dispositif de signalement. D’abord aux États-Unis, puis en France, avec le concours de huit médias : Le Monde, l’Agence France-Presse, BFM-TV, France Télévisions, France Médias Monde, L’Express, Libération et 20 Minutes. Ce dispositif permet aux utilisateurs de « faire remonter » une information qu’ils pensent être fausse. L’information est alors vérifiée par les médias partenaires. Si deux d’entre eux établissent qu’elle est belle et bien fausse, elle est marquée d’un drapeau et ne peut être partagée sans que l’utilisateur ne soit alerté par l’ouverture d’une fenêtre.
Mais les fausses informations ne sont pas seules mises en cause par la commissaire européenne à la Concurrence lors de la conférence All for Democracy. La publicité ciblée est elle aussi dans son collimateur. Margrethe Vestager lui reproche plus précisément son application à la communication politique. Facebook, qui consacre une page web à ses outils de campagne électorale, s’est imposé en France comme un maître en la matière dès le scrutin présidentiel de 2012. Mais le réseau social s’est fait particulièrement remarquer lors de la primaire de la droite et du centre de 2016. Alain Juppé y avait acheté plusieurs messages sponsorisés appelant à le soutenir financièrement. Bruno Le Maire y avait investi pour doper la visibilité de son offensive contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Et l’équipe de François Fillon y menait des « campagnes tournantes permanentes ». Comme les publicités commerciales, les annonces politiques de Facebook ciblent leurs destinataires avec une précision chirurgicale. Elles tiennent compte de l’âge, du genre, du lieu de résidence, des centres d’intérêt, du comportement et, bien sûr, des préférences politiques. « Si les publicités politiques n’apparaissent qu’à certains électeurs, comment pourrons-nous débattre des problèmes qu’elles posent ? » se demande alors Margrethe Vestager. « Comment les autres partis politiques et les médias peuvent-ils contester leurs affirmations ? Comment même savoir quel mandat a été donné par l’élection, si les promesses auxquelles se sont fiés les électeurs ont été faites en privé ? » Autant de questions qui poussent la commissaire européenne à affirmer que les réseaux sociaux « défient les principes de base de la vie démocratique ». Une déclaration qui sonne comme une déclaration de guerre. Surtout dans la bouche d’une femme politique danoise qui n’a jamais hésité à s’en prendre aux géants de la tech américains…
13 milliards d’euros
On appelle parfois Margrethe Vestager « la bête noire des multinationales » dans les travées du Parlement européen, où elle semble faire l’unanimité. « Elle est très vive et a réfléchi à cette politique qu’elle a envie de faire évoluer », écrit la députée européenne Sylvie Goulard sur son blog. « Pleine d’humour et de charme, elle a donné un bel exemple de compétences au féminin. Une très large majorité de parlementaires a approuvé sa candidature. » Avant de devenir Commissaire européenne à la Concurrence en novembre 2014, Margrethe Vestager a successivement été ministre de l’Éducation, cheffe de file des centristes, et ministre des Affaires économiques et de l’Intérieur au Danemark. Elle est connue pour avoir inspiré le personnage principal de la série télévisée danoise Borgen, qui met en scène l’arrivée d’une centriste au pouvoir.
En décembre 2016, elle a été nommée « femme de l’année » par le Financial Times. Au mois d’août de cette année-là, Margrethe Vestager sommait Apple de rembourser 13 milliards d’euros d’ « avantages fiscaux indus » à l’Irlande. La célèbre firme à la pomme y fait remonter tous ses bénéfices européens pour pouvoir jouir de la fiscalité très avantageuse du pays (12,5 %), et c’est parfaitement légal. Mais elle aurait également opéré une scission injustifiée de ces bénéfices. Seule une infime partie irait à deux véritables filiales irlandaises, tandis que le reste irait à deux « pseudo-sièges », « sans employés ni activité réelle » et exonérés d’impôts. De telle sorte que la firme américaine payerait, certaines années, moins de 1 % d’impôts en Europe.
Bien évidemment, Apple conteste la décision de Margrethe Vestager. La firme a déposé un recours auprès de la Cour de justice de l’Union européenne en décembre dernier, arguant qu’elle avait simplement bénéficié de la loi irlandaise sur les « entreprises non résidentes ». Supprimée en 2015, celle-ci permettait aux entreprises gérées et contrôlées depuis un autre pays de ne pas régler d’impôts en Irlande. Apple a également souligné le fait que la valeur des produits qui sont à l’origine de ses profits n’est pas créée à Cork, où ses 6 000 salariés sont pour l’essentiel chargés de planifier les ventes et la logistique, mais à Cupertino, en Californie. Reste que les milliards de profits non taxés en Irlande ne l’ont pas été non plus aux États-Unis… Plus étonnante est, à première vue, la résistance de l’État irlandais, qui a lui aussi déposé un recours auprès de la Cour de justice européenne. Le pays essaye en fait de préserver son image de paradis pour les affaires.
En septembre 2016, le Premier ministre Enda Kenny a dit que la décision de la Commission était « si profondément injuste et dommageable qu’elle [méritait] une réponse immédiate, claire et forte ». En décembre, le ministre des Finances Michael Noonan l’a publiquement accusée d’avoir « outrepassé ses pouvoirs et violé la souveraineté » irlandaise. Margrethe Vestager s’est également attirée le courroux de l’administration américaine. Son « approche unilatérale (…) menace de saper les progrès que nous avons fait ensemble, avec les Européens, pour un système fiscal international juste », déclarait, en août 2016, Josh Earnest, alors porte-parole du président des États-Unis, Barack Obama. « Quand je dis juste, je veux dire pour les contribuables mais aussi pour les sociétés qui essayent de faire des affaires à travers le monde », précisait-il. Quant au nouveau Président, Donald Trump, il a affirmé à plusieurs reprises que les Européens se servaient de leurs lois antitrust pour fragiliser les firmes américaines. Mais il en faut davantage à Margrethe Vestager pour se laisser déstabiliser. En mai dernier, elle s’est plainte auprès d’un média américain, CNBC, de ce que les autorités irlandaises « prenaient trop de temps » pour récupérer les impôts d’Apple. Car en attendant de voir si la Cour de justice de l’Union européenne invalidera ou non la décision de la Commission, la firme a l’obligation de verser les 13 milliards d’euros réclamés sur un compte bloqué.
La taxe Google
« Margrethe Vestager s’attaque à un des problèmes les plus importants et épineux en Europe », insiste Anne-Laure Delatte, directrice adjointe du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII). « Nous avons des paradis fiscaux au cœur de l’Europe, il est donc assez aisé pour les multinationales de transférer leurs profits vers les juridictions les plus avantageuses. Or la Commission européenne se bat seule face aux intérêts nationaux : ni l’Irlande ni le Luxembourg ne souhaitent changer la situation, qui leur est extrêmement favorable. En s’attaquant à Apple, dans le cadre de ses prérogatives, Margrethe Vestager a mis en lumière les incohérences du système et l’énorme injustice sociale de la concurrence fiscale à un moment où on a demandé aux citoyens européens de se serrer la ceinture dans le contexte d’austérité. » Son combat a notamment inspiré la mise en place d’une « Google Tax » au Royaume-Uni. Celle-ci impose les bénéfices détournés pour motif d’optimisation fiscale à hauteur de 25 %.
Le 18 novembre 2016, les parlementaires français adoptaient un amendement similaire pour le projet de loi de finances 2017. Un mois et demi plus tard, le Conseil constitutionnel censurait cette mesure, estimant que l’administration fiscale ne pouvait avoir « le pouvoir de choisir les contribuables qui entrent ou non dans le champ d’application de l’impôt sur les sociétés ». Au grand dam de son principal défenseur, le député socialiste Yann Galut. « [Le Conseil constitutionnel] entrave, une fois de plus, l’action du législateur et bloque les avancées pour plus de justice », a-t-il déploré. « Aujourd’hui, les multinationales ne paient que 3 % d’impôt sur les sociétés grâce à des montages complexes quand nos PME en paient 30 %. »
Google risque plus de 6 Mds € d’amende pour avoir systématiquement favorisé son comparateur de prix.
Mais la fiscalité n’est pas le seul point de discorde entre l’Union européenne et les géants de la tech américains. En mai dernier, Margrethe Vestager a infligé une amende de 110 millions d’euros à Facebook, pour avoir fourni des renseignements inexacts à la Commission lors du rachat de WhatsApp en 2014. Elle lui reprochait notamment d’avoir autorisé le partage des données personnelles de l’application après avoir promis le contraire. Une simple « erreur » pour Facebook, qui a affirmé avoir « agi en toute bonne foi » dans un communiqué de presse. La commissaire européenne à la Concurrence a par ailleurs accusé Google d’abus de position dominante. La firme de la Silicon Valley risque, elle, plus de six milliards d’euros d’amende pour avoir systématiquement favorisé son comparateur de prix, Google Shopping, dans ses pages de résultats de recherche, le mettant par exemple en exergue à l’écran. Son réseau social, Google Plus, a par ailleurs été sommé, en mars dernier, de revoir ses conditions générales d’utilisation, qui sont jugées abusives pour certaines, et jouent un rôle essentiel dans le traitement des données personnelles.
Sont également concernés Facebook et Twitter. « Compte tenu de l’importance croissante des réseaux sociaux en ligne, il est temps de veiller à ce que nos règles européennes strictes, qui sont là pour protéger les consommateurs contre les pratiques déloyales, soient respectées dans ce secteur », a déclaré la commissaire européenne à la Justice, aux Consommateurs et à l’Égalité des genres, Vera Jourova. « Il est inacceptable que les consommateurs de l’Union puissent uniquement saisir une juridiction californienne en cas de litige. Il n’est pas plus admissible que les utilisateurs soient privés de leur droit de se rétracter d’un achat effectué en ligne. Les entreprises de médias sociaux doivent aussi davantage contre-attaquer face aux escroqueries et fraudes qui sévissent sur leurs plateformes. » Au lendemain du dernier attentat qui a frappé Londres, le 3 juin dernier, cette femme politique tchèque a dit souhaiter que la police puisse plus facilement accéder aux données personnelles récoltées par Google et Facebook en cas de « menaces exceptionnelles ». Un dossier qui donnera certainement lieu à un énième affrontement entre ces entreprises et la Commission européenne, tout en soulevant de nouvelles interrogations quant aux « principes de base de la vie démocratique ».
Couverture : EU vs. Silicon Valley. (Ulyces.co)