L’ère du ciel
Dans un ciel encore partagé entre le jour et la nuit, un avion fond sur la baie de San Francisco. Après le pont San Mateo-Hayward jeté entre les deux rives, il ralentit à l’approche de San José et s’immobilise au-dessus d’une tour. Stabilisé par ses 12 rotors, l’appareil quitte l’azur délayé dans les premiers rayons du soleil pour se poser sur une plate-forme d’hélicoptère. Avec sa vitesse de croisière de 290 km/h et sa capacité à atterrir à la verticale, le S-A1 doit révolutionner les transports. C’est la promesse faite par Hyundai lors du Consumer Electronics Show (CES), l’immense conférence sur les nouvelles technologie organisée à Las Vegas jusqu’au 10 janvier 2020.
Pour donner une idée du résultat, la marque sud-coréenne y a diffusé une vidéo en images de synthèses où son prototype se posait à San José. « Nous pouvons réduire le temps de voyage drastiquement », promet Jaiwon Shin, le patron de la division mobilité aérienne. « Je souhaite que cette nouvelle ère nous sorte de l’impasse et démocratise l’aviation. » Doté d’une autonomie de 60 km, le S-A1 devrait relier différents endroits de Melbourne, Dallas et Los Angeles à partir de 2023, en utilisant de l’énergie électrique. Il suffira de commander une course sur Uber.
La société californienne a conclu un partenariat avec le constructeur asiatique afin de proposer un réseau de taxis volants. D’autres accords ont été signés avec Joby, Jaunt, Embraer, Pipistrel, Karem Aircraft, Aurora Flight Sciences et Bell, autant de groupes qui doivent lui bâtir une flotte assez large. « Dès que nous aurons atteint une certaine taille et que le prix des véhicules diminuera, le coût par passager par kilomètre sera proche de celui d’un UberX », assurait le responsable de la division aviation, Eric Allison, en juillet. Uber planche aussi sur une plateforme d’atterrissage et un véhicule terrestre à basse émission utilisant l’intelligence artificielle pour acheminer les utilisateurs vers le S-A1. À l’heure actuelle, la voiture volante n’est toutefois présentée qu’en images de synthèse ou en maquettes.
Certains de ses concurrents ont en revanche déjà réalisé des tests grandeur nature. Fin 2017, à Dubaï, l’Allemand Volocopter a hissé un prototype capable de voler 30 minutes à une vitesse de croisière de 50 km/h à quelque 200 mètres de hauteurs. Là encore, des vols commerciaux sont prévus pour 2023. Ayant lui passé des tests plus récemment en Finlande, son nouveau modèle, le VoloCity, a reçu l’agrément d’organisme de conception (DOA) de la part de l’Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA) en décembre 2019.
À la même période, Lilium dévoilait une vidéo du décollage réussi de son dernier prototype. Il a atteint la vitesse de 100 kmh/h et s’est comporté comme prévu : « Il a fait tout ce que nous voulions, c’est-à-dire décoller verticalement et se mettre en position de vol horizontal », indique le porte-parole de l’autre acteur allemand du secteur, Oliver Walker-Jones. L’appareil annoncé en mai doit faire le lien entre différents endroits mal desservis ou congestionnés, sans ajouter de nuisance sonore au bruit existant, de manière à fluidifier les transports dans de grandes régions urbaines.
« Un avion a besoin de 2,5 km de tarmac, ce qui est impossible au milieu d’une ville », fait valoir Oliver Walker-Jones. « Quant aux lignes de train, elle peuvent embarquer beaucoup de monde mais nécessitent aussi de la place et coûtent en moyenne 150 millions d’euros par km. » Les voitures volantes requièrent pour leur part « une infrastructure minimum », insiste-t-il. « Il faut un morceau de béton, un hangar pour ranger l’appareil et quelques bâtiments pour les contrôles de sécurité. » Aussi évalue-t-il l’investissement à quelque 2 millions de dollars.
Si un trajet d’une heure entre Manhattan et l’aéroport John-F.-Kennedy de New York coûte autour de 70 dollars en Uber, Lilium devrait être à même d’en faire autant en six minutes pour le même prix. « Nous ne remplaçons pas les autres transports, mais nous offrons une nouvelle opportunité », glisse Oliver Walker-Jones. Et elle pourrait être bien plus intéressante que le train.
À l’air libre
Sur la pointe sud de l’île de Manhattan, à quelques dizaines de mètres du pont de Brooklyn, un hélicoptère met son moteur en route au bout d’une jetée située face à une forêt de tours. À côté de sa portière encore ouvert, où s’engouffrent quelques journalistes, la carlingue porte le nom d’Uber. En ce mois d’octobre 2019, la société californienne organise un test de son nouveau service de transport pour la presse. Moyennant de 200 à 225 dollars, en fonction du point de départ à Manhattan, un chauffeur vient chercher le client chez lui pour l’amener à un hélicoptère qui, en huit minutes, le dépose près du terminal 8 de l’aéroport John F. Kennedy.
Uber préfigure ainsi le service de taxis volants qu’il espère proposer à partir de 2023. Seulement, en partant de ses bureaux situés à Time Square, au milieu de l’île, un journaliste de Reuters a mis 70 minutes pour arriver à destination, soit à peu près le temps mis par un taxi si le trafic n’est pas excessif, pour la moitié du prix. « Les hélicoptères sont chers et c’est un produit premium, mais Uber Copter offre un point d’entrée assez accessible », juge Eric Allison, pour qui « il s’agit de la première étape de ce qui deviendra le réseau Uber Air ».
Uber Air est le projet de la filiale Uber Elevate, lancée en 2016. « Imaginez un voyage du port de San Francisco à San José – un trajet qui prend normalement deux heures de route – en seulement 15 minutes », invite son livre blanc publié le 27 octobre 2016. Pareil changement serait bienvenu : en 2015, un habitant de San Francisco avait passé en moyenne 230 heures dans les embouteillages pour se rendre au travail, alors que les résidents de Los Angeles et de Sidney y restaient sept semaines par an, sans parler des 90 minutes quotidiennes de Mumbai, en Inde.
Les fondateurs de Lilium Aviation ont cherché à régler le même problème quand ils se sont lancés sur un marché qui pourrait valoir 1,5 billion de dollars d’ici 2040, d’après une étude de la banque américaine Morgan Stanley. « Les transports en ville sont de plus en plus compliqués », déplore Oliver Walker-Jones. « Les lignes sont embouteillées, les trains pleins de monde. Nous cherchons donc à alléger la congestion avec une technologie faible en émissions de carbone. Cela crée des opportunités. »
Vu l’énergie dont ont besoin les rotors des voitures volantes, leurs batteries n’ont pour le moment guère d’autonomie. Il en faut par exemple neuf au Volocopter 2X pour faire tourner ses 18 moteurs pendant une trentaine de minutes. C’est donc plus une alternative aux trains régionaux qu’au TGV.
Alors que la BBC dénombre 175 entreprises dans ce domaine, le porte-parole de Lilium évalue leur nombre à 215. Cela dit, « la grande majorité est composée de quelques personnes avec une idée et un morceau de papier », résume-t-il. « Il y a de 15 à 20 entreprises qui font quelque chose de sérieux. » Entre elles, la concurrence fait rage. En octobre 2019, Audi a annoncé l’arrêt de son projet de voiture volante avec Airbus, alors qu’une filiale du groupe Volkswagen auquel elle appartient, Porsche, concluait un partenariat similaire avec un autre géant de l’aviation, Boeing.
Grâce à 100 millions d’euros de fonds levés depuis sa création, Lilium a de son côté recruté, passant de 100 à 350 employés, construit des bureaux et des usines. Si le marché lui semble suffisant pour permettre à une demi-douzaine d’acteurs de réussir, l’entreprise allemande se vante d’avoir la plus grosse équipe au monde dédiée au secteur. Nombreuses sont d’ailleurs les Villes à la contacter pour savoir si cette technologie pourrait leur être utile. Contrairement à ce que pourrait laisser penser la communication abondante de Lilium, Uber, Volocopter et autres, elle n’est toutefois pas prête à ce jour.
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« Les batteries sont un défi », admet Oliver Walker-Jones. Elle doivent être bien plus puissantes pour faire tourner des rotors que pour faire avancer une voiture. L’expert aéronautique Richard Abolafia estime que nous sommes « encore loin » de disposer des modèles adéquats. « Il nous faut aussi un logiciel pour gérer l’appareil, pour permettre de le réserver, pour savoir où il se trouve, une compagnie aérienne, il nous faut trouver des endroits et l’accord des organismes de régulation », énumère-t-il. « Il y a beaucoup de choses à faire mais nous avons un plan. »
Lilium pense que son service sera opérationnel en 2025, soit deux ans après ceux d’Uber et Volocopter. Mais vu les obstacles qui se dressent devant eux, il n’est pas dit qu’ils soient tous à l’heure. Ça leur fait déjà un point commun avec le train.
Couverture : Lilium Aviation