À l’heure où San Francisco s’éveille, un vendredi de l’année dernière, une publicitaire aux cheveux bouclés de 28 ans se livre à un petit rituel. Sur la table à laquelle elle est assise, dans sa coloc du quartier de Richmond, un sachet de champignons magiques est posé à côté des sachets de thé. Lily prend régulièrement des doses homéopathiques de drogue avant d’aller travailler. « Ça m’aide à être plus créative et à rester concentrée », confie-t-elle. À quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la baie, la romancière américaine de 52 ans Ayelet Waldman utilise une formule semblable. Dans un livre publié en janvier 2017, A Really Good Day, elle confie que de petites rations de LSD ont nettement amélioré son humeur, son mariage et sa vie.
Ces derniers mois, la pratique a fait écho à travers différents articles de presse qui s’étonnent que le LSD et les start-ups de la Silicon Valley fassent bonne mixture. Pourtant, comme beaucoup de modes, celle-ci ne sort pas de nulle part. « C’est par cette branche de la contre-culture américaine, celle du zen, du LSD, des happenings et des petites communautés pastorales autogérées que va s’opérer un rapprochement de la jeunesse américaine avec les technologies naissantes de l’informatique », explique le sociologue Dominique Cardon dans la préface française du livre du chercheur en communication de l’université Stanford, Fred Turner, De la contre-culture à la cyberculture. Sans ces trois lettres, LSD, les quatre géants du web, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), n’auraient pas le même visage.
Le PC sous LSD
Mercredi 2 décembre 1964, baie de San Francisco. Posté à l’aplomb des grandes colonnes de Sproul Hall, sur le campus californien de Berkeley, Mario Savio prend le micro. Trois ans avant la venue du pasteur Martin Luther King, cet homme de 22 ans qui rêvait de devenir prêtre harangue 4 000 étudiants. Il a les cheveux en bataille mais des idées claires. Coupable de lui refuser toute activité politique en lien avec les mouvement des Droits civiques, la faculté, éructe-t-il, « se résume à un groupe d’employés ». Les sourcils froncés, le militant du Free Speech Movement se lance dans une longue diatribe : « Nous ne sommes que de la matière première qui refuse cette condition. […] Il arrive un moment où l’activité de la machine est si détestable, vous répugne tant, que vous ne pouvez pas y participer. Et vous devez mettre vos corps sur les engrenages et les rouages pour la faire cesser. » Les secousses du Free Speech Movement engendrent la vague hippie qui déferle sur le pays. Elle rassemble, sous une même esthétique psychédélique, différentes critiques de la société de consommation et de l’autorité. Surtout, son opposition à la guerre du Vietnam ne souffre aucune réserve. « Le slogan “Peace and Love” n’était pas encore prononcé avec ironie », rappelle Danny Goldberg, auteur d’un ouvrage sur l’année 1967 et l’idée hippie, In Search of The Lost Chord.
Dans son livre De la contre-culture à la cyberculture, Fred Turner, donne à voir de son côté l’aversion de ces étudiants pour les machines. Beaucoup considéraient, dit-il, « que les gouvernants de leurs pays les réduisaient à des bits de données abstraites. » Mais ce n’est pas le cas de tous. Tandis qu’ils « s’affairaient à la création de partis politiques et manifestaient contre la guerre du Vietnam, d’autres membres de cette frange tournèrent le dos à l’action politique et adoptèrent la technologie et la transformation de la conscience comme tremplins naturels du changement social ». Stewart Brand fait partie de cette deuxième catégorie. Fils d’un publicitaire et d’une passionnée d’astronomie, il s’intéresse très tôt aux planètes. Après des études de biologie à Stanford, ce pionnier de l’écologie crée une plate-forme reliant les communautés. Entre deux trips sous acides, il fabrique le Whole Earth Catalogue en 1968, une boutique itinérante qui répertorie tous les objets jugés utiles – tentes, sacs à dos, tenues hippies, cartes, livres, outils de jardinage, etc. – pour ensuite les partager. Les lecteurs peuvent commenter les produits, en ajouter au catalogue. Cette société en réseau qui fait penser à Internet « était l’une des bibles de ma générations », dira Steve Jobs en 2005. « C’était une sorte de Google sur papier idéaliste avec de très bons outils. » Brand lui renverra le compliment en avançant que les ordinateurs furent la meilleure invention « depuis les drogues psychédéliques ».
L’un ne va pas sans l’autre. Avant de fonder Apple en 1976, Steve Jobs a aussi emprunté la voie cosmique. « Le LSD vous montre que la pièce à une autre face », déclare-t-il. « Et vous ne pouvez pas vous en souvenir en émergeant, mais vous le savez. » Envoyé par ses parents adoptifs au Reed College, dans l’Oregon, le jeune homme écoute Bob Dylan, dort à même le sol, se promène pieds nus. Dans la biographie du co-fondateur d’Apple, Walter Isaacson raconte : « Jobs croyait dur comme fer que son régime ultra-végétarien évitait la production non seulement de mucus mais également de toute odeur corporelle, ce qui lui permettait de faire l’impasse sur les déodorants et les douches. Cette théorie était fausse. » Autre lubie, Jobs voue un culte à Maharishi Mahesh Yogi, le gourou indien rendu mondialement célèbre par quatre adeptes britanniques, les Beatles. Avec un ami, Daniel Kottke, il se rend en Inde où, faute de rencontrer l’idole, il se rase la tête en signe de purification. La purification prend un autre sens à son retour aux États-Unis. « Quand Apple a été lancé, Steve a mis toute son énergie à assurer le succès de l’entreprise », se souvient Daniel Kottke. « Et il n’avait pas besoin de psychotropes pour ça. »
Changer le monde
En même temps que naissent Apple, Intel et Sun Microsystems dans la baie de San Francisco, se forge le mythe de la Silicon Valley : des entreprises parties de rien, souvent improvisées dans un garage, avant de devenir des géants de la technologie. San Francisco, ville du Summer of Love, se transforme progressivement en paradis des entrepreneurs, mais garde des traces de sa période hippie. Après le Whole Earth Catalogue, Stewart Brand donne naissance au Whole Earth Lectronic Link au début des années 1970. Affectés par l’arrivée du Républicain Richard Nixon à la présidence, les espoirs des hippies sont partagés sur cette « communauté virtuelle » payante. « Ce qu’apporte le monde virtuel au projet d’émancipation qui avait échoué dans les communautés des années 1970 est la possibilité d’effacer le statut des personnes, leur position dans la société et toute trace de leurs inégalités de condition », explique Dominique Cardon. La plateforme donne à Brand le moyen d’organiser et, partant, de monétiser les aspirations libertaires. Autrement dit, les start-uppers fondent l’idéal hippie dans Le Nouvel esprit du capitalisme décrit en 1999 par Luc Boltanski et Eve Chiapello.
Passé par le MIT et le laboratoire d’intelligence artificielle de Stanford, le hacker Gumby se souvient qu’une « véritable communauté de gens qui croient au partage » existe encore dans les années 1980 autour des ordinateurs. « Ça a toujours été là, grâce à des gens qui faisaient des trucs cool. C’est comme ça que la réseau s’est créé. Nous nous refilions les tâches et les idées. Il n’y avait pas vraiment de limite, dans ma vie, entre être un fan du rock psychédélique de The Grateful Dead et travailleur sur ordinateur. » D’ailleurs, par le biais des ordinateurs, la frontière se brouille entre vie privée et travail.
En 1983, Steve Jobs se sert autant de son porte-feuille élargi que d’arguments moraux pour débaucher le directeur général de Pepsi : « Pensez-vous continuer à vendre de l’eau sucrée le reste de votre vie ou voulez-vous changer le monde avec moi ? » demande-t-il à John Sculley. L’année suivante, il finance un spot publicitaire réalisé par Ridley Scott qui passe à la mi-temps du Super Bowl devant plus de 90 millions de spectateurs. « Il voulait changer le monde mais aussi se faire plein d’argent », ironise Chris Garcia, curateur du Computer History Museum de Mountain View, en Californie. Pendant qu’Apple s’offre les faveurs des supporters de football américain, Steward Brand séduit les passionnés d’informatique en organisant une des premières conférences de hackers à San Francisco. Deux ans plus tard, les premières flammes du Burning Man sont allumées en catimini sur une plage de San Francisco. Peu à peu agrandi et relocalisé dans le désert du Nevada, le festival prend la relève de Woodstock. La culture du slogan se retrouve dans le « Think different » d’Apple. Par l’innovation, la prise de risque, le travail, ces entrepreneurs revendiquent un but ultime : changer le monde grâce aux nouvelles technologies. « Aujourd’hui, nos ordinateurs réalisent cette vision en ce qu’ils permettent de faire circuler de l’énergie et de l’information, et ainsi de mettre en relation presque tous les habitants de la planète », explique Fred Turner. « Mais surtout, la croyance aux pouvoirs bienfaisants de ces technologies est largement répandue. » Pour Kevin Dolly, qui cofonde le magazine Wired avec Stewart Brand en 1993, les nouvelles technologies ne sont rien de moins qu’une arche créée par Dieu pour permettre aux êtres humains de communiquer entre eux.
Le masque cool
Comme l’ont fait les hippies, les entrepreneurs de la Silicon Valley tentent de participer à l’évolution des mœurs. Un pari réussi pour Mark Zuckerberg puisque Facebook compte 1,86 milliard d’utilisateurs dans le monde ; et pour les héritiers de Steve Jobs, les vente d’iPhone ayant atteint le milliard en 2016. Quant au moteur de recherche de Larry Page et Sergey Brin, Google, il sert 40 000 fois par seconde. « L’utilisation des smartphones et des médias sociaux est un phénomène global, originaire de la Silicon Valley, et qui influence la manière de vivre de milliards de personnes », détaille Justin McGuirk, conservateur de musée au London Design Museum, où a lieu l’exposition California : Designing Freedom. Quand, dans l’imaginaire des années 1960, le changement de la société passait par un rejet des valeurs traditionnelles, et du mode de vie des générations précédentes, la Silicon Valley dit aussi vouloir faire table rase du passé. Elle laisse de côté les méthodes de travail classiques et rejette l’organisation pyramidale des entreprises pour promouvoir une structure horizontale dans laquelle sont censés s’épanouir de joyeux salariés en jeans et baskets. Mais, pointe la sociologue du travail au CNRS Danièle Linhart, « plus la subordination est individualisée et personnalisée, plus elle est difficile à supporter ». Non seulement « les managers jouent sur le besoin de reconnaissance de leurs salariés », mais ils leur demandent aussi, paradoxalement, d’être autonomes tout en suivant un ensemble de procédures définies par des cabinets de consulting. Conscient des limites du modèle, Google a lancé le projet Aristote, en 2012, une étude visant à déterminer ce qui rend une équipe productive. Le groupe en a conclu que cela passe par un climat caractérisé par la confiance interpersonnelle et le respect mutuel. Pour avoir une idée de l’organisation à adopter, il faudra repasser.
Les start-ups de la Silicon Valley prônent toujours des valeurs de partage et de vie en communauté qui rappellent des idées hippies. À San Francisco, il n’est pas rare de voir des groupes d’entrepreneurs cohabiter pour échanger conseils et idées. La réalisation personnelle voire l’éveil spirituel sont également mis en avant. Dans la lignée des inspirations environnementales de Stewart Brand, les entrepreneurs de la Silicon Valley s’intéressent à l’écologie. À mi-chemin entre utopie hippie et greenwashing, ils investissent dans l’énergie solaire. Elon Musk crée SolarCity et Richard Swanson lance Sun Power. Reste que, d’après le rapport publié en juin 2017 par Greenpeace, quantité d’appareils électroniques ne sont pas réparables, notamment ceux d’Apple. Cela crée un nombre important de déchets électroniques, néfastes pour l’environnement. Aujourd’hui, les ex-hippies comme l’était Steve Jobs sont remplacés par d’excellents élèves d’universités prestigieuses. Antonio Garcia Martinez, ancien de Facebook, raconte : « Ils vivent tous comme des frères (bro) de fraternité d’université, avec un esprit ultra-compétitif et des comportements de gamins de 20 ans transposés dans un univers professionnel. » Selon le journaliste Dan Lyons, c’est parce qu’ « on ne fabrique plus des produits, mais plutôt de l’argent ».
Beaucoup de ces entrepreneurs n’ont plus pour but de créer un produit qui changera le monde, mais un qui leur rapportera de l’argent, par un rachat ou une introduction en bourse. Exportée à l’international, cette culture de la start-up est dénoncée par Mathilde Ramadier dans son livre Bienvenue dans le nouveau monde. D’après son expérience dans la « Silicon Allee » berlinoise, la coolitude de bien des entreprises masque en réalité une forte précarité, des périodes d’essai non payées, et une instabilité permanente. Loin de l’idéal hippie.
Couverture : Drop City, une communauté hippie qui rappelle les nouveaux bureaux de Google. (Carl Iwasaki)