À peine descendu de son petit avion blanc, Francisco Madeira se penche au-dessus d’un modèle réduit. Le drone l’attend sur le tarmac de Baledogle, une base militaire des États-Unis située au nord de Mogadiscio, la capitale de la Somalie. L’ambassadeur des Nations unies dans le pays est entouré par une demi-douzaine de soldats en bérets verts de l’Amisom, la force de maintien de la paix de l’organisation internationale. Nageant dans un costume mal taillé, le diplomate tourne son front luisant vers un expert américain chargé de lui expliquer le fonctionnement de l’appareil. En cette fin février 2017, il est venu le recevoir en cadeau de la part de Washington.
Après avoir assisté à une démonstration dans le ciel bleu acier du Shabeellaha Hoose, la région au sud de la Somalie où se trouve Baledogle, Francisco Madeira prend le micro. « Nous inaugurons aujourd’hui ce levier d’action que nous demandions depuis un certain temps », déclare le Mozambicain, sous l’œil du brigadier général Miguel Castellanos, numéro 2 des forces armées étasuniennes dans la Corne de l’Afrique. « Je profite de cette opportunité », poursuit-il, « pour remercier le gouvernement américain et notamment son département d’État pour leur soutien continu. Non seulement pour ce système aérien, mais aussi pour les sommes substantielles et les ressources qu’ils investissent dans les capacités de l’Amisom. » Madeira a quelques raisons d’être reconnaissant : Washington est en train d’intensifier grandement sa présence en Somalie.
Les grands travaux
En un an, la base de Baledogle « a doublé », selon le témoignage d’un soldat somalien recueilli par Vice : « Il y a beaucoup d’Américains en ce moment et des avions arrivent chaque jour. » Les travaux en cours doivent permettre l’installation de 800 nouveaux lits. Ils ont commencé en juin 2017, au moment où la Somalie déclarait officiellement la guerre au mouvement terroriste shebab. Les officiers du commandement militaire américain pour l’Afrique (Africom) reconnaissent que le pays est désormais leur meilleur hôte sur le continent après Djibouti et le Niger.
Avant la fuite d’un document confidentiel, en avril 2017, la base de Camp Lemmonier, à Djibouti, était le seul avant-poste officiel de l’US Army. Dotée de 240 hectares contre 35 en 2002, elle reçoit autour de 4 000 hommes. On connaît désormais l’existence de 45 autres installations américaines en Afrique, la plus large se situant sans conteste au Niger. Il a fallu attendre la mort de quatre soldats américains, en octobre 2017, pour que soit levé le voile sur le centre de drones à 110 millions de dollars aménagé à Agadez, au centre du pays. Avec les troupes postées dans la capitale, Niamey, Washington dispose de 800 personnes sur place.
Alors que seul 1 % des commandos américains à l’étranger étaient déployés en Afrique en 2006, cette part a grimpé à 17 %, en sorte que leur présence n’est plus grande qu’au Moyen-Orient. Selon un rapport militaire interne, ils mènent près de 100 missions de conserve dans au moins 20 pays différents. En Somalie, le nombre de frappes aériennes est passé de 14 à 48 entre 2016 et 2017, et le nombre de soldats présents de 50 à 500. Cette croissance impressionnante coïncide avec l’arrivée au pouvoir de deux nouveaux chefs d’État : Donald Trump aux États-Unis et Mohamed Abdullahi Mohamed, dit « Farmajo », en Somalie.
Dix jours après l’élection de ce dernier, en février 2017, le général de l’Africom Thomas Waldhauser affichait sa volonté « d’essayer de regarder la Somalie sous un autre angle ». Pour cela, les États-Unis peuvent compter sur « le nouveau gouvernement et le président Farmajo », a-t-il précisé au cours d’une conférence de presse donnée le mois suivant à Washington. « Il a la citoyenneté américaine ; il a travaillé à Buffalo, dans l’État de New York, pendant une dizaine d’années ; il a eu un master à l’université de Buffalo. […] Il comprend maintenant qu’il faut payer les militaires et il sait les conséquences de la corruption du gouvernement fédéral. Donc nous avons l’opportunité de travailler avec lui. »
Tout juste installé dans le Bureau ovale, Donald Trump a classé différentes régions de la Somalie parmi les « zones d’activités hostiles ». À la demande de « flexibilité » réclamée par le général Waldhauser, il a répondu en assouplissant les règles qui encadrent les raids et les frappes aériennes, peu importe qu’elles aient été instaurées afin d’éviter les victimes civiles. « Nous avons réalisé qu’essayer de gérer la menace à distance n’allait pas fonctionner », indique le général à la retraite Donald Bolduc, qui dirigeait les opérations américaines en Afrique jusqu’en juin 2017. « Nous avons donc déployé davantage de petites équipes sur le terrain pour coopérer avec le gouvernement somalien dans la région. »
Aujourd’hui, les forces spéciales et de renseignement somaliennes s’entraînent sous les ordres de l’US Army. Cette relation « est favorable aux Américains », juge l’ancien ministre de l’Intérieur somalien, Abdirisak Omar Mohamed. « Ils ont la haute main, ils ont la capacité de faire ce qu’ils veulent. » Si le traumatisme de l’opération Black Hawk de 1993, racontée par le film La Chute du faucon noir, les a longtemps maintenus à distance, il semble désormais bien oublié.
Traumatisme
Une nuée noire descend sur Mogadiscio. Ce 3 octobre 1993, la poussière soulevée par les pales d’hélicoptères américains et le bruit de leurs moteurs ensevelissent les rues de la capitale. Dans ce brouillard assourdissant surgissent de fines cordes dévalées par des soldats d’élite. Ils tombent sur les toits comme les perles sur un boulier. L’un des commandants militaires qui a destitué le dictateur Siad Barré au profit du chaos en 1991, Mohamed Farrah Aidid, est dans leur viseur. Et vice-versa. Alors qu’une brassée de roquettes envoie deux UH-60 Black Hawk au sol, les échanges de tirs font des milliers de blessés et des centaines de morts dont 18 soldats américains. L’opération échoue lamentablement.
Quand Luke Hartig travaillait au Conseil de sécurité nationale, sous Barack Obama, ce précédent revenait souvent dans les discussions à propos de la Somalie. « Certains gradés disaient : “Nous avons beaucoup évolué, nous avons conduit des raids en Irak et en Afghanistan et nous pouvons pondérer le risque là où nous ne le pouvions pas en 1993.” Mais ça restait l’une des catastrophes majeures des dernières décennies. » Le général Bolduc se souvient aussi que, du temps où il gérait les opérations spéciales en Afrique, « tout le monde faisait référence à La Chute du faucon noir et à ce qui s’était passé en Somalie en 1993 ».
Lui-même, a d’abord connu l’armée au travers d’un cuisant échec. Né au sein d’une famille de militaires à Laconia, dans le New Hampshire, Donald Bolduc est attiré par les forces spéciales en regardant le long-métrage de John Wayne sur l’aventureuse expédition américaine au Vietnam, Les Bérets verts. La déroute de l’US Army en terrain Viet Cong n’entame en rien sa vocation. Son grand-père, avec qui il a vu le film, « considérait que servir le drapeau était une obligation », confie-t-il. Engagé dans l’armée dès 1981, il obtient un diplôme d’élève-officier en 1988, avant de valider un master en technologies de sécurité. Cette formation est complétée par un passage à la Ranger School en 1990. Trois ans plus tard, alors que l’assaut américain de Mogadiscio échoue, ce grand blond aux yeux bleu sombre, visage taillé à la serpe, passe avec succès les détections des forces spéciales.
Bolduc est envoyé au Koweït, en Irak, en Asie centrale et pose pour la première fois le pied en Afrique. Après les attentats du 11 septembre 2001, il se retrouve sans surprise en Afghanistan, où se concentre l’attention médiatique et les capacités militaires américains. Sauf que le secrétaire d’État à la Défense de George Bush, Donald Rumsfeld, n’est pas sans savoir que « la Somalie a accueilli Al-Qaïda et le fait toujours ». À la fin de l’année, il y a encore à peu près autant d’hommes des forces spéciales (une centaine) dans le pays de la Corne de l’Afrique qu’en Afghanistan. D’après le Daily Telegraph, l’état-major américain a même demandé à son allié britannique de l’aider à frapper des « bases terroristes » en Somalie.
Échaudé par l’échec de 1993, Washington se contente cependant souvent d’incursions sporadiques. Quoique suspectant le village de Ras Kamboni d’héberger des terroristes dès 2001, la première puissance militaire au monde attend la fin de l’année 2003 pour s’y rendre. Aucune trace d’Al-Qaïda n’est repérée. La même année, une unité méconnue du grand public, le « Joint Special Operations Command » (JSOC), place des caméras de surveillance à différents endroits stratégiques du pays. Au mois de juin suivant, un raid lancé à Mogadiscio par la CIA permet la capture de Mohammed Ali Isse. À cette période, le journaliste américain Sean Naylor entend parler des opérations spéciales du JSOC. Il découvre une pratique périlleuse : des seigneurs de guerre locaux touchent des versements en échange d’informations à propos de dignitaires d’Al-Qaïda, alors point focal de la politique de défense américaine.
Ce dispositif de caméras et d’intermédiaires peu fréquentables est mis en place car « les moyens sont déployés autre part », observe Sean Naylor, faisant référence à l’Irak et à l’Afghanistan. « Je pense que beaucoup de gens ne savaient pas qu’une seule organisation [le JSOC] avait une telle activité sous le radar », ajoute-t-il. Alors que le JSOC n’opérait qu’avec parcimonie avant le 11-Septembre, c’est devenu l’obscur avant-poste de la lutte contre le terrorisme. Et la Somalie, tombée dans un nouveau conflit armé en 2006, va l’intéresser de plus en plus. En 2007, il envoie un bombardier AC-130 en appui des troupes éthiopiennes qui envahissent la Somalie.
La guerre des drones
Le 7 janvier 2007, un drone Predator conçu par General Atomics décolle de Camp Lemmonier, à Djibouti. Depuis le Nevada, deux pilotes dirigent l’appareil sur 800 kilomètres jusqu’au village de Ras Kamboni, dans le sud de la Somalie. D’après les informations fournies par le renseignement éthiopien, ils suivent une file de véhicules dans laquelle se trouve Aden Hashi Farah, un des lieutenants d’Al-Qaïda en Somalie. Dans la traînée du drone arrive alors un avion d’attaque au sol AC-130 pour faire feu sur le convoi. Farah n’est que blessé, mais le raid de Ras Kamboni « est le premier tir d’une guerre de drones en Afrique de l’Est », constate le journaliste américain David Axe.
Jusqu’à présent, le JSOC bluffait quand il prétendait posséder de nombreux drones dans le ciel somalien. « L’argent versé aux seigneurs de guerre était une carotte tandis que la force aérienne devait être le bâton », décrit Sean Naylor. « Mais pendant des années, il n’y a pas eu de bâton. » Ce n’était qu’une question de temps. En 2007, le constructeur AeroVironment envoie des caisses d’un autre drone, le Ravens, à différentes adresses à Mogadiscio. Sur la côte somalienne, la Navy reçoit quant à elle des Scan Eagles de Boeing et des MQ-8 Fire Scout de Northrop Grumman. Deux ans plus tard, l’Éthiopie se retire de Somalie, laissant derrière elle un fragile gouvernement de transition appuyé par l’Amisom, la force de maintien de la paix de l’Union africaine.
Washington garde évidemment un pied dans la région. En août 2011, The Nation révèle l’existence d’installations américaines : « Dans le cadre de l’expansion de son programme de contre-terrorisme en Somalie, la CIA utilise une prison secrète dans les sous-sols de l’agence de sécurité nationale somalienne, où les prisonniers suspectés d’avoir des liens avec les shebabs sont retenus. » Un centre de la CIA existe aussi au sein de l’aéroport d’Aden. « Notre but est de contenter nos partenaires pour en obtenir plus de leur part », avoue un officiel du renseignement somalien, témoignant de l’ascendant pris par Washington sur Mogadiscio. Dans le même temps, « le nombre de rapports concernant l’usage d’appareils autonomes volants en Somalie en 2011-2012 a augmenté », constatent les Nations Unies en juin 2012, quatre mois après que le leader d’Al-Qaïda a annoncé le ralliement officiel des shebabs à son groupe. Depuis 2007, les drones Predator et Reaper ont réalisé près d’un million d’heures de vols.
Les Américains « ont de nouvelles technologies, des drones et beaucoup d’autres choses », explique Abdighani Abdi Jama, représentant de la présidence dans la région de Kismayo. « Nous sommes vraiment bénéficiaires. » En 2015, après le déploiement de formateurs américains, le gouvernement somalien avoue l’existence d’une base américaine dans ce village du sud du pays ainsi qu’à Baledogle, à l’endroit-même où étaient installés les Soviétiques pendant la guerre froide. Si entre 30 et 40 personnes y agissent alors, le général de l’Amisom Daniel Bartonjo reconnaît que ses troupes combattent « avec l’aide des Américains qui sont ici ». Ils lui ont apporté 500 millions de dollars depuis 2007, en plus des 455 millions confiés aux forces de l’Union africaine.
Sans être officiellement engagé sur le terrain, Washington contribue ainsi largement à la lutte contre les shebabs, qui ne contrôlent plus que 6 % du territoire contre 60 % cinq ans plus tôt, d’après l’ex-ministre de la Coopération internationale Abdirahman Yusuf Ali Aynte. L’effort ne faiblit toutefois pas. Après 33 ans de services, en 2015, Donald Bolduc est nommé responsable des opérations spéciales en Afrique. L’année suivante, l’Africom annonce neuf missions de « frappes défensives » en Somalie, catégorie dans laquelle le département de la Défense range aussi le bombardement d’un camp d’entraînement à Raso, le 5 mars 2016.
« L’administration Obama », constate alors le New York Times, « a intensifié une guerre clandestine en Somalie ces dernières années en se servant de troupes d’opérations spéciales, de frappes aériennes, de contractuels et d’alliés africains, dans une campagne contre les miliciens islamistes dans la corne de l’Afrique. »
Cela ne suffit pas à éteindre la menace des shebabs, qui continuent à commettre des attentats. « Leur force, par rapport à d’autres groupes djihadistes africains, est qu’ils sont profondément enracinés dans la population somalienne », note le chercheur de Institut de recherche pour le développement (IRD) Marc-Antoine Pérouse de Montclos. D’où sans doute la volonté du général Waldhauser de ne pas se contenter du combat depuis les airs. « La menace n’a pas changé », pointe-t-il lors d’une conférence de presse en mars 2017. « Notre capacité à frapper les cibles shebabs aura un impact sur leur capacité à continuer de faire ce qu’ils essayent de faire. » Il trouve en Donald Trump une oreille attentive. Prompt à assouplir les règles qui encadrent les raids et les frappes aériennes, le président décuple aussi les moyens américains en Somalie. Et la suprématie américaine commence à se voir.
Couverture : US Army.