Le syndicat
En quelques heures, le message de Sonny Digital fait le tour des sites musicaux. Dans la vidéo qu’il publie sur Instagram lundi 26 juin, le beatmaker américain ne semble pourtant pas bien sûr d’être entendu. « J’ai une question très légitime », lance-t-il en agitant frénétiquement le bras droit, comme pour appuyer ses propos, allongé dans un lit d’hôtel à Séoul, en Corée du Sud. « Pourquoi les producteurs ne sont jamais nominés pour quoi que ce soit alors qu’on fait tout le travail de base ? Ils ne reçoivent jamais de récompense, aucune reconnaissance. Les artistes nous sucrent tout. »
D’un même élan, le producteur signé par Universal propose la création d’un syndicat « pour les producteurs, les paroliers, les ingénieurs du son, etc. » https://www.instagram.com/p/BVzgbj1BMzQ/?taken-by=sonnydigital Cela fait un moment que ces « FAITS », comme il l’écrit sous la vidéo, troublent son sommeil. « Suis-je un beatmaker nominé aux Grammy si je suis sur un album nominé aux Grammy ? » demandait-il très sérieusement sur Twitter en 2012. Le beatmaker qui a œuvré pour Gucci Mane, 2 Chainz, Kanye West, 50 Cent, Rick Ross, Wiz Khalifa et Mac Miller considère qu’il n’est pas apprécié à sa juste valeur. « Si le public est surpris par mes sons, alors c’est que je suis sous-estimé parce que c’est facile pour moi », s’était-il rengorgé deux ans plus tard, avant de se lamenter : « J’ai produit pour Beyonce et je n’ai reçu aucun putain d’amour pour ça. » Afin de fuir l’indifférence, Sonny Digital a pris l’habitude d’ajouter un gimmick à ses instrus, une sorte de signature audio. Il regrette d’ailleurs de ne pas l’avoir employé dès le titre qui a lancé sa carrière, « Racks », produit pour YC et Future : « D’accord, ils m’ont crédité. Mais tu vois là où j’ai merdé, c’est que je n’ai pas mis mon blaze. Les gens n’entendaient pas “Sonny Digital” donc ils ne m’identifiaient pas. » Les beatmakers d’Atlanta, sa ville de toujours, sont nombreux à marquer leur territoire partout où ils le peuvent.
À la fin des années 2000, le leader du crew dans lequel évolue Sonny Digital s’appelle Zaytoven. « Il nous a tous faits », reconnaît-il. « Zay est le parrain, ni plus ni moins », renchérit un proche, Metro Boomin. C’est ce mentor qui, le premier, appose un sceau verbal sur ses instrus, ce qu’il appelle un drop ou un tag. « Je ne me souviens pas que d’autres l’aient fait avant moi », remarque Zaytoven. « J’ai juste dit mon nom au début de l’album Hard to Kill de Gucci Mane. Je l’ai réutilisé plus tard, quand j’ai commencé à entendre des beats qui sonnaient comme les miens. Ensuite les gens qui m’achetaient des sons me demandaient : “Tu peux mettre ton drop dessus ?” J’ai commencé à le mettre partout. » Construits à partir d’un simple vocal passé au vocoder qui scande son nom, ceux de Metro Boomin sont devenus des motifs populaires.
En 2013, Young Thug a même baptisé un morceau « Some more », en référence à sa signature, « Metro Boomin wants some more ». « Le drop est cool, c’est vraiment amusant, mais je ne l’utilise pas pour chaque son », tempère le producteur qui s’apprête à lancer son label, Boominati Worldwide. Il faut dire que ce n’est pas toujours possible : « J’ai donné un beat à Usher mais on m’a répondu qu’il n’allait pas rester sur le titre. J’imagine que j’avais à faire à de trop gros poissons. » Car un véritable rapport de force existe entre beatmakers, rappeurs et maisons de disques.
La loi du marché
Assis devant un ordinateur, Snoop Dogg lève les coudes, secoue la tête en rythme et crache une grande colonne de fumée. Devant lui, Dr Dre donne des coups de menton au-dessus de sa console de mixage. En studio, ce jour de printemps 2012, les deux rappeurs sont accompagnés par une dizaines d’autres mecs qui se cassent la nuque. « Ils ont des pools de beatmakers qui participent à la production et seuls deux ou trois sont crédités », explique le journaliste Thomas Blondeau, auteur avec Fred Hanak de Combat rap, 25 ans de hip-hop. Rien n’autorise pourtant pareil escamotage : « Dès lors que vous avec contribué à la création d’une oeuvre en tant qu’auteur, alors votre nom ou votre pseudo doit être mentionné », précise l’avocate Eloïse Wagner, spécialisée en propriété artistique.
Le procédé n’est pas neuf : « De la même manière », poursuit Thomas Blondeau, « les grandes maisons de disque américaines comme Stax et la Motown avaient des armées de compositeurs. » Mais à l’époque de leur apogée, dans les années 1960 et 1970, le rap n’existait pas. Loin de ce niveau d’industrialisation, les premiers beatmakers dévoyaient des machines « qui n’étaient pas faites pour eux, comme la SP12 », pointe Thomas Blondeau. Bien souvent, ils samplaient des titres de soul, de jazz ou de funk dont les auteurs n’avaient pas voix au chapitre. Et leurs propre contribution passait parfois par pertes et profits. « On a pris le blaze d’Animal parce qu’à chaque fois qu’on faisait un son avec LIM, un des deux était oublié pour les crédits. Donc on s’est dit qu’on allait faire un groupe », raconte Marc Jouanneaux du collectif Animalsons. Beatmaker de Booba et Kerry James, Fred Dudouet le rejoint : « Il y a beaucoup d’albums dans lesquels je ne suis pas crédité. Les morceaux que j’ai composés m’ont uniquement apporté de la reconnaissance. Le peu d’argent que j’ai gagné, je l’ai réinvesti dans du matos. »
À Atlanta, la même débrouille permettait au jeune Michael Len Williams II d’agrandir sa collection de machines. Après les cours, celui qui se fait aujourd’hui appeler Mike WiLL Made-It trouvait le temps de vendre ses beats devant le supermarché où il mettait des produits en rayon. Les recettes passaient dans le matériel : « Tout ce que j’avais en tête, c’était de m’améliorer », se remémore-t-il. « Je travaillais avec n’importe qui. Je leur disais : “Attends, je te fais trois beats pour 500 dollars et je t’enregistre.” » Jusqu’au jour où « n’importe qui » a été remplacé par Gucci Mane. « Yo, le mec aux beats ! J’ai 1 000 dollars pour toi », lui a lancé le rappeur. À défaut d’être toujours cités, les beatmakers ont vite été reconnus pour leur travail des deux côtés de l’Atlantique. « Au départ », retrace Thomas Blondeau, « les Français avaient des complexes vis-à-vis des Américains car les machines étaient plus accessibles là-bas. Quand le rap est devenu mainstream, des machines dédiées au genre ont été conçues. C’est devenu facile de s’en procurer également en France. » Dans le même temps, les beatmakers se sont découverts un statut. « Ils peuvent travailler sous le statut d’artiste-auteur ou être salariés. Ils peuvent aussi créer leur propre société », liste Eloïse Wagner. Quoi qu’il en soit, chez nous, cinq œuvres dont une « exploitée » suffisent pour s’inscrire à la Sacem. Celle-ci s’occupe de répartir la rémunération entre les parties prenantes d’un morceau. Aux États-Unis, l’American Society of Composers, Authors, and Publishers (Ascap) joue ce rôle.
De fait, « quand les disques de platine et l’argent ont commencé à affluer, le beatmaker prenait une avance sur les royalties », indique Madizm, beatmaker pour le label IV My People. Si « les beatmakers sont auteurs de façon pleine et entière », rappelle Eloïse Wagner, Thomas Blondeau constate que « le rap est devenu un marché dans lequel les gros essayent parfois d’entourlouper les petits. Quand un producteur n’est pas très connu, on va essayer de garder l’argent. Dans la variété ça a toujours existé, les petits compositeurs se font avoir. » Or, la démocratisation de la musique assistée par ordinateur a engendré une armée internationale de beatmakers. « Avec la miniaturisation des studios, ils sont nombreux à avoir les mêmes plugins que Kanye West », ajoute Thomas Blondeau. Et beaucoup se contentent de le copier, comme d’autres pastichent Metro Boomin. Les « types beats » sont des instrus réalisées par des anonymes dans le style des compositeurs réputés. « C’est le côté grandiose et dégueulasse de la démocratisation de la production », décrypte Thomas Blondeau. « Je voudrais sonner comme Drake ? Un beatmaker du Dakota ou du Massachusetts va me proposer un beat qui ressemble aux siens pour 25 euros. » C’est ce qui a poussé Metro Boomin, Zaytoven, Sonny Digital ou Mike WiLL Made-It à utiliser des tags. Avant d’être connu, le duo français PNL a allègrement puisé dans le gisement d’instrus de la Toile, sans même créditer ou rétribuer leurs auteurs. On peut par exemple entendre le tag de Steezy Beats au début du morceau « Simba ». Quant à MKSB, le compositeur des instrus de « Le monde ou rien » et de « J’suis PNL », il a dû envoyer des messages au groupe pour encaisser quelques dizaines de dollars. Mais il y a surtout gagné en exposition.
La gloire
Au début des années 1990, Chicago occupait une petite place sur la carte du hip-hop américain. Prise sous le feu des rappeurs des côtes est et ouest, la ville de l’Illinois ne pouvait répliquer qu’aux doux sons de R. Kelly et Common, ses deux ambassadeurs. Ceux qui durcissaient le ton peinaient à convaincre. Le producteur de Common, No ID, se souvient avoir vu débarquer un aspirant rappeur accoutré d’un pantalon bouffant à la MC Hammer. « Sa musique n’était pas bonne et il n’avait que 14 ou 15 ans », raconte-t-il. « Mais il a écouté mes conseils et les a appliqués à sa façon. » C’est-à-dire avec un succès certain : le jeune homme s’appelait Kanye West. En 1992, ses mentors signent un premier album, Can I borrow a dollar, qui ouvre leur univers au grand public. Mais ils restent à l’ombre du G funk moulé la même année par Dr Dre dans The Chronic. Beatmaker de formation, le Californien a fourbi ses armes dans le groupe NWA, dont Common a introduit un concert à Chicago avec son crew de lycéen. À la suite d’une dispute, il fait scission et produit son propre disque. Snoop Dogg rappe sur presque toutes les pistes mais c’est bien le nom de Dre qui apparaît en lettres d’or sur la pochette, au-dessus de sa photo. En prenant le micro, il passe de l’ombre des beatmakers à la lumière des rappeurs.
Seul, le beatmaker aurait difficilement pu connaître le même succès. « Dr Dre n’est pas un très bon rappeur, mais c’est le roi du monde à la production », juge Thomas Blondeau. Pour Andre Romelle Young, poser quelques phrases a donc surtout été un moyen d’atteindre une reconnaissance accrue, de la même manière que Kanye West est passé des platines à la scène. Devenu un des beatmakers du label fondé par Jay Z en 1995, Roc-a-Fella Records, ce dernier doit peut-être sa renommée à un coup du sort.
En 2002, l’accident de la route dans lequel sa mâchoire est abîmée lui inspire « Through the Wire ». Sur ce morceau choisi pour être le single de son premier album solo, il rappe les dents serrées : « Je m’excuse pour ma voix / si ce n’est pas clair du tout / ils m’ont recousu la bouche pour je ne sais combien de temps, le médecin a dit six semaines ». Deux ans plus tard, il fonde le label Good Music. Pendant que Kanye West et Jay Z devenaient des super-stars, les instrus produites par No ID pour des sommités comme Jay Z, Usher, Alicia Keys, Nas, Drake et Rihanna lui assuraient une popularité limitée. Alors que le succès d’un titre repose en grande partie sur la mélodie, son auteur reste en retrait par rapport à l’interprète. « Les beatmakers ont toujours été célébrés dans le milieu », nuance Thomas Blondeau. « La première chose que les fans demandent en découvrant un titre, c’est : qui a produit ? » Et de prendre pour exemples les MC d’Ultra Magnetic, ou l’aura dont jouissait RZA, le producteur attitré du Wu Tang Clan. « Prince Paul était le personnage central de De la Soul », ajoute-t-il. « Tout le monde connaissait Pete Rock. Quant à Eric B et Rakim ils étaient sur un pied d’égalité. » Le statut de célébrités que s’aménagent Kanye West et Dr Dre est également atteint par un autre homme qui prend parfois le micro, Timbaland. La démocratisation du rap lui permet de toucher des publics différents au travers de son travail pour le groupe de new wave Duran Duran et la chanteuse de pop islandaise Björk. « Le musicien est devenu quelqu’un d’important dans le rap, au même titre qu’un parolier comme Jean Fauque qui travaillait pour Alain Bashung », prend en exemple Thomas Blondeau. Même en restant derrière ses boîtes à rythmes et ses synthétiseurs, le producteur Scott Storch a acquis le rang de people, bien aidé en cela par ses fréquentations célèbres et ses frasques.
À front renversé
Comme Paris Hilton avait eu recours aux services de Storch pour monter sur scène, Miley Cyrus a pris contact avec Mike WiLL Make-It pour changer son image de gentille égérie de Disney en celle de chanteuse pour adultes. C’est lui qui assure la production de son album Bangerz, sorti en 2013. Dans certains cas, « les rôles sont inversés », souligne Thomas Blondeau. Certains rappeurs supplient des producteurs de travailler pour eux et d’inclure leurs tags. « Plusieurs millions de beatmakers travaillent pour pas un rond, et d’un autre côté certains deviennent des marques », résume le journaliste. Ce sont eux qui font ou défont des carrières.
Le producteur texan Mike Dean a un jour fait partie du bataillon de producteurs dont le travail était orchestré par Dr Dre. Aujourd’hui, il est considéré comme l’éminence grise derrière le succès de Travis Scott ou Desiigner. « Je ne voyais pas beaucoup Dre en studio », raconte-t-il. « J’ai juste fait quelques beats. Il était dans la salle d’à côté à travailler sur 2001. Mais il ne m’ont jamais payé. Dre me doit 12 000 ou 24 000 dollars… » Après avoir collaboré avec tout ce que Houston comptait de bons rappeurs, Mike Dean s’est mis à voyager. D’abord pour fournir à Tupac le beat de « Smile » puis, au début des années 2000, pour mixer le premier album solo de Kanye West, The College Dropout. Au contact de Yeezy, Mike Dean s’est mis à produire pour des artistes d’horizons différents comme Kid Cudi, Beyonce, Madonna ou The Weeknd.
En 2012, il repère un jeune artiste originaire de Houston, comme lui, dont le premier album est repoussé à cause de problèmes de droits d’auteurs. « Même pour un sample, une autorisation est nécessaire », rappelle Eloïse Wagner. Avec l’aide de Kanye West et Mike Dean, Travis Scott fini par sortir sa mixtape Owl Pharaoh en mai 2013. Il enchaîne aussi les singles et les featurings avec 2 Chainz et Young Thug. Début 2015, ce dernier l’accompagne sur une tournée en compagnie d’un certain Metro Boomin. La même année, ce dernier truste la première place du Billboard 200 en composant la majeure partie de la mixtape What a Time to Be Alive, pour Drake et Future. Les rappeurs se l’arrachent. En 2016, il n’est plus seulement crédité en tant que producteur mais apparaît comme le partenaire de 21 Savage sur l’EP Savage Mode. Cinq de ses productions sont dans le Top 10 des ventes en 2017 : « Bad And Boujee » de Migos feat. Lil Ui Vert, « Bounce Back » de Big Sean, « Congratulations » de Post Malone feat. Quavo, « Tunnel Vision » de Kodack Black, et « Mask Off » de Future. D’après l’analyse de Music Business Worldwide, le compositeur d’Atlanta est l’auteur ayant rencontré le plus grand succès aux États-Unis dans le premier quart de l’année, devant Taylor Swift. Après Dr Dre, Kanye West ou Timbaland, Metro Boomin vient de sortir un single dont il est l’artiste phare, « No Complaints ». Le nom de Drake n’arrive qu’en deuxième, celui du rappeur de Migos, Offset en troisième. Il n’y prononce pas un mot, mais orchestre tout. Le morceau a déjà été écouté plus de cinq millions de fois et va entrer tranquillement dans le Hot 100 de Billboard. Mais ce n’est qu’un début. À la tête de son nouveau label, Boominati Woldwide, et du haut de ses 23 ans, Leland Tyler Wayne veut « représenter les individus les plus doués et influencer le monde à travers la culture et l’art ». Metro Boomin wants some more.
Couverture : Zaytoven, Metro Boomin et Mike WiLL Made-it sur fond de TR-808. (Ulyces.co)