« Je quitte le poste de dirigeant du pays. » En Arménie, la nouvelle de la démission de Serge Sarkissian, quelques jours après son élection au poste de Premier ministre, et dix ans après son élection au poste de président de la République, a été accueillie, le 23 avril dernier, par une explosion de joie des manifestants réunis au centre de la capitale, Erevan. Drapeaux à la main, on s’embrassait, on chantait et on dansait. Dans plusieurs quartiers de la ville, les commerçants installaient des tables dans la rue et ouvraient des bouteilles de vin, invitant les passants à trinquer à l’avenir de ce petit pays coincé entre la Russie et l’Azerbaïdjan.

Le mouvement contestation qui l’agitait depuis plusieurs semaines se terminait sans heurts ni violence. Mais cela n’avait pas toujours été le cas.

L’homme du Haut-Karabakh

L’élection de Serge Sarkissian à la présidence de la République, le 19 février 2008, et l’assignation à résidence de son rival d’alors, Levon Ter-Petrossian, avaient fait descendre des milliers de personnes dans les rues. Et ces manifestations avaient fini par dégénérer en émeutes et en scènes de pillage dans la nuit du 1er mars. Des voitures avaient été incendiées, leurs carcasses utilisées pour fabriquer des barricades de fortune, et des cocktails Molotov lancés sur les policiers – qui n’ont pas hésité à répliquer avec des armes interdites par la loi internationale, selon l’organisation Human Rights Watch.

Au total, dix personnes, dont deux officiers de police, ont été tuées, et 133 blessées. C’est donc sa légitimité entachée que Serge Sarkissian a débuté son premier mandat présidentiel. D’autant que son élection a été marquée par des fraudes et des mesures d’intimidation. Et que cet homme originaire du Haut-Karabakh, région de l’Azerbaïdjan à majorité arménienne qui a fait sécession par les armes au début des années 1990, avait déjà été soupçonné d’avoir joué un rôle dans le massacre du 27 octobre 1999.

Serge Sarkissian

Ce jour-là, cinq hommes munis de fusils automatiques pénètrent dans l’enceinte de l’Assemblée nationale arménienne et tuent huit personnes, dont le Premier ministre Vazken Sarkissian, considéré comme un héros du fait de son propre rôle dans la guerre du Haut-Karabakh, et le président du Parlement Karen Demirdjian. Serge Sarkissian est alors ministre de la Sécurité nationale. Il aurait dû être sanctionné pour négligence ou incompétence. Il est au contraire promu ministre de la Défense. Puis, après la mort d’Andranik Margarian le 25 mars 2007, il est choisi pour le remplacer au poste de Premier ministre.

Au début de son deuxième mandat présidentiel, le 18 février 2013, sa légitimité est de nouveau entachée par des soupçons de fraudes électorales. Ce mandat doit être le dernier de Serge Sarkissian. Mais il n’entend pas renoncer au pouvoir pour autant. Il fait modifier la Constitution, donnant des pouvoirs renforcés au Premier ministre et laissant au président de la République un rôle essentiellement honorifique. Une manœuvre qui n’est pas sans rappeler celle de Vladimir Poutine échangeant les rôles avec son Premier ministre Dmitri Medvedev de 2008 à 2012, et qui provoque la colère de l’opposition.

Cette colère ne suffit pas, dans un premier temps, à empêcher le dessein de Serge Sarkissian de se réaliser. Le 3 avril dernier, son parti, le Parti républicain, remporte la majorité au Parlement avec 50,43 % des voix, lors d’un scrutin de nouveau « miné par des informations crédibles et récurrentes concernant des achats de vote et des actes d’intimidation des électeurs », selon l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Cela aboutit à l’élection, le 17 avril, de Serge Sarkissian comme Premier ministre par le Parlement. Mais le mouvement de contestation qui a émergé le 13 redouble de vigueur.

Une révolution de velours

Les manifestants répondent à l’appel de Nikol Pachinian. Lui est originaire d’Idjevan, petite ville du nord-est de l’Arménie. Avant de se lancer en politique, il a fait du journalisme et fondé The Armenian Times. Ce quotidien, qui se veut contre-pouvoir, enchaîne les enquêtes. Et Nikol Pachinian encaisse les procès en diffamation, les pressions, les menaces. Le 22 novembre 2004, sa voiture prend feu devant les locaux du journal. À la présidentielle de 2008, il prend le parti de Levon Ter-Petrossian. Accusé d’avoir participé aux émeutes qui ont suivi sa défaite, il est condamné à sept ans de prison.

Il bénéficie néanmoins d’une amnistie après un an et dix mois et il est élu au Parlement, une première fois en 2012, une seconde fois en 2017. Lorsque le parti de Serge Sarkissian y remporte la majorité le 3 avril dernier, il décide de parcourir l’Arménie à pieds pour appeler le peuple à se révolter. Mais il insiste beaucoup sur la non-violence, parle de « fraternisation » avec la police d’Erevan, et prévient qu’il désavouera « tout acte agressif ». Il prône « une révolution de velours ».

Nikol Pachinian s’adresse au peuple le 25 avril
Crédits : Serj Tankian/Instagram

Le 22 avril, il retrouve Serge Sarkissian dans un grand hôtel d’Erevan. « Je suis venu ici pour discuter des termes de votre démission et des conditions d’une transition pacifique et sans heurt du pouvoir », lui lance-t-il d’emblée. « Les enseignements du 1er mars n’ont pas été tirés », réplique Serge Sarkissian, faisant clairement référence aux manifestations ensanglantées de 2008. Le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs fait savoir que la police est autorisée « à recourir à la force ». L’atmosphère est extrêmement tendue. La discussion tourne court.

Personne ne s’attend donc à l’annonce, le lendemain, de la démission de Serge Sarkissian. Pas même le professeur d’anthropologie politique Levon Abrahamian. « Dimanche 22 avril à Erevan, sur la place de la République noire de monde, un de mes anciens étudiants m’a demandé si nous avions une chance de gagner », raconte-il. « Je lui ai répondu que je ne le pensais pas. » Pour lui, c’est la peur d’un « bain de sang » qui explique cette victoire inattendue.

« La victoire de la révolution de velours est irrévocable », estime pour sa part Nikol Pachinian. Et, il le promet à la foule de manifestants réunis sur la place de la République : cette « victoire sera formellement scellée le 1er mai », jour de la session extraordinaire du Parlement qui doit aboutir à l’élection du Premier ministre. « En vous regardant dans les yeux, je vous dis : oui, je suis prêt, avec un profond sens des responsabilités, à assumer la fonction de Premier ministre », jure-t-il encore.

Sur la place de la République, des colombes blanches sont lâchées dans le ciel en signe de paix.

Nikol Pachinian a d’ores et déjà rencontré des députés russes pour leur assurer qu’une fois au pouvoir, il ne mettrait pas en danger les bonnes relations qu’entretiennent Erevan et Moscou. Vladimir Poutine, lui, s’est entretenu au téléphone avec le chef de gouvernement par intérim Karen Karapetian. Au États-Unis, on appelle à « une solution qui reflète les intérêts de tous les Arméniens ». Mais le 1er mai, nouveau coup de théâtre : après plusieurs heures de débat, le Parlement rejette la candidature de Nikol Pachinian.

À l’arménienne

La risposte est immédiate. Nikol Pachinian appelle à la « désobéissance civile » et au « blocage total » des routes, des trains et des aéroports. Des milliers de personnes obtempèrent. La capitale est paralysée, les magasins fermés. Et pendant ce temps, Nikol Pachinian négocie le soutien des quatre forces politiques présentes au Parlement. Le 2 mai, il affirme l’avoir obtenu et demande à ses partisans de mettre fin à la grève générale et aux manifestations. Le 8 mai, il est enfin élu Premier ministre, avec le soutien de 59 députés.

De nouveau le centre d’Erevan résonne de cris de joie. Sur la place de la République, où des milliers de personnes s’étaient réunies pour suivre le vote en direct sur des écrans géants, des colombes blanches sont lâchées dans le ciel en signe de paix. « J’espère que le nouveau gouvernement sera nommé aussi vite que possible parce que les attentes de nos citoyens et de la diaspora sont grandes, et je pense que nous devons nous mettre au travail dès demain », confie le nouveau président de la République d’Arménie, Armen Sarkissian.

Armen Sarkissian
Crédits : MFA RA

« Je suis aussi très content qu’après un peu moins d’un mois de manifestations, de réunions, de discussions, tout se soit bien passé », ajoute-t-il. « Nous avons un nouveau gouvernement et nous y sommes parvenus en respectant la loi, l’ordre et la Constitution. Enfin, je suis fier car désormais aux yeux du monde nous avons inventé une révolution d’un nouveau style, une révolution très pacifique… Une révolution à l’arménienne ! » Mais son pays doit maintenant relever de nouveaux défis.

« Le premier, institutionnel, consiste à parachever la transformation du système politique », selon le journal Le Monde. « Le deuxième défi est stratégique » et consiste à mener une politique étrangère axée sur les intérêts nationaux sans s’attirer les foudres de la Russie. « Le troisième défi est militaire : la paix avec l’Azerbaïdjan. » Car, si un cessez-le-feu a mis un terme à la guerre du Haut-Karabakh en 1994, des heurts se produisent encore régulièrement dans cette région. En avril 2016, 110 personnes, des civils et des militaires des deux camps, ont été tuées lors de combats d’une grande violence.

Or, le 9 mai dernier, dès le lendemain de son élection au poste de Premier ministre, Nikol Pachinian s’est rendu dans la région du Haut-Karabakh, qu’il appelle par son nom arménien, la république d’Artsakh. Lors d’une conférence de presse organisée à l’issue d’une rencontre avec son président, Bako Sahakian, il s’est dit « prêt à la poursuite de discussions dans le calme » avec l’Azerbaïdjan et il a exclu le recours à la force pour résoudre le conflit.

En revanche, il ne semble pas prêt à intégrer « le groupe de Minsk », qui est co-présidé par la France, les États-Unis et la Russie et qui a justement pour mission de trouver une issue pacifique au conflit. Ni à parler au nom de la république d’Artsakh. « La république d’Arménie est prête à parler en son nom et la république d’Artsakh doit aussi négocier en son nom propre », a en effet insisté Nikol Pachinian. « Le conflit du Karabakh n’est pas un conflit territorial », estime-t-il. « Il a éclaté lorsque la population d’Artsakh a essayé de protéger ses droits élémentaires. »

Cette position suffira-t-elle à prévenir de nouvelles violences ?


Couverture : La place de la République à Erevan. (Wikiwand)