L’enclave maya
Dans le nord du Guatemala, la frontière mexicaine trace une ligne droite au milieu du parc national du Mirador. Sous ces confins luxuriants, gardés par les jaguars et les pumas, un réseau de cités précolombiennes se cache au milieu de la forêt. Les 22 km2 de la réserve de biosphère Maya sont protégés par l’Unesco depuis 1990. Après trois décennies de guerre civile, le pays était alors engagé dans un processus de paix qui a abouti en 1996. Depuis, les responsables politiques se sont mis à promouvoir la culture maya pour attirer les touristes, a constaté la chercheuse américaine Jennifer Devine dans un article de 2009 intitulé “The Maya Spirit”: Tourism and Multiculturalism in Post Peace Accords Guatemala.
Quatre ans plus tôt, la professeure de géographie à l’université de l’État du Texas mettait pour la première fois les pieds dans ce pays d’Amérique centrale. Elle visitait le palais national, dans la capitale, lorsqu’une manifestation a attiré son attention par la fenêtre. Intriguée, Devine s’est intéressée à la culture locale, au point d’en faire un de ses thèmes de recherche. Son intérêt s’est alors porté sur les communautés vivant dans la réserve de biosphère Maya. Leur économie basée sur les ressources de la forêt fonctionnait apparemment bien. Mais elle était entravée par une menace grandissante : le trafic de drogues.
Après avoir rédigé un article sur l’écotourisme de contre-insurrection dans la zone, en 2014, la géographe s’est demandée trois ans plus tard « Pourquoi les trafiquants de drogues investissent des terres rurales ? ». Les raisons sont aujourd’hui claires. Lors de la conférence Pre-Cop25 organisée au Costa Rica les 8, 9 et 10 octobre 2019, trois rapports ont montré qu’ils tentent ainsi d’éviter les autorités et de blanchir leur argent via l’agriculture. Dans l’un d’eux, Jennifer Devine et quelques confrères et consœurs ont même mesuré « les impacts de la narco-dégradation des aires protégées en Amérique centrale ».
Pont entre les deux pôles du continent, la région est peu à peu devenue une des grandes routes de la vente de drogues. « La stratégie agressive des États-Unis au Mexique et dans les Caraïbes a poussé les trafiquants à concentrer les livraisons de cocaïne dans le corridor d’Amérique centrale », indique un article de la revue Environmental Research Letters, co-signé par certains auteurs des trois rapports présentés à la Pre-Cop25. « Les organisations mafieuses ne rasent pas seulement les forêts pour planter des pâturages », observe Devine. « Il y a plus de 100 pistes d’atterrissage dans la réserve de biosphère Maya et elles accueillent des avions pleins de cocaïne en provenance des Andes, la cargaison continuant ensuite par la route vers les États-Unis. »
En plus du Guatemala, ce phénomène affecte le Honduras, le Nicaragua et commence à poindre au Costa Rica. Il entraîne 214 millions de dollars de dégâts en ressources naturelles et culturelle chaque année, d’après les rapports de la Pre-Cop25. Quand Devine a demandé aux dirigeants des communautés concernées et des aires protégées comment le trafic de drogue affectait leur travail, ils lui ont répondu : « C’est simple, ça nous coûte des vies ».
À en croire l’étude des Environmental Research Letters, la vente de cocaïne est responsable de 15 à 30 % des coupes dans ces pays lors de la dernière décennie, et 30 à 60 % ont eu lieu dans des zones protégées. La fondation Prisma estime que les forêts du sud du Mexique et d’Amérique centrale contiennent assez de carbone pour remplir les objectifs des accords de Paris sur le climat, à condition que soit stoppé le travail des trafiquants. Lesquels trafiquants exercent donc un rôle désastreux sur le climat.
La frontière
Depuis la vallée qui s’étend au pied du mont Rainier, dans l’État de Washington, Yakima est située à 4 500 km du Guatemala et à 2500 km du Mexique. Dans l’esprit de Jennifer Devine, qui a grandi ici, c’est pourtant une frontière entre les États-Unis et l’Amérique latine. De 1942 à 1964, le programme Bracero a invité de nombreux travailleurs hispanophones à venir exploiter son sol, en sorte que la ville est devenue métisse. « Ce lieu m’a incité à étudier et à vivre à de nombreux endroits comme l’Espagne, le Costa Rica, l’Angleterre et le Guatemala », explore-t-elle.
Dans les années 1990, alors que Devine n’était pas encore étudiante, un parc national a été institué à l’ouest de la réserve de biosphère Maya pour protéger des sites archéologiques et ses animaux. L’est a été confié aux communautés locales, qui ont fondé 12 coopératives pour gérer la forêt. « Maintenant la région a la plus grande forêt gérée en commun et c’est un succès plein d’ironie car l’autre moitié est sévèrement affectée par le trafic de drogues. » Selon un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime paru en 2012, « si la cocaïne est trafiquée depuis des décennies en Amérique centrale, l’importance du flux a spectaculairement augmenté après 2000, puis encore après 2006, à cause de l’escalade de la répression au Mexique. »
Dans le parc national de la réserve de biosphère Maya, les trafiquants ont rasé quantité de terres pour y faire paître des bêtes. Achetées environ 500 000 dollars, un millier de vaches peuvent ensuite être revendues aux producteurs de viande mexicains afin d’obtenir un reçu, et ainsi blanchir l’argent de la drogue. De là, les narcos ont étendu leurs prétentions vers l’est. À ceux qui gèrent les terres en vertu de la concession étatique mise en place dans les années 1990, ils se sont mis à proposer des marchés. Et en cas de refus, raconte Devine, il sont capables de dire : « OK, je reviendrai dans deux mois et j’offrirai la moitié à ta veuve. »
Aujourd’hui, près de 86 % de la cocaïne vendue dans le monde passe par l’Amérique centrale, générant quelque 6 milliards de dollars de revenus illégaux dans la région. Au Nicaragua, au Honduras et au Guatemala, ces revenus représentent respectivement 14, 13 et 10 % du PIB. Ils sont blanchis à travers l’élevage de bétail décrit par Devine mais aussi par « des plantations agro-industrielle, la vente de bois et, dans une moindre mesure, par l’extraction minière, les pistes atterrissages clandestines, la construction de routes, l’immobilier et les infrastructures de tourisme », détaille l’article de la revue Environmental Research Letters.
Selon l’Environmental Defense Fund, la déforestation tropicale est responsable de 20 % des émissions de gaz à effet de serre. Aussi, « vous ne pouvez pas mener une politique de contrôle des drogues et une politique environnementale séparément, elles doivent fonctionner en harmonie », estime Bernardo Aguilar-González, l’auteur d’un des rapports de la Pre-Cop25. Impliqué dans ces recherches, le géographe David Wrethall explique que la guerre contre les drogues menée aux États-Unis depuis des décennies « entre en contradiction avec les milliards de dollars investis pour la préservation de l’environnement ».
Pour dénouer ce paradoxe, Jennifer Devine propose « d’avoir une politique de répartition des terres et de reconnaître les droits des communautés sur les terres. » Ça ne coûterait pas plus cher que les hélicoptères militaires envoyés aux forces d’Amérique centrale par les États-Unis.
Couverture : Sentinel Hub